Exergue n° 69
« Personnifions la beauté, et supposons qu’elle s’ennuie d’être si sérieusement belle, qu’elle veuille essayer du seul plaisir de plaire, qu’elle tempère sa beauté sans la perdre, et qu’elle se déguise en grâce ; c’est à Mme Dorsin à qui elle voudra ressembler. Et voilà le portrait que vous devez vous faire de cette dame. »
Marivaux, La Vie de Marianne,
Paris, Gallimard, « Folio classique », 1997, p. 273.
Brice Tabeling
02/03/2013
La beauté s’ennuie. On lui propose une nouvelle robe, une soirée à l’opéra, on lui dédie un poème. Les nymphes s’affairent autour d’elle s’inquiétant de cette ombre dans son regard. « Madame souhaite-t-elle un bain de pieds ? ».
Un soir, elle se déguise en grâce. Elle enfile un jean usé, une veste noire. Elle exagère sur le rouge à lèvres, laisse au vent le soin de sa coiffure. Elle sort. Accoudée au bar d’une rade quelconque, sous le regard ému de la clientèle, elle goûte enfin le « seul plaisir de plaire », c’est-à-dire, surtout, son propre plaisir. Un homme s’approche d’elle. « Appelez-moi Madame Dorsin ».
La caractérisation que donne Marivaux de la grâce comme tempérance du beau n’est pas originale. Cette beauté qui se déguise pour se désennuyer, par contre, me touche davantage. Et surtout : cet éloge en sourdine d’un égoïsme nécessaire. Un sujet apparaît au bout de ce minuscule effet retour de la beauté : se regarder plaire dans le regard des autres et devenir une personne. Coquetterie ? Peut-être, mais aussi partage véritable, sans extérieur, du plaisir au détour d’un théâtre où objet et sujet peuvent constamment échanger leurs rôles. Une définition quasi-politique d’un beau ouvert au collectif.