Exergue n° 75
« Il m’a été souvent demandé comment je conciliais poésie et chirurgie, deux pratiques paraissant si éloignées l’une de l’autre, peut-être même contradictoires dans l’imaginaire quotidien. Au fond, je ne sais jamais très bien quoi répondre, ne les sentant ni complémentaires ni opposées, mais découlant très naturellement d’un long commerce entre les mouvements qui partent de ma source minuscule et, tous ceux, innombrables, auxquels ils se heurtent, s’allient ou s’unissent parfois, depuis l’époque où, dans la grotte utérine je commençais à capter les premières sonorités de la voix de ma mère, à sentir les premiers massages du dos des contractions utérines, et, peut-être, les premières molécules – en solution – d’un parfum maternel. J’ai le sentiment que chacune de ces deux activités – le geste d’écrire, de manier la langue, et le geste de soigner, de recoudre (je remarque que dans les deux il y a un temps de dissection et un temps de construction) – coule du même désir de vivre et de voir plus clair. Chacun de ces “faire”, en moi, a besoin de l’autre, chacun exprime et affirme autant qu’il le peut le rythme particulier d’une parcelle de vie ou d’existence, dépliant sa musique de clartés et de nuits, de douleurs et de joies, d’énergie et de “vide”. J’ajoute que ces pratiques n’en excluent pas d’autres, elles les attirent : la promenade, la conversation, l’amitié, l’amour... [...]
Depuis que Winnicott nous a appris à quoi correspondaient nos chiffons, nounours et autres objets dont nous étions inséparables dans notre première enfance (surtout quand il s’agissait de quitter notre mère pour aller dormir), l’idée que le goût, le besoin qu’éprouvent certains très tôt pour la lecture et l’écriture, n’était peut-être qu’une mutation adroite de cet objet magique, jaillit dans mon esprit, avant de connaître les développements de ce grand observateur de la nature humaine, plaçant la culture dans cet espace, d’abord de jeu, qu’il situe entre la mère et la réalité. »
Lorand Gaspar, Approche de la parole suivi de Apprentissage,
Paris, Gallimard, 2004, p. 185-187.
Hélène Merlin-Kajman
13/04/2013
Parfois, il me prend l’envie, à la faveur d’une citation, de ne rien faire d’autre que de la recopier pensivement. Celle-ci par exemple m’inspire de l’étonnement : comment va-t-on du bistouri à l’objet transitionnel en passant par la « grotte utérine » ?
Question de femme, sans doute, et pour qui l’écriture ne comprend aucun « temps de dissection ». J’aime pourtant penser qu’un chirurgien recoud un corps comme il écrit de la poésie, comme il se promène, comme il aime et converse, et comme il se souvient de son doudou...