Exergue n° 77
« […] la puissance “exceptionnelle” de l’artiste sans modèle ni canon n’est en définitive que la puissance commune de la langue qui défait tout propre. Et la “royauté” de l’artiste est le double exil de celui qui doit en même temps s’enfoncer dans la solitude de l’écriture et dans l’entreprise “folle” d’une mimesis intégrale des vies muettes, des vies radicalement indifférentes. […] Et c’est là ce qui noue la question de la littérature à celle de la démocratie : l’une et l’autre instaurent, en surimpression sur le compte des parties de la communauté et la complétude des corps, consentant et convenant, l’existence d’êtres sans corps, d’être faits de mots qui ne coïncident avec aucun corps, qui ne sont ni des propriétés de choses échangeables ni des conventions d’un rapport d’échange. »
Jacques Rancière, Aux bords du politique,
Paris, Gallimard, Coll. « Folio essais », 1998, pp. 192-194.
Natacha Israël
27/04/2013
Le propos est raisonnable et sensible ; il refuse la maîtrise et pourtant, immanquablement et régulièrement, les mots tombent : « ne […] que », « intégrale », « aucun », « ni […] ni » - sans parler de « l’inquiétude du multiple qui ne s’est nulle part exprimée avec plus de force que dans ces pages des Cahiers de Malte Laurids Brigge » (ibid., p. 197). Presque toujours, le philosophe retourne à l’affirmation d’un « c’est ainsi… » (et pas autrement). Or, si ce qui est visible est dicible, alors surtout, surtout, vivons cachés, dès lors que ceux qui prétendent représenter (intégralement) la singularité de toute vie ne nous préservent pas de vouloir « sans cesse […] mesurer et […] estimer » (ibid., p. 200). Au fond de ma tanière, je continuerai d’espérer que la littérature ne soit décidément pas soluble dans l’acte de témoigner de sa différence et surtout, surtout, que celle-ci puisse être fatiguée et ne participer que très faiblement à une « configuration conceptuelle » déjà donnée, sans avoir davantage l’énergie de reconfigurer le sensible et sans y prétendre rigoureusement. Infidèle à toute philosophie passée, présente et à venir et, comme telle, aussi peu consensuelle, aussi libre et aussi belle que certains silences.