Exergue n° 100
« L’influence d’un spectacle – quand il en a une – dépasse de beaucoup le nombre de spectateurs qui le voient, comme – s’il en a une – l’influence d’un livre dépasse infiniment le nombre de lecteurs qui le lisent. Manifestation de la fluidité de l’esprit, circulation de pensée, d’image, d’un cerveau à un autre cerveau. Mode de perception ignorant ses moyens de connaissance. Ce que nous savons, nous le savons aussi par ce que nous n’avons ni vu, ni lu, ni entendu, ni appris mais étonnamment par le seul fait que ça existe. »
Claude Régy, Espaces perdus,
Paris, Plon Carnets, 1991, p. 56.
Christian Drapron
14/12/2013
Il y aurait donc une influence de l’œuvre plus originelle, plus souterraine, plus diffuse que la simple rumeur publique et la reconnaissance médiatique. Influence sans contrainte, propagation sans propagande, rumeur inapaisée, elle rendrait poreux les murs et les limites qui la contiennent ordinairement. Disposant d’une puissance d’ébranlement infinie, elle s’affranchirait du même coup de la culture et du volume de la scène ou du livre qui la recueillent. Plus que par son achèvement, c’est en ménageant en elle la part de l’incréé que l’œuvre pourrait toucher, par-delà le nombre fini de ceux qui y assistent ou la lisent, la multitude indéfinie de ses non spectateurs ou de ses non lecteurs. C’est pourquoi rendre sensible son influence suppose qu’on crée l’occasion d’une écoute flottante, d’un regard d’une lecture sans savoir préalable, autrement dit, qu’on invente à chaque fois quelque chose comme un livre, quelque chose comme un théâtre : des espaces où prendre le pouls du monde ; vérifier, note encore Régy, que « la circulation de l’esprit est plus durable que la circulation du sang » (La Brûlure du monde. Les solitaires intempestifs, 2011, p. 19).