Exergue n° 101
« Il dit que tous les yeux ont besoin de larmes pour y voir, sinon ils deviennent comme ceux des poissons qui ne voient rien hors de l'eau et se dessèchent, aveugles. Ce sont les larmes qui permettent de voir, dit-il. Elles viennent sans raison de pleurer. Je fais oui de la tête et je sens deux larmes me picoter le bout du nez pour sortir. Je sens le chatouillis qui fait pleurer, vite, je me retourne, je me mouche dans mes doigts, je passe le balai, pourquoi pleures-tu, je crache par terre, mais les deux larmes se détachent quand même, il s’en aperçoit, "guaglio ti scorre la parpetola", la soupape de ta paupière fuit mon garçon, il me dit de sortir, de ne pas rester dans la boutique. Et dans la rue je vois plus clair sur la peau des fruits, dans les branchies des poissons, dans l'espadon coupé en deux et dans l'assiette en métal du pauvre assis par terre. Il a raison Rafaniello, deux larmes suffisent à rendre la vue bonne. »
Erri de Luca, Montedidio, trad. de l’italien par Danièle Valin,
Paris, Folio Gallimard, 2003.
Manon Worms
21/12/2013
Ce que je vois palpite aussi à la lisière des yeux. Une larme… ça transite, une larme. Entre le rebord de l’œil, celui de la joue, puis du sol, de la manche. Ça coule sans raisons, parfois avec raisons, ça lave le regard, une larme, ça évite de le dessécher, c’est vrai ça, mieux que n’importe quelle lotion démaquillante. Pas sûr qu’il vaille toujours mieux en rire qu’en pleurer.
Ré-accueillir, ensemble, nos larmes. (Parce que c’est trop beau, parce que c’est trop triste). Leur trouver un endroit, une façon.
Les larmes aux yeux, je les ai eues moi, à la fin de ce récit d’Erri de Luca, d’ailleurs… Mais qu’importe ! Sortir dans la rue et « voir plus clair sur la peau des fruits… », oh, rien que ça !