Exergue n° 106

 

« Comme si elle sentait que dans peu d’années, toute la part tangible de son univers périrait, [ma mère] cultivait un état d’attention extraordinaire aux diverses traces du passé éparse un peu partout dans notre domaine de campagne. Elle chérissait passionnément son propre passé avec la même ferveur rétrospective que celle que j’éprouve à présent pour son souvenir et pour mon passé. C’est ainsi qu’en un certain sens j’ai hérité de simulacres exquis – de la beauté de biens corporels, d’un domaine irréel – et cela s’est avéré un excellent apprentissage pour supporter les pertes ultérieures ».

Vladimir Nabokov, Autres rivages,
Paris, Gallimard, Folio, 1991, pp. 50-51. 

 
 



Virginie Huguenin

01/02/2014

Dans le domaine de Vyra, aux alentours de Saint-Pétersbourg, la mère du petit Nabokov éprouve la douceur des traces de son passé cependant qu’elle anticipe les années d’exil qui entraîneront leur disparition. Préventive et bienveillante, elle encourage son fils à se constituer une réserve de souvenirs sur les modulations d’une parole : « Vot zapomni », littéralement, « Souviens-toi de cela ». Mais surtout, elle transmet à son enfant l’art de transformer ses souvenirs en « simulacres exquis », c’est-à-dire des représentations intenses d’objets aimés, mais déréalisés par l’expérience intérieure de leur perte qui prévient le moment de la réelle disparition. Là se trouve la clé de voûte de l’œuvre toute entière qui se donne à la fois comme accomplissement du précepte de remembrance maternel, et témoin de l’efficacité de l’expérience antérieure de la déperdition du passé : oscillant entre lyrisme et autodérision, le récit d’enfance restitue sans douleur au lecteur des souvenirs intacts dans leur beauté, comme si le travail de deuil du passé avait déjà été fait, bien avant l’exil. Et c’est en quelque sorte une promesse de soulagement relancée, dans une traversée du temps vertigineuse et belle, de la mère au fils et de l’auteur au lecteur, que cette « collection » de souvenirs enfantins restitués en œuvre littéraire, qui anticipe et guérit les blessures de la vie.