Exergue n° 120

 

« J’étais habituée aux nudités des musées et admirais sans arrière-pensées l’Odalisque, La Source, L’Olympia, ou Le Déjeuner sur l’herbe. Mais je ne pouvais cesser de penser que cette jeune femme que je voyais là toute dévêtue, c’était Sara, ma Sara, et, pour cela sans doute, cette toile me paraissait d’une indécence extrême.

J’aurais voulu être seule dans la salle ; les regards des autres visiteurs me gênaient ; il me semblait, dès que je contemplais la grande toile, qu’ils m’observaient. Pourtant j’étais attirée malgré ma souffrance et ma gêne par l’extraordinaire beauté de cette “indolente” qui m’emplissait d’un trouble étrange et tel que jusqu’alors je n’en avais jamais ressenti. » 

André Gide, Geneviève ou la confidence inachevée (1936),
Paris, Gallimard, coll. « Folio », pp. 197-198.

 
 



Lise Forment

10/05/2014

 

Trop vraie, L’Indolente de M. Keller qui prend pour modèle sa propre fille ? Fascinée par Sara, sa camarade d’école qui récite Racine à merveille mais préfère les vers de Baudelaire, Geneviève est blessée de voir ce corps aimé exposé à la vue de tous. Blessée de se voir elle-même exposée au regard des autres. Au rebours du plaisir de la reconnaissance – celui que l’on peut prendre aux lectures à clés, au décryptage des autofictions – le malaise de Geneviève, se voyant voyeuse. Mais une certaine attraction demeure, un « trouble étrange » et nouveau : la pudeur de Geneviève, ce n’est pas la morale bourgeoise qui s’effarouche, c’est le signe d’un désir encore indéchiffrable.

En sortant de l’exposition Masculin / Masculin, au musée d’Orsay, je m’arrête un instant. Tout près, une femme en interpelle une autre, qui l’accompagne :

« Ah voilà Pierre et Gilles ! Tu les connaissais ? Moi, je les a-dore. Ces couleurs, c’est d’un kitsch... c’est génial ! Ils ont pris en photo un de mes amis. Tiens, je vais te le montrer... »

Elle tourne frénétiquement les pages d’un catalogue d’exposition des deux artistes.

« Il doit y être... je suis sûre qu’il y est... » Elle s’interrompt un instant : « Quand même, avec les enfants, ça me gêne ; c’est un peu bizarre, tu trouves pas ? C’est de l’art, d’accord, mais les enfants, c’est pas pareil... »