Exergue n° 176

 

 

 

 

Il est probable que la chevalerie courtoise ne fut guère qu’un idéal. Les premiers auteurs qui en parlent ont l’habitude de déplorer sa décadence : mais ils oublient que, telle qu’ils la souhaitent, elle vient à peine de naître de leurs rêves. N’est-il pas de l’essence d’un idéal que l’on déplore sa décadence à l’instant même où il essaie maladroitement de se réaliser ? D’autre part, la chance du roman n’est-elle pas d’opposer la fiction d’un certain idéal de vie aux réalités tyranniques ?

Denis de Rougemont, L’Amour et l’Occident (1939) , Plon, « 10x18 », 1972, p. 33-34.

 
 

 

André Bayrou

02/02/2019

 

 

Quand une belle idée semble perdue, dénaturée, elle est peut-être encore en maturation. Dans cette hypothèse, la civilisation apparaît moins guettée par l’effondrement que par le balbutiement ; son allure titubante ne serait pas celle d’un homme en bout de course, mais celle d’un enfant à ses premiers pas, qui ne cesse de tomber et de repartir. Ce changement de perspective fait du bien quand on est un peu sujet à la mélancolie du siècle, à la sensation lugubre que l’humanité abandonne derrière elle certains arts de vivre, métiers, langues, lectures, fruits précieux d’une longue patience, dont on ne sait plus quoi faire. Et l’amour chevaleresque, bien présent dans notre imaginaire, y a-t-il quelque chose à en faire ?

N’attendons pas de Rougemont un éloge de la « chevalerie courtoise », car il la tient coupable de saper l’institution du mariage en exaltant la quête d’un amour impossible, coupable d’entretenir en l’homme le goût du malheur sublime au lieu de l’encourager à se construire un bonheur à sa mesure. Le passage cité prépare l’analyse critique du mythe de Tristan et Iseut, en suggérant qu’il est malsain d’entretenir la haine des « réalités » conjugales au nom d’une passion rêvée. À choisir, l’essayiste préfèrerait la contrainte sociale du mariage d’intérêt au pouvoir fascinant de la romance tragique.

L’admiration que j’ai pour cet auteur me rend sensible à ce qui manque cruellement dans sa démarche : c’est qu’il n’a pas la décence de rappeler l’existence de ces « réalités tyranniques » dans la longue histoire des pratiques matrimoniales et de la condition féminine. La condition d’un bon partage sur ces sujets serait, pour moi, de me laisser travailler par les préoccupations féministes : s’efforcer de comprendre et de faire comprendre la dureté des situations vécues par les femmes, ne pas fuir les vérités gênantes ou les reproches – tout en continuant de rêver à l’amour courtois et en veillant sur ce qui, en lui, « essaie maladroitement de se réaliser ».