Exergue n° 175

 

 

 

 

Pour moi qui vis avec ma mort depuis mon enfance, je sais que l’amour et sa sœur cadette la bonté sont les seules importances. Mais comment le faire croire à mes frères humains ? Jamais ils ne le croiront en vérité, et je suis resté le naïf de mes dix ans. Mais je dois leur dire ce que je sais et advienne que pourra de ma folie. O vous, frères humains, connaissez la joie de ne pas haïr. Ainsi dis-je avec un sourire, dis-je en mon vieil âge, ainsi au seuil de ma mort.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, 1972, p. 22

 
 

 

Hélène Merlin-Kajman

01/12/2018

 

 

Jamais ils ne le croiront en vérité : et moi, pas davantage…

Pourtant ce texte, en sa vérité, m’atteint. Je ne le prends pas à la lettre : mais, après une seconde d’hésitation et de trouble, je m’élance à sa suite, m’engage à ses côtés. C’est à l’appel que je réponds, à la main qui m’est tendue en dépit de tout, à ce cri bientôt grinçant qui porte la singularité traumatique d’un événement (l’insulte antisémite subie seul au milieu de tous, qui en 1905 a sans rémission arraché brutalement l’enfant au monde harmonieux et bon dans lequel il croyait vivre) non seulement pour en faire la figure annonciatrice du génocide nazi, mais encore pour le renverser en un signal fraternel valant pour l’humanité entière. En maintenant intensément vivante « la naïveté de ses dix ans », l’écriture frôle la niaiserie avec un courage qui me confond. Quelqu’un est là, intensément là, ayant la force d’écrire transi, encore transi d’effroi et de désespoir comme l’enfant qu’il fut, déjà transi par l’agonie, et entre les deux jetant cet appel ardent comme en réponse à l’urgence d’un appel au secours que seul il aurait entendu…

Face à ce lieu commun simple jusqu’à l’absurde (« je sais que l’amour et sa sœur cadette la bonté sont les seules importances »), l’exigence du combat politique se suspend et trouve là en quelque sorte sa limite. Il y a dans cette phrase quelque chose qui fait écho pour moi aux tableaux et aux vidéos d’Henri Ekman : une exposition extrême à ce que chacun de nous, au quotidien, fuit. Ce geste, parce qu’il se situe à un plan de radicalité que la politique se doit en un sens de rater ou d’ignorer, lui confère en retour à la fois sa relativité, et au contraire le plan de nécessité grâce auquel elle pourrait ne jamais devenir totalitaire : tous mortels, même les ennemis, même les salauds – alors, la bonté et l’amour, pourquoi pas ?

Geste transitionnel – du moins c’est là, à côté de sens plus joyeux, l’un des sens que je donne à ce mot : se laisser transir par ce désir du partage, simplement parce que l’espoir en est moins insensé que les forces dévastatrices qui n’arrêtent pas d’en pulvériser l’élan.