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Exergue n° 170

 

 

 

J’ai commencé mon travail de terrain il y a presque cinquante ans, et j’ai travaillé avec des enfants. La plupart des anthropologues travaillent avec des vieux, parfois de très vieilles personnes, parce qu’elles sont susceptibles d’être intervenues au seuil même du changement, au moment même où les bisons disparaissent, ou au moment même où on arrête de labourer avec des bœufs ou de fabriquer des voiles en palme tressée – et ils veulent trouver les vieux qui puissent leur dire comment c’était. Mais moi, je m’intéressais aux enfants, et j’ai travaillé avec des enfants : ce qui veut dire que lorsque je retourne dans une société aujourd’hui, il y a encore beaucoup de gens vivants, et souvent très haut placés, que j’ai connus cinquante, quarante, trente ans plus tôt.

Margaret Mead, dans le documentaire Margaret Mead Footage Farm, LN 504-181, 1975, 27 min.

 
 

 

André Bayrou

16/06/2018

 

 

On aimerait tant avoir des nouvelles du monde d’hier. À chaque ancien qui meurt dans le village où j’ai grandi mais où je ne suis plus guère, j’ai l’impression que se ferme un point d’échange possible, une de ces portes communicantes entre la vie d’aujourd’hui et la vie d’avant. Ces portes qu’on ne sait justement pas repérer quand on est enfant, quand on n’a pas idée du temps qui passe, ni de l’épaisseur du monde qui nous précède. 

Pour un anthropologue, ce sentiment infuse la vocation professionnelle : il faut se sentir requis par des formes de vie effacées, dépassées, pour partir aux antipodes étudier une société primitive.  

Au début de son terrain aux Samoa, Margaret Mead sentait elle-même l’urgence de décrire les cultures insulaires avant que la modernité ne les recouvre, mais son témoignage prend ici un autre tour : la transition historique est devenue une bonne nouvelle, un coup de chance pour son travail.  

En effet, par les liens personnels qu’elle avait tissés en Polynésie, elle a pu suivre de près la métamorphose des façons de vivre entre l’avant et l’après-seconde guerre mondiale, sorte de bond vertigineux dans l’Histoire accompli sans malaise et de gaieté de cœur, selon ses dires, à la façon d’un projet politique activement partagé par toute une nation. Elle en tire cette conclusion presque tautologique mais encourageante : le progrès est moins douloureux pour les hommes quand ils l’accompagnent et l’accélèrent par leur action, plutôt que de le subir comme une lente épreuve. 

Son choix d’étudier l’adolescence s’avère donc un pari gagnant : laisser de côté la mémoire des anciens pour mieux comprendre les comportements des jeunes, c’était un geste de confiance dans l’avenir. 

Alors, tout en rêvant au pas lent des bisons et des bœufs de labour, au vent dans les voiles de palme tressée, j’essaie d’imaginer les mutations heureuses que, dans trente, quarante ou cinquante ans, produiront les enfants qui nous entourent.