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Exergue n° 169

 

 

 

Il nous faut reconnaître la place centrale que la culture chinoise accorde aux transitions, aux germinations invisibles et à la vie sensible. En Occident, les changements sont captés selon le principe de l’événement, qu’on s’empresse de catégoriser. On est aveugle à l’imperceptible. Dans une culture du résultat, le discontinu fait mirage. Or à chaque instant, tout se modifie. Mais comment cela est-il arrivé ? Perçoit-on encore le moment de l’événement quand on s’attarde à chaque détail d’un processus en devenir ? La douceur est exactement faite de cette étoffe, car elle n’est pas saisissable catégoriellement mais seulement existentiellement. Comme sensation et comme passage, ou puissance de métamorphose.

Anne Dufourmantelle, Puissance de la douceur Paris, Manuel Payot, 2013

 
 

 

Tiphaine Pocquet

02/06/2018

 

 

Transition et douceur, voilà une association qui immédiatement me saisit. Elle repose sur l’idée d’Anne Dufourmantelle selon laquelle la douceur est du côté de la dunamis aristotélicienne, de la puissance transformatrice. Dans un monde occidental qui cherche à capter l’évènement, son éloge de la douceur est alors une invitation à devenir autre ou plutôt à vivre autrement, dans les « germinations invisibles ».

Sans commencement ni fin, cette transition toute chinoise a de quoi surprendre. La douceur devient ici force de résistance à la tentation du discontinu, au mirage de l’événement, et aux oppressions imposées par cette « culture ». La résistance de la douceur vient justement de son consentement au vivant, à l’existant. Le retrait et l’invisible qu’elle suppose font sa puissance.

On pense au destin de la psychanalyste et philosophe qui a écrit ces mots. Anne Dufourmantelle est morte l’an dernier, en sauvant un enfant de la noyade. Je l’ai découverte trop tard et l’ai depuis écoutée, réécoutée sur la toile, avec cette sensation, fréquente quand parlent les disparus, que toutes leurs paroles deviennent prophétiques. Dans chacune de ses interventions, ce qui me frappe, c’est bien la douceur de sa voix, une mélopée qui me saisit comme un reste de celle qui a été retirée. « Tu es », comme l’écrit Frédéric Boyer, dans un récit d’hommage, peut-être pas immortelle. Cette douceur la rend justement vivante à une auditrice pour qui elle n’existait pas avant la lumière jetée par sa mort. Elle me réadresse au présent celle qui appartient déjà au passé, réadresse aux vivants celle qui déjà a passé. La douceur est aussi cela : une force de reprise et d’adresse qui fait aimer sans avoir connu.