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Exergue n° 163

 

 

 

Une identité quelle qu’elle soit (sexuelle, professionnelle, religieuse, nationale, linguistique, esthétique…) est toujours surdéterminée, remplissant plusieurs fonctions à la fois (on n’est pas « professeur » que pour faire cours à ses étudiants, et moins encore « étudiant » que pour étudier), elle est toujours en transit entre plusieurs références symboliques […]. Elle est aussi en ce sens toujours à côté, exposée à se tromper sur elle-même et à être prise pour une autre. À se traduire successivement par des engagements différents.

Étienne Balibar, « Trois concepts du politique », dans La Crainte des masses, Galilée, Paris, 1997, p. 43.

 
 

 

Hélène Merlin-Kajman

10/03/2018

 

 

« Toujours en transit entre plusieurs références symboliques » : cette oscillation, qui inscrit la différence au sein de toute espèce d’identité (au point d’en rendre le concept éminemment problématique), Balibar la place tout à la fois sous le signe de la civilité et sous celui du jeu, des fictions, des formes : littérature et arts au premier chef.

La lecture de ce texte (avec quelques autres) m’aura convaincue, en 2000, d’adjoindre le nom « Kajman » à mon patronyme, nom « marital » contre lequel je m’étais jusque-là battue furieusement, au motif que « je n’avais qu’une identité ».

— Mais non, voyons (me suis-je enfin objecté à moi-même) : comme en chacune et chacun, plusieurs rôles, plusieurs noms résonnent en moi, des noms propres, des noms communs… Et sur ce sujet, ai-je alors pensé, les femmes ont une longueur d’avance sur les hommes. Oui, une sagesse d’avance : la force de l’expérience, de quoi que cette expérience soit faite ! Devenir minoritaire, aurait dit Deleuze, que Balibar convoque aussi. Les femmes se savent divisées, entamées, plus souvent que les hommes ; elles pensent plus facilement « deux » qu’« un ». C’est pourquoi elles affolent vite l’ontologie, laquelle a tôt fait de les réduire à l’Un – la côte d’Adam par exemple, joli tour de passe-passe. Mais justement : il y va d’un savoir immémorial qu’il convient donc de défendre et de publier. 

En relisant cette phrase de Balibar, je me formule plus nettement ce qui me heurte dans le mouvement « moi aussi » : avec lui se profile à mes yeux un monde sans transit. J’y vois affleurer une généralisation (« moi aussi ») qui passe par un enrôlement identitaire (et majoritaire, toujours au sens de Deleuze). Car il répond à une interpellation (« Et toi ? » – « Moi aussi ! »), qui invite à trancher dans les identifications, les bloque sur des identités séparées, prises dans un rapport de force frontal : « moi aussi », c’est « moi, face à lui (ou eux), comme toi, face à lui (ou eux), donc nous toutes, face à eux ».

(Je sais, je sais : parfois il y a un masculin qui s’invite – qui s’avale – dans le « moi aussi »…)

Bien sûr, « moi aussi », je me souviens de situations, etc. (je n’ai pas pu me soustraire à l’examen de conscience). Mais je refuse de m’enrôler : je ne sais pas bien quel est ce « moi » qui pourrait dire « moi aussi ».