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Exergue n° 161

 

 

 

« La porte ! » lance exaspéré Paul (Jean-Pierre Léo) dans Masculin Féminin de Godard à l’adresse du client négligent qui pénètre dans le café sans songer à tirer la porte derrière lui. Cette porte qui protège si mal le dedans du dehors.

Cette histoire de porte qui obsède Léo illustre un aspect essentiel. En effet, le café souffre d’un défaut de seuil. Comme le bar, il propose un ailleurs, un « hors monde » au client, mais il ne peut empêcher de laisser passer, par toutes ses ouvertures, les courants d’air venus de l’extérieur. Le plus souvent l’on transite par degrés insensibles de la rue à la terrasse et de celle-ci à « l’intérieur » du café sans que soit marquée une limite franche entre le dedans et le dehors. Dans presque tous les cas, une large baie vitrée fait entrer la ville dans la salle en même temps qu’elle ouvre le café sur la ville. […] Mais c’est justement cette identité molle et protéiforme qui lui permet d’accueillir, non certes les grands événements ou les drames pathétiques, à quelques exceptions près (« la porte ! » crie encore Léo au moment où la femme accompagnée de son enfant s’apprête à tirer sur son mari, signifiant ainsi que dans un café on congédie le drame), mais plutôt cette couleur changeante, cette vibration spéciale du quotidien : sorte de longueur d’onde que l’on appelle l’ambiance.

Célia et Eric Zernic, L'Attrait des cafés, Paris, Yellow Now, Côté cinéma/motifs, 2017, p.8-9 et 11.

 
 

 

Hélène Merlin-Kajman

10/02/2018

 

 

De transitions en transitions, le café serait-il un espace transitionnel ?
En un sens, il semble bien, car ce qui est ici décrit du lieu réel se reproduit à l’intérieur de soi : dilatation, engourdissement, ou peut-être comme une légère hypnose…

C’est ce que j’aime dans les cafés quand j’y suis seule : cette sensation de flottement, de concernement poreux. Défaut de seuil, oui, et comme en transit, étrangère dans la familiarité. Enfermée en moi-même, et pourtant gagnée par une curiosité badaude, le cœur ou l’âme s’effilochant pour accrocher ses lambeaux à tel client, à tel propos, à tel geste ou à tel son : tout est suraigu mais étouffé, très précis et très lointain ; tout résonne et tout s’estompe en même temps.

Un espace transitionnel peu actif, ou comme assourdi, en somme…

Ce lieu décrirait-il quelque chose de notre mouvement, Transitions ? Pour le coup, il me semble que non. Le café est bien trop solitaire – ou, au contraire, sa convivialité est bien trop ouverte, bien trop vague.

Toutefois, toutefois… Nos saynètes ne sont-elles pas un peu comme de la critique écrite sur un coin de table de café ? Nos fragments, un aller-retour indécis entre le discours savant et la littérature ?

Et nos séminaires ? Ah non ! Il n’y a qu’au café que les propos de café du commerce sont supportables. Pas question pour nous de crier « la porte ! » au moment du « grand événement », du « drame pathétique ». Au contraire : le monde entre, et largement, sous toutes ses coutures. Tant pis s’il ne nous plaît pas : il ne se passera pas de nous.

… L’espace transitionnel n’aurait-il pas, tout simplement, plusieurs couleurs – plusieurs intensités, plusieurs « ambiances » ?

Le but alors serait de les rassembler sans se tromper de style. Sans faute de goût, en somme.