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Exergue n° 160

 

 

 

Ainsi, en ne mettant au premier plan qu’un pot de terre tout simple, Defoe parvient à nous persuader que nous voyons des îles lointaines, et des âmes humaines solitaires. En croyant fermement en la solidité de ce pot, à sa présence sur la terre, il a soumis tous les autres éléments à son propre dessein : réussir à rendre harmonieux le monde entier. Alors nous refermons le livre en nous posant cette question : y a-t-il une raison, même une seule, pour que la simple vision de ce pot ne nous comble pas autant, dès que nous en avons compris la portée, que celle d’un homme, sublime, debout, tournant le dos à des montagnes déchiquetées, face à des océans déchaînés, avec au-dessus de lui des étoiles qui prennent feu dans le ciel ?

Virginia Woolf, article publié le 6 février 1926 dans Nation & Athenaeum ; repris dans Les livres tiennent tous seuls sur leurs pieds, Les Belles Lettres, 2017, p. 34

 
 

 

Michèle Rosellini

27/01/2018

 

 

Les classiques peuvent surprendre. Pour Virginia Woolf la lecture de Robinson Crusoé est d’abord décevante. On peut attendre de ce récit de naufrage et de survie l’exotisme des lointains et le dépaysement d’une âme solitaire. Mais on n’y trouve ni description éblouissante, ni introspection mélancolique : au lieu des merveilles attendues, un pot de terre cuite maladroitement façonné.

Pour Robinson ce pot est en lui-même une merveille. Ustensile indispensable à sa survie, il lui a coûté des journées d’efforts et des nuits d’anxiété. D’où sa présence insistante dans son journal de bord.

Décevoir (de-capere), ce peut être aussi dérouter pour mieux captiver. La lectrice aventureuse surmonte sa déception première en acceptant de lire la fabrique du pot comme déplacement et condensation. À la manière du rêve, le pot de terre évoque tout autre chose que lui-même : les vastes horizons de la nature indifférente et le travail psychique du sujet écrasé par cette indifférence pour la convertir en bienveillance vitalisante. Le « parti pris des choses » n’existe pas encore en poésie, mais c’est celui que prend Defoe pour écrire son roman du dépaysement sous l’angle du familier.

Il se prêtait à d’autres lectures, dans la séparation de la matière et de l’esprit. Rousseau a conjugué les deux options, faisant du roman de Defoe, à l’usage d’Émile, le plus heureux traité d’éducation naturelle, et usant pour lui-même, dans l’île du lac de Bienne, de son potentiel d’évasion rêveuse.

Woolf refuse une telle dissociation. La lecture transitionnelle qu’elle propose du récit de Defoe éclaire la double dimension, objective et subjective, de sa matérialité. Celle-ci n’exige pas que le lecteur s’en évade pour rêver librement : elle lui offre au contraire la matière propice à la rêverie, celle des mots, dont « notre inconscient est [la] vie privée ; nos ténèbres, [la] lumière ».