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Exergue n° 156

 

 

 

Alice n’avait jamais pénétré dans une salle de tribunal, mais elle en avait lu diverses descriptions dans plusieurs livres et elle fut tout heureuse de constater qu’elle savait le nom de presque tout ce qui s’y trouvait. « Celui-là, c’est le juge, se dit-elle, puisqu’il a une perruque. »

Il faut préciser que le juge était le Roi. Comme il portait sa couronne par-dessus sa perruque, il avait l’air très mal à l’aise, et cet attirail était totalement dépourvu d’élégance.

« Ah ! voici le banc du jury, pensa Alice, et ces douze créatures » (elle était obligée d’employer le mot : « créature », car, voyez-vous, il y avait à la fois des animaux et des oiseaux), « je suppose que ce sont les jureurs. » Elle se répétât ce dernier mot deux ou trois fois, très fière de le savoir ; car elle pensait, à juste titre, que très peu de petites filles de son âge en connaissaient la signification. Néanmoins, elle aurait pu tout aussi bien employer le mot : « jurés ».

Les douze « jureurs » étaient fort occupés à écrire sur des ardoises.

« Que font-ils ? » demanda Alice au Griffon à voix basse. « Ils n’ont rien à écrire tant que le procès n’a pas commencé.

— Ils écrivent leur nom », répondit le Griffon dans un souffle, « de peur de l’oublier avant la fin du procès.

— Quels imbéciles ! » s’exclama-t-elle d’une voix forte et indignée.

Mais elle se tut vivement, car le Lapin Blanc cria : « Silence ! » tandis que le Roi mettait ses lunettes et regardait anxieusement autour de lui pour voir qui se permettait de parler.


Lewis Carroll, Alice au pays des merveilles, trad. J. Papy, Gallimard, « Folio », 2016 [1994], p. 157-158

 
 

 

Michèle Rosellini

18/11/2017

 

 

Alice au pays des merveilles est le roman que j’ai le plus relu dans mon enfance. Et ma jubilation a toujours été aussi intense au dénouement du récit, quand Alice, condamnée à avoir la tête coupée, balaie le tribunal d’un revers de la main en s’écriant « Qui se soucie de vous ?... Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ». Lewis Carroll n’a peut-être pas voulu cet effet, toutefois il a ménagé dans son récit une alternance de terreur et de réassurance en l’ancrant dans la plus profonde des expériences de l’enfance, et la plus déroutante de ses aventures : l’appropriation du langage.

Cette scène opère à plusieurs niveaux une forme de transition. Outre sa fonction narrative, elle ouvre sur la scène intérieure – celle de l’héroïne comme celle des lectrices et lecteurs – un espace transitionnel où les mots de la fiction entremêlent l’expérience d’un sujet enfant et ses projections imaginaires.

L’imaginaire de l’enfant est nourri de lectures. Elles lui fournissent les mots qui préparent sa rencontre avec le réel. Ainsi l’entrée dans la salle du tribunal n’est pas pour Alice une découverte, mais une reconnaissance : elle y retrouve les éléments constitutifs dont elle a appris les noms dans les livres : le héraut et sa trompette, la perruque du juge, les douze jurés, leur « banc » (box, en anglais). Le monde réel s’offre à elle comme un tableau de vocabulaire en images par lequel l’élève accomplie peut évaluer ses connaissances. L’intervention du conteur sur le caractère approximatif du terme « jureurs », employé dans l’ignorance de la désignation technique « jurés » (l’écart est moins flagrant en anglais entre « jurors » et « jurymen ») souligne l’assurance de la locutrice plutôt que sa défaillance.

Car l’ordre scolaire auquel l’exploratrice s’est trouvée si souvent assignée au cours de ses aventures – de par la propension des personnages du monde souterrain à lui donner des consignes et à lui faire réciter des leçons – tourne ici à son avantage : elle le domine au lieu d’en subir la domination. Sa croissance accélérée lui fait surplomber l’assemblée des « créatures », et ce sont les jurés improvisés qui sont en position d’élèves, réduits à prendre des notes sur une ardoise. Ils y écrivent leur nom comme à l’en-tête d’une copie, par crainte, peut-être, d’oublier leur identité au cours d’un procès sans queue ni tête. Mais Alice, que sa haute taille incline au pragmatisme, juge sans ambages ces personnages si peu éclairés sur leur fonction : « Quels imbéciles ! » Cet éclat est vite réprimé par le rappel à l’ordre du héraut, mais reste impuni. Elle récidivera plus tard en décrétant au sujet de la maxime de la Reine : « c’est stupide ! » Alice est désormais en mesure d’affronter l’autorité tyrannique du haut de sa stature humaine reconquise, par l’exercice libéré de sa faculté de juger : revanche jubilatoire de l’enfant sur celui qui édicte la règle.

Ce renversement carnavalesque serait-il alors transitionnel ?