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Exergue n° 151

 

 

 

« […] sidérer, se laisser sidérer comme il faut le faire par tout ce qui est en effet sans trêve sidérant, c’est pourtant aussi rester médusé, pétrifié, enclos dans une émotion qu’il n’est pas facile de transformer en une motion, terré dans une hypnose, une stupéfaction, un envoûtement où s’épuise en quelque sorte la réserve de partages, de liens, de gestes que pourrait nourrir la connaissance que nous avons de ces situations, mais qui reste une souffrance à distance. […] nous y courons le risque de rester nous-mêmes au bord, au bord de notre propre présent, de ses multiplicités et de ce qui nous y requiert. “Considérer”, ce serait au contraire aller y voir, tenir compte des vivants, de leurs vies effectives, puisque c’est sur ce mode et pas un autre qu’elles s’enlèvent au présent – tenir compte de leurs pratiques, de leurs jours, et par conséquent déclore ce que la sidération enclôt ; non pas désigner et étiqueter des victimes […]. Non un : Te voilà, donc, victime, victime de toujours ! ; mais un : Et toi, comment vis-tu, comment fais-tu, comment t’y prends-tu pour vivre là, vivre cela, cette violence et ton chagrin, cette espérance, tes gestes : comment te débats-tu avec la vie ? – puisque bien sûr je m’y débats aussi. »

Marielle Macé, Sidérer, considérer. Migrants en France, 2017, Verdier, 2017, p. 23-25.


 
 

Lise Forment

23/09/2017



— « Bien sûr », « aussi »… Ces petits mots m’arrêtent…

— Oh, vraiment ?! Franchement, est-ce qu’on doit s’arrêter à de petits mots pareils, quand il s’agit de parler des migrants en France, en 2017, quand il s’agit de passer des livres à la vie ? Ok, le « bien sûr » ne va pas de soi ; cet « aussi », peut-être, ne tient pas, mais cela m’insupporte cette manière que nous avons de nous réfugier derrière l’idée que tout cela est trop complexe, que les situations restent dissemblables, incommensurables… Allez, à quand la grande transition vers l’action ?

— Je comprends ton impatience, je la vis moi-même. Mais je doute vraiment que « la réserve de partages, de liens, de gestes », dont la démocratie a besoin, soit à chercher dans une telle communauté de douleur, et ce, même si la littérature en témoigne.

— Ce n’est pas exactement d’une « communauté de douleur » qu’il s’agit… Enfin, dans son livre, Marielle Macé part bien d’une sorte de communication de la souffrance, de la vulnérabilité, mais ce n’est pas sur cela qu’elle fonde l’égalité des vies : il n’y a pas de « vie nue » d’après elle, jamais. Seulement des « lieux et des vies maltraités, précarisés, disqualifiés ». Le partage qu’elle suggère a plutôt à voir avec une mise en commun des pratiques, des expériences. C’est très transitionnel, je crois…

— Mais il y a un optimisme ou un déni étrange dans cette manière de déclarer impossible la « vie nue », tu ne crois pas ? Et tout son « texte d’intervention » repose sur cette occultation. C’est vrai que les similitudes semblent nombreuses entre ce qu’elle propose et ce que nous tentons de faire, mais ces effets de résonance sont-ils autre chose qu’une proximité de lexique, un signe de notre appartenance à l’époque, voire un simple écho à « l’air du temps » ?

— Moi j’ai vraiment reconnu nos préoccupations dans ses mots. Écoute encore la citation : la transitionnalité est aussi un appel à la considération, non ? En tout cas, elle n’est pas étrangère à la mise en mouvement dont elle parle, à cette « motion » qui entend résister aux sirènes de la sidération. Ne surtout pas rester figés par l’horreur ou le sublime –  par l’horreur parfois sublime – qui « méduse » et « pétrifie », « envoûte » ou « stupéfie », « hypnotise »… Nous ajouterions sans doute : « traumatise », mais c’est tout un.

— Je ne sais pas… Ces verbes eux-mêmes ont quelque chose qui sidère, la pensée s’y débat à grand peine, tu ne trouves pas ?

— Mais nous les employons sans cesse… Et le « transitionnel » tient bien de ce mouvement vers et avec l’autre, entre compassion et attention. Par exemple, ce terme d’accueil qui définit aussi bien la tâche de la littérature que celle du politique : nous l’avions aussi utilisé pour penser ensemble la disponibilité de certains textes, l’hospitalité et la bienveillance de l’enseignant dans la classe, ou l’écoute du psychanalyste qui accueille des patients traumatisés…

— Les analogies sont toujours compliquées…

— Ah, voilà le grand retour du tout complexe, trop complexe !

— Et aussi celui de l’ironie ! Chacun ses refuges, chacun ses limites ! Bref… on en reparle ? La discussion et les désaccords sur nos propres modes d’intervention transitionnels ne sont clairement pas terminés…