_

Exergue n° 146

 

 

 

Tout est englué, dit-il, les heures et les minutes, les mots et les nombres partout, dit-il, les gares, les trajets de bus, les compteurs des taxis, les caméras de surveillance. La question, c’est le temps, un temps imbécile, un temps inférieur, des gens qui regardent leurs montres et leurs appareils divers, leurs pense-bêtes. Un temps qui coule hors de nos vies. Les villes ont été bâties pour mesurer le temps, pour soustraire le temps à la nature. Il se fait un interminable compte à rebours, dit-il. Quand on déblaie toutes les surfaces, quand on regarde bien, ce qui reste, c’est la terreur. C’est la chose que la littérature était censée guérir. Le poème épique, l’histoire qu’on lit avant de s’endormir ?

Don DeLillo, Point Oméga, trad. Marianne Véron, éd. Babel, p. 54.


 
 

Gilbert Cabasso

22/04/2017



Je relis une fois encore ce roman de Don DeLillo comme si je ne l’avais jamais lu. Un livre qui résiste au récit autant qu’au souvenir, comme il arrive souvent. Certains passages, inassimilables, constituent de pures énigmes. On pense parfois à L’Aventura d’Antonioni. À d’autres moments, Hitchcock et ses images esquissent l’arrière-plan étiré, dilaté d’un impossible film. Étrangeté réfractaire à toute identification possible au personnage d’Elster, jusqu’au terme du roman, pour le narrateur comme pour nous autres, lecteurs, qui l’accompagnons. Et puis, soudain, l’irruption de flashs d’intimité qui nous atteignent de plein fouet et nous bouleversent violemment.

Elster est un sombre universitaire à la retraite, ayant collaboré au Pentagone pendant la guerre d’Irak, qui s’abandonne à de véritables micro-récits de soi dont l’envie me vient de tout restituer. Ceci, par exemple : « Avant de finir par m’endormir, j’ai pensé à quand j’étais gamin et que j’essayais d’imaginer la fin du siècle et quelle merveille ce serait et je calculais l’âge que j’aurais quand le siècle s’achèverait. […] et je me rends compte que je suis le même gosse efflanqué, avec l’ombre de sa présence sur ma vie, défense de marcher sur les craquelures du trottoir, pas par superstition, mais comme test, comme discipline, maintenant encore. Quoi d’autre ? Mordiller la peau autour de l’ongle du pouce, toujours le pouce droit, encore maintenant, les petits bouts de peau morte, voilà comment je sais qui je suis. » Redite, ritournelle : « Pas mes livres, pas mes conférences, pas mes conversations, rien de tout ça. Seulement ces foutues petites peaux, ces foutues peaux mortes, voilà où je suis, voilà ma vie, de là-bas à ici. » (p.52)

Ces « peaux mortes sur le pouce » occupent ainsi une place équivalente à « ce que les gens disent dans leur sommeil ». « Ça en dit plus que mille lettres écrites par un homme pendant toute sa vie et […] c’est aussi de la littérature. » Aussi ? Qui sait si l’on n’aimerait pas que l’équivalence soit plus impérative encore, que l’on entende comment se nouent essentiellement ces gestes intimes et le désir de l’écriture ?

***

On dirait, ici, comme l’écho d’une Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, l’engluement dans le temps mesuré des villes, « les trajets de bus, les compteurs des taxis », l’expérience d’un temps compté, celui qui reste, sa domestication ordinaire dans le calcul de nos vies arrachées à la calme et régulière durée du monde.  Impossible de commenter cela. Simplement y revenir, laisser aux « surfaces » la force magique de neutraliser la « terreur ». Aux romans, aux épopées, à toute poésie le soin de nous en guérir ? Lui opposer l’âme du haïku, « tout dénuder, tout rendre visible », confie Elster. « Voir ce qui est là, puis se tenir prêt à le voir disparaître. » Recouvrir du baume fragile de toute beauté ce qui, sans lui, avec lui aussi parfois, ne manque pas de nous terrifier.