Exergue n° 135

 

 

 

« Cette triste nouvelle vint à mes oreilles, et, au lieu que mon cœur devait transir en l’entendant, il fut tellement épris de colère et de rage que peu s’en fallut que je ne sortisse par les rues en criant et en publiant la trahison qui m’avait été faite. Mais cette furie se calma pour lors par une pensée qui me vient de faire cette même nuit-là ce que je fis, qui fut de me vêtir de cet habit que me donna un jeune garçon laboureur, qui était valet de mon père, et auquel je découvris toute mon infortune, le priant qu’il me fît compagnie jusqu’à la cité où j’avais entendu que se trouvait mon ennemi. Lui, après qu’il m’eut reprise de ma folle hardiesse et blâmé ma résolution, m’y voyant arrêtée, s’offrit à m’accompagner, comme il dit, jusqu’au bout du monde. »

Cervantès, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche, Paris, Gallimard, « Folio classique », 1988, trad. de 1949 par C. Oudin revue par J. Cassou, p. 338

 
 

Mathilde Faugère

05/11/2016



In medias res, les transitions ne manquent pas ici, du passage de l’espagnol au français pour qui pense à la traduction, au chemin d’un sentiment à l’autre chez le personnage – fureur, rage, réflexion et hardiesse – en passant par le changement d’habit et de sexe, de la broderie et lecture de livres dévots qui occupaient Dorothée à l’aventure et à la route. Le tout vient déjouer dans l’histoire les solutions de continuité que sont en vrac : la trahison de don Fernand à l’origine de la fureur, l’éclat public du cri qui ne mènerait à rien semble-t-il, et la disparition de soi-même dans le figement du sentiment, du cœur, être transi, l’espagnol nous dit « helarseme el corazon », avoir le cœur gelé. Dorothée, bloquée, cherche des passages, et en crée, invente des solutions pour elle-même et tisse des ponts, en entrainant avec elle un acolyte, « jusqu’au bout du monde »…

À nuancer cependant, à ne pas confondre, n’en faisons pas trop vite une Beatrix (Kill Bill), une Trinity (Matrix). Car la bonne transition n’est pas celle que l’on pense. Et celle que Dorothée s’impose, de la honte à l’action, car c’est cela qui est en jeu et non l’amour, et non la maternité, ne la concerne pas seulement elle : il s’agit d’éviter que don Fernand, cet affreux, ne mette d’autres femmes et tout spécialement Lucinde dans la même situation qu’elle. Il ne s’agit pas de se débarrasser des règles qu’on lui a imposées, en laissant tout le reste, et toutes les autres, derrière elle, mais de déplacer le schéma mis en place pour l’avenir. Et certes, elle part à l’aventure, certes elle change de vêtements, certes elle endosse les attributs du masculin, mais le tout en emportant dans son sac des robes et des bijoux. La transformation de Dorothée en héroïne badass n’adviendra pas, tant pis, et tant mieux.

Même au niveau des mots, les choses se troublent : il ne s’agirait pas tant de choisir entre la transition et l’immobilité qu’entre une transition et une autre. Celle de la trahison – tradere : faire passer à un autre, remettre, qui deviendra livrer, trahir, sacré passage d’une langue à l’autre –, celle de l’éclat public – pas de trans- ici, mais du discours qui échoue avant même d’advenir, inaudible, une colonne de jurons, une plainte qui se retournerait contre elle –, et celle, la pire, se transir soi-même – de transire : partir, passer, traverser, de là mourir, passer dans un autre état, être saisi par le froid, ou l’amour, ou la déception, notons quand même l’usage transitif du verbe ici... À la transition saut, passage qui rompt, qui sépare, sans retour possible, à la rigidité du schéma classique de la rébellion se substitue ici le droit au glissement des émotions, la peinture des mille réactions possibles, la possibilité de passer, par des chemins et des dires propres, quitte à revenir sur ses pas. Bref, tout, sauf rester transi.

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