Adage n°5.4. : Chacun voit... / P. Rabouam



Adage n°5.4.

 

 
Chacun voit midi à sa porte
 
 


Paul Rabouam

07/03/2020

S’il s’agissait de proposer d’emblée quelques coordonnées, je dirais naïvement que c’est affaire de mesure, de seuil, et sans doute un peu de désir aussi. Je tâcherai de m’y tenir ; sous le soleil, exactement.

Lorsqu’à voix haute je fais résonner l’adage, j’ai souvenir d’une lecture : l’ouvrage indiquait qu’au sein du registre symbolique où nous baignons, le temps, le rythme, et le foyer seraient associés au féminin ; les échanges et la loi plutôt apanages du masculin. En matière de seuils et de mesures cela faisait du grain à moudre.

Si je me penche sur mon enfance, ce sont plutôt des formules paternelles que je repêche. Manières de balises pour moi qui naviguais bien mal, j’appris que demain ne serait jamais la veille ; que les choses rares se produisent une fois tous les 36 du mois. Entre toutes, c'est la très laconique « Demain, i’fra jour » qui ne laissait pas de m’impressionner - jolie sentence qui prenait valeur de clôture, pour tempérer l’urgence enfantine. Si bien que pour moi, c’était mon père qui scandait le temps. Ma mère se chargeait des échanges. De midi j’appris incidemment, pour finir, qu’il ne fallait pas le chercher à quatorze heures, ce qui me plongea dans une grande confusion. Après tout, les deux se confondaient certains dimanches où les repas semblaient n’avoir pas de fin ; si midi avait un sens, c’était celui de ces déjeuners où cèdent les digues du temps, dans les vapeurs de poulet aux pommes de terre.

Plus tard, l’adolescence entamée et mes oreilles rendues sensibles à une toute autre musique, j’entendis l’invité d’une émission de divertissement évoquer d’un air entendu un certain « démon de midi », ce qui compliqua singulièrement l’énigme d’une teinte érotique. L’amorce laissait à désirer, mais n’en introduisait pas moins la dimension manquante : celle du désir. Midi qui s'offre à tous, midi en pleine lumière, enflait d’un mystère de plus.

Midi ne s’épingle ni ne se réduit, échappe par nature comme le trésor de l’arc-en-ciel. A cette chair fantasque le « chacun » offre sa profondeur, particularise et démultiplie d’un même élan ; dit que mon midi ne sera pas celui du voisin (autorise même, à la limite, plusieurs midis par paliers en agglomération). Je demeure intrigué par l’usage du « voir » : si midi se tient sur le seuil, ne s’agirait-il pas plutôt de l’entendre ? De guetter le carillon, un heurt sur la porte ?

L’enjeu : déterminer s’il instaure un chacun pour soi, ou autorise le lien. L’adage me rebute un peu lorsqu’il épouse un pessimisme balourd, érige le petit intérêt mesquin en guide universel. S’il s’agit par contre de dire en peu de mots la singularité de chaque désir (boussole autrement exigeante et imprévisible), d’y lire en creux l’irréductible richesse de chaque montage subjectif, de rappeler enfin, que chacun n’entrevoit le réel qu’au prisme de son fantasme… Voilà que je m’y retrouve. J’imagine à tout prendre qu’il ne m’appartient pas de trancher, qu’en cette matière (comme en toutes) chacun verra midi à sa porte.

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