Adage n°5.2. : Chacun voit... / H. Merlin-Kajman



Adage n°5.2.

 

 
Chacun voit midi à sa porte
 
 


Hélène Merlin-Kajman

07/03/2020

Le ciel est très bleu, et la ville accrochée à la montagne parmi les touffes de thym, très blanche ; et il y a partout, au-dessus des portes, des cadrans solaires.

Aucun n’indique la même heure. Quand le soleil est au zénith, les habitants sortent sur le seuil. Ils regardent leur cadran, celui du voisin ; et ils constatent la différence. Alors ils s’interpellent sur tous les tons, de la moquerie à la colère, de l’angoisse à l’indignation, et se disputent, et s’invectivent, et leurs voix se répercutent le long des rues, rebondissent, reviennent, tourbillonnent dans la ville, s’enflent, repartent dans l’autre sens, jusqu’à ce que, le soleil tournant un peu, il devienne moins simple de comparer les ombres. Fatigués, hébétés de lumière et de cris, un à un ils rentrent chez eux pour faire un somme qui ne les guérira pas du désir frénétique de convaincre que midi, c’est à leur porte, le vrai midi, le vrai soleil...

On dit que souvent ils en viennent aux mains, et que les combats durent jusqu’au matin. On dit qu’il y a des morts jetés hors de la ville, et qu’en marchant face au soleil, on bute sur leurs ossements desséchés par la lumière...

C’est la Ville aux cadrans faux, raconte Marco Polo à Kublai Khan. Leurs habitants sont obstinés et querelleurs. Ils font venir leurs cadrans solaires de très loin : ils les multiplient dans les cours intérieures, aux portails de leurs jardins, les font orner de pierres précieuses, de devises alambiquées et furieuses, les chargent des représentations allégoriques les plus folles. Et leurs rivalités ne s’arrêtent pas là : les plus riches entretiennent des astrologues et des astronomes qui écrivent des volumes pour prouver l’exactitude des cadrans de la maison. Dans certains quartiers les habitants se sont rassemblés et ont aligné tous les cadrans sur celui qui leur paraissait le plus capable de les servir ; et à leur tour, ils ont cherché savants et orateurs pour défendre la cause de leurs cadrans. Parfois on croit qu’un parti va l’emporter, mais aussitôt, pendant la nuit, les cadrans sont brisés, les preuves détruites…

— Marco, interrompt Kublai Khan, toi qui as vu cette ville, toi, le voyageur expérimenté, dis-moi : n’y trouve-t-on pas un cadran solaire plus juste qu’un autre ? et parmi tous ces gens qui se disputent, n’y en a-t-il aucun qui soit capable de se rallier à sa vérité ?

— Grand Khan, répondit Marco, tout le monde sait où se trouve le cadran solaire le plus exact, et il arrive que quelques-uns s’unissent pour en défendre la justice. Il arrive même que leur parti l’emporte, car l’espoir gagne alors les habitants les moins aveuglés par la rivalité et l’égoïsme, la peur et la haine. Mais très vite, le pli des disputes reprend. On ne sait pas toujours d’où vient l’étincelle, mais cela reprend. Alors, découragés, les plus anciens dans le combat se retirent. Ils essaient d’écrire des livres, les uns, pour démontrer la futilité de midi, les autres, sa rigidité funeste. Il faudrait inventer d’autres unités de compte, proposent certains. Il faudrait surtout ne plus compter, avancent enfin les plus sages. Mais comment ?

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