Adage n°41.2.

 

Vieille amitié ne craint pas la rouille.

 
 

Michèle Rosellini

16/07/2022

Énoncé ambigu, propice à la rêverie. Une amitié de longue date serait-elle préservée de la rouille du temps : inoxydable en quelque sorte ? Ou bien, sous la rouille qui l’a recouverte au fil des années, des éloignements et des vicissitudes du sentiment, conserverait-elle inentamée sa solidité d’acier ? La seconde interprétation fait bifurquer ma rêverie. Dans la vie matérielle, j’aime que les choses se recouvrent de rouille : le fer forgé des balustrades, des pergolas et des portillons de jardin, même de facture médiocre, acquiert, rouillé, un charme qu’il n’avait pas à l’état neuf. La « patine du temps », certes, est un cliché, mais l’œil peut se laisser séduire par des images sans se soucier de les réduire en mots. D’autant que le charme que je trouve aux objets rouillés n’est pas unanimement éprouvé. Aussi ai-je pris l’habitude de prévenir la gêne des hôtes de passage auxquels je propose de s’asseoir sur des chaises de jardin constellées de taches de rouille en leur assurant qu’elles ne tacheront pas leurs vêtements et en m’excusant de n’avoir pas encore trouvé le temps de les repeindre, bien que j’aie déjà rassemblé tout le matériel nécessaire : brosse métallique, papier de verre et peinture antirouille. À vrai dire je les trouve très bien comme ça et tout à fait dans leur rôle : elles fournissent au fouillis du jardin mal entretenu l’alibi de la négligence assumée par une imaginaire succession des générations.

Il m’arrive toutefois de faire des tentatives de ponçage en vue d’une rénovation. J’y trouve quelque satisfaction : sous l’effritement de la surface, le métal au-dessous ne retrouve pas son brillant initial mais redevient lisse et compact. C’est par l’épreuve de cette solidité que j’accède à la métaphore de l’amitié.

Épicure a écrit que l’amitié débutait par l’utilité réciproque et se maintenait par le plaisir de la fréquentation. C’est là une vérité d’expérience. Les jeunes amitiés en sont encore au stade des intérêts communs, fussent-ils intellectuels, tandis que les amitiés anciennes ne se sont maintenues qu’au prix d’un dépassement de l’utile, chacun ayant trouvé de son côté à fonder sa vie sur d’autres investissements, d’autres alliances, d’autres attachements. Subsiste le plaisir de la fréquentation, d’autant plus vif qu’elle est intermittente et toujours menacée d’interruption définitive. Quand je retrouve, par hasard ou à dessein, des ami.e.s du temps lointain de ma vie étudiante, la joie, je le sais, est partagée. Elle est sans doute faite d’une multitude de sentiments que je ne saurais distinguer, le plus clair d’entre eux étant la surprise euphorique de se retrouver si changés par le passage du temps et pourtant si profondément liés par une affinité durable. Il y a lieu alors de se réjouir que la rouille du ressentiment ou de l’indifférence n’entame pas cette part de mémoire vive qui donne consistance et cohérence à nos existences séparées.