Abécédaire

 
 Travail n° 1
 
 


André Bayrou

13/06/2015

On dit « un travailleur en souffrance » ; on pourrait dire « un malaimé ». Travail et amour : les deux voies d’accès à la reconnaissance ; les deux sources de l’estime de soi et du lien aux autres. Le bonheur, horizon nuageux de toute psychanalyse : la capacité de travailler et la capacité d’aimer (Freud, Malaise dans la culture) – vaste chantier, vaste programme.

On tombe amoureux bien avant de savoir travailler ; mais à qui est entré dans le monde du travail, seul ou surtout l’amour peut redonner un autre monde, celui de la paresse adolescente. Rêver à son bureau. Ne pas comprendre ce qu’on lit. Ne rien faire, comme si on n’avait jamais su ce qu’était le travail.

Pourtant l’on sait que le travail existe, qu’il ne s’envole pas le pensum, le poids de laine à filer qui s’accumule chaque jour dans le panier : d’où culpabilité, remords, angoisse ; l’heure tourne, et je n’ai rien fait…

On voudrait alors travailler par amour.

Pourrai-je m’accrocher à tout ce que j’aime dans mon travail ?

Autrement, pourrai-je me servir des joies éprouvées ou espérées en amour comme de la carotte pendue au nez de l’âne pour le faire avancer ?

— Mais avancer jusqu’où ? Une même tentation de trop en faire. On se consume en amour comme au travail, on en fait des idoles auxquelles se sacrifier. Parce que du fait d’une contrainte sociale ou personnelle, on ne peut supporter l’attente que ces deux agitations viennent combler.

On connaît des travailleurs solitaires et des chômeurs amoureux qui vivent en paix avec eux-mêmes. Loin de renoncer, ils continuent, plus ou moins secrètement, à attendre un amour ou un travail. Ils se tiennent dans l’attente, endossant la souffrance et refusant la catastrophe. En essayant d’apprendre leur tenue, je pense aux ouvriers de Paris au Moyen Âge, qui attendaient l’embauche en place de Grève.