Abécédaire

 
 Quotidien
 
 


Adrien Chassain

02/05/2015

Depuis qu’il a pour lui la classe d’un substantif (au XIXe siècle), le « quotidien » n’a pas bonne presse. Lorsque Jules Laforgue déplore – « Ah ! Que la vie est quotidienne ! » – comme plus tard lorsque Monoprix promeut – « Dites non au quotidien quotidien » –, c’est toujours la même histoire, le mot accuse un certain désenchantement. Région de l’expérience moderne frappée de pauvreté, le quotidien (du latin quotidianus : « de tous les jours », « familier » et par lui de l’adverbe quotidie : « chaque jour ») est alors ce dans et contre quoi l’on s’agite, ce avec quoi l’on compose, temps petitement cyclique que scande le retour des heures et des espaces, activités, gestes et affects qui leur sont attachés. Soumises à un commun régime de répétition, les joies comme les peines en sont le plus souvent tempérées : ainsi vont les travaux, les plaisirs et les jours sur le fond d’une aliénation douce et consentie, car il n’est dirait-on rien hors d’elle, et qu’à force de la subir on finit par l’oublier.

Ce visage routinier du quotidien, on lui donnerait plus justement le nom d’ordinaire : ordinarius signifie « rangé par ordre, conforme à la règle, à l’usage » ; dans la langue de l’Église, ordinaire renvoyait jadis à l’autorité ecclésiastique d’un diocèse ; il réfère encore aujourd’hui à l’ensemble des prières répétées à la messe tout au long de l’année, tout comme au livre qui les consigne.

Contre ce quotidien là, contre cet ordre et cette liturgie de rigueur, je puis m’insurger et suivre la trace aléatoire des Surréalistes et des Situationnistes : chômer décidément, battre le pavé à la recherche de merveilleux et de rencontres inédites. Je puis aussi affecter la position du savant, décrire, formaliser la vie quotidienne et ses langages pour en mener la critique raisonnée, à l’occasion sarcastique (ainsi de Lefebvre, du Barthes de Mythologies, ou encore de Certeau) – mais alors, il est des chances que mon quotidien reste ou passe à la trappe… Reprenant la marche, je puis encore, à la manière perecquienne, me faire l’anthropologue sauvage du tout proche, accommoder mon ouïe au bruit de fond infra-ordinaire, en interroger les ressorts et les fausses évidences depuis ma position embarquée d’« usager de l’espace », sans plus de moyens qu’un autre sinon précisément cette curiosité vive. Enfin, il m’est permis d’imposer mes règles, une règle à ce monstre ordinaire : je puis, très lointain descendant des ermites et des cénobites, tâcher de capter et de distribuer au mieux cette attention rare dont les intermittences et le divertissement donnent parfois à mes journées un goût de raté – mais ces démarches sont bien loin de s’exclure et le quotidien n’est sans doute pas autre chose qu’une manière changeante de les investir tour à tour ou de les combiner.

Quels que soient ces efforts pour faire de chaque jour une « journée réussie », le quotidien fait surtout honneur à l’inachevé, s’il est vrai que la vie s’y éprouve « hors de son plan organique » (Breton), en deçà de tout grand récit qui viendrait lui donner sens et valeur. « L’homme du quotidien est le plus athée des hommes » (Blanchot, L’Entretien infini) : cette formule heureuse ne fait pas de la vie quotidienne un espace de déréliction sans l’envisager aussi sous un certain aspect d’éternité : évoluant dans une temporalité profane, étrangère aux idées de création comme d’apocalypse, cet homme du quotidien ne naît ni ne meurt ; aucune des grandes affaires qui l’occupent ne sauraient pour lui s’accomplir bien qu’elles soient toujours en jeu : c’est un monde de tendances, d’élans et de chutes répétés, d’événements jamais décisifs sinon après coup, dans nos récits.

J’ai travaillé comme brancardier saisonnier dans un hôpital de Bordeaux. Les malades qu’à leurs risques et périls je transportais de service en service étaient bel et bien malades, parfois même proches de la mort et la « chapelle » devant laquelle nous passions souvent manifestait concrètement cette proximité ; et pourtant ces personnes me semblaient d’une certaine façon éternelles ; je ne connaissais rien de leur histoire ou de leur dossier et ne les prenais en charge qu’un temps bref, nos échanges étaient de ce fait ordinaires et me frappaient leur capacité et parfois leur joie à investir ce registre ; inscrites par là dans l’ordre routinier du quotidien, leurs trajectoires personnelles se trouvaient mises en suspens et les petits tours que nous faisions ensemble avaient tout d’un mouvement perpétuel.