Abécédaire

 
 Jeu n° 2
 
 


Christian Drapon

14/03/2015

Il y a « du jeu ». Ainsi dit-on d'un meuble délabré, d'un mécanisme qui se grippe ou d'un organisme qui trahit fatigue et senescence. Reste que, sans se réduire aux dérèglements liés à l'usure, à l'obsolescence programmée, ou au déclin inéluctable du vivant, il n'est de libre jeu et de plaisir que par la règle qui, sans faire loi, en fixe les enjeux et les procédures. On peut jouer « de » son charme, de sa force, de son habileté ou de son talent, mais sans assurance absolue de parvenir nécessairement à ses fins. Tout vrai joueur sait que gagner à coup sûr c'est déjà se mettre hors-jeu et préférer la prise à la chasse. « Souffler n'est pas jouer » dit-on et le tricheur de de La Tour qui tire de sa ceinture l'as de carreau vaut le « mauvais joueur » qui, par crainte d'être joué, renverse la table. 

On qualifie de « jeu d'enfant » l'entreprise qu'on dit facile et sans péril, oubliant par là même tout le sérieux que l'enfant met à ses jeux. Même si ce n'est pas « pour de vrai », il sait que ce qui n'est « qu'un jeu » doit comporter, à quelque degré, prise de risque et mise en danger. Ainsi se prend-il « au jeu » au point de hurler de joie et de terreur. 

Que ce soit des murailles feintes d'un Elseneur de théâtre ou au faîte des sommets les plus vertigineux, la peur du « trou » et de la chute sont des menaces sensibles qui peuvent tétaniser ou paralyser. On joue avec sa peur la conscience de jouer sa peau ou une part de son être. Sartre note que le bon comédien n'annule pas son trac, il « l'irréalise » pour mieux le mettre au service de son interprétation. De même, l'amplitude du mouvement pendulaire qu'il imprime à sa corde et les oscillations de son balancier maintiennent le funambule en équilibre au-dessus du vide. 

Peut-être alors peut-on dire que le jeu n'est plus tout à fait un divertissement, mais qu'il peut engager tout notre être ; ni un simple passe-temps, mais une façon d'éprouver la pulsation même du temps dans le battement de notre sang.