Abécédaire

 
 Bibliothèque n° 1
 
 


Mathilde Faugère

01/11/2014

Où l’on range des livres. La bibliothèque, c’est le meuble, c’est la pièce, c’est le bâtiment et c’est par extension l’ensemble des livres qui les remplissent, le fonds. Mais j’aimerais parler de l’endroit, de l’enveloppe, de la couche superficielle, et parler surtout de ce lieu hors du commun : la bibliothèque publique.

Fonctions (subjectives, non exhaustives, non exclusives, non définitionnelles) de la bibliothèque publique :

- Emprunter : c’est ma première bibliothèque, celle de la moisson à faire pour toute la semaine dans les rayons, celle des résumés consultés rapidement, des livres négociés avec l’autorité paternelle (« Oui, tu peux reprendre ce bouquin déjà lu trois fois, si tu acceptes d’ouvrir ce grand classique indétrônable et incontournable de la littérature française »), celle de la carte perdue, celle de l’inutilité du marque-page daté. C’est celle des romans dévorés qui deviendra plus tard celle de la thèse abandonnée sur le bureau, du livre emprunté presque à contre-coeur (« Ah, c’est vrai, il faut que je lise celui-là »), avec, toujours, la carte perdue, et les gros yeux des bibliothécaires (« Oui, j’ai un mois de retard, je sais, mais… »)

- Travailler : la bibliothèque est un lieu où il est possible de consulter des livres sur place et de rester travailler pendant quelques heures, quelques jours, quelques mois, voire pour les acharnés, quelques années et toute la vie. C’est la bibliothèque universitaire, de lycée, de travail. Elles sont plusieurs à vrai dire, de la petite salle aux vieux murs recouverts de livres et de bois dans laquelle on s’entasse, aux temples aux hauts plafonds et au bruit assourdi par la moquette. Mais c’est celle de la retraite, et de la fuite, de la concentration. Il y a des étapes : le trajet, programme de ce qu’il y a faire ; le seuil par lequel on s’isole — tourniquet, escalator, simple porte poussée — ; la table sur laquelle chacun vient reconstituer, matérialisé, ce qu’est son travail pour lui — minimaliste ou bordélique, il y a des écoles. Certains s’enfoncent, progressivement, certains plongent, certains nagent tranquillement au bord de la rive, de la fenêtre. On y vient pour se contraindre, pour s’abandonner aussi ; idéalement, les bons jours, l’un conduit à l’autre.

- Y être : mais ce que je préfère peut-être dans les bibliothèques c’est ce qui s’y joue sur les tables, entre les livres. Ca devrait être un lieu clos, une bibliothèque, pris dans le cercle infini du classement Dewey, et bien non. Et je ne parle pas de cette vie sociale qui s’y recompose autour de la machine à café ou du cendrier, si pleine de discussions, d’intrigues et de marivaudages. Non, je parle de tous ces inconnus, assis à votre table : il y a ce monsieur avec sa petite fille qui vient pour la connexion internet, ce groupe de lycéens pour le DST de maths de la semaine prochaine, cette dame pour les magazines. Il y a encore ce bonhomme un peu bizarre, qui est toujours là, dès l’ouverture, ce qu’il fait vous semble un peu mystérieux, cela implique des fiches, ou un ordinateur ou un petit carnet mais c’est toujours la même chose, toujours à la même place, toujours très sérieux. Et puis, regardez celle-ci dont la coutume est de ramasser les livres abandonnés par les autres pour en faire des forteresses — ça protège bien, un livre. Lui ?… Eh bien, lui il vient juste parce qu’il fait chaud, et que dehors c’est l’hiver, et que ce n’est pas si mal ici. Notez que je ne dis pas que vous les aimez tous, non — le bruit que fait le groupe de lycéens vous donne envie d’inventer un nouveau supplice fondé sur l’association oreilles-bouche et le clochard sent mauvais. Mais il y a cet accord tacite de la bibliothèque publique : personne, personne n’a à demander ce que son voisin fait là, chacun a rempli sa part : vous êtes venu, vous êtes silencieux, relativement, et cela suffit. Pas d’écran ou de scène à regarder, pas de passants pour vous déranger, pas d’écot à payer, rien. Vous êtes protégé, entièrement anonyme, entouré d’inconnus parfaitement improbables, et vous êtes seul, en public, en vous ou hors de vous. Comme vous voulez.