Abécédaire
Hélène Merlin-Kajman
01/06/2019
Le promeneur qui cueille une prunelle à une haie se promet un fruit aussi délicieux que la mûre ou la framboise sauvage. Il se trompe : la prunelle est si âpre qu’aussitôt la chair du fruit croquée, son premier réflexe sera de la cracher.
Mais laissons à sa déconvenue ce personnage du long des haies – elle le fera rire bientôt. Il est étrange que le mot qui désigne cette baie immangeable désigne aussi la « petite ouverture dans les tuniques de l’œil » (Furetière), au point même que l’on compare à la prunelle de mes yeux l’objet possédé avec le plus de passion, l’être le plus absolument aimé.
C’est qu’avec la prunelle, avec l’iris et la pupille, s’offre un espace de communication mystérieux, plein de plaisirs et de joies autant que de peines et d’énigmes.
Non que l’homme soit le seul animal à en être doté. Mais les prunelles rondes et placides des vaches, celles des chevaux qui s’affolent vite, celles des chiens qui savent languir, celles des lézards arrêtés dans le soleil, celles des poules courroucées – et jusqu’aux célèbres prunelles des mouches drosophiles, des merlans frits ou des chats prophétiques –, sont miroirs des nôtres, yeux que nous sondons pour y plonger, y heurter, ou leur comparer, nos propres prunelles.
Alors, alors... !,
En premier lieu,
les prunelles sont ce que l’on ouvre tout grand,
– tout grand.
Elles sont ce qui flotte dans un visage nouveau-né avant d’attraper le regard de qui berce, puis de répondre et de jouer.
Elles sont aussi ce qui s’accroche à d’autres dans l’agonie.
(Car il n’y a pas de prunelles sans d’autres prunelles).
Et c’est pourquoi
Elles sont aussi
Ce qui invite, ce qui appelle, ce qui provoque.
Ce qui accueille ou rejette.
Ce qui ne vieillit pas (ou si peu) quand tout vieillit.
Ce qui peut vaciller dans la folie comme entrer dans l’extase.
Ce dont la lumière est variable à l’infini.
Ce qui parfois se défend par la colère farouche.
Ce qui peut perdre son éclat au point de devenir terne et s’éteindre.
Ce qui peut s’illuminer et scintiller.
Ce qui donne sa vraie couleur et son assise à la parole.
Ce que l’on scrute parfois avec inquiétude.
Ce que l’on regarde avec ivresse dans un visage aimé.
Ce qui ressemble à une porte intime.
Ce qu’on peut pénétrer sans rien violer.
Ce qui parfois transperce comme une flèche.
Ce qui parfois caresse comme du velours.
Ce par où s’échange le désir,
Ce qui chavire, et fait chavirer.
Ce sur quoi on referme ses propres paupières quand le trouble en est trop grand,
Ou bien ce dans quoi on se noie quand deux regards ne font qu’un fleuve.
Et enfin ce qui manque lorsque quelqu’un vient à manquer.