Abécédaire

 

 
Toupie
 
 


Brice Tabeling

01/06/2019

 

1. Ça tourne. Mais qu’est-ce que ça tourne ! C’est fascinant comme ça tourne, au point qu’on se demande si l’essence de la toupie n’est pas, plutôt que l’objet lui-même, les tours qu’il fait sur lui-même.

Pourtant, non. Car la toupie, ce n’est pas seulement le « ça tourne », c’est aussi l’émerveillement que cela ne cesse de tourner. Il y a en effet quelque chose d’incroyable dans la durée du mouvement, dans sa persistance. Or celle-ci tient, d’une part, à la juste répartition du poids de l’architecture principale de l’objet (son corps) et, d’autre part, au caractère minimal des contacts entre ce dernier et le sol (par l’intermédiaire de la pointe extérieure de son axe). Le premier élément permet que, dès lors qu’elle tourne, la toupie trouve un équilibre et s’y maintienne. Le second que seuls les frottements de l’air sur le corps et ceux provoqués par le sol sur la surface minime du bout visible de son axe contrarient ses tours sur elle-même; autrement dit : ses rotations ne rencontrent presque pas d’obstacle et peuvent durer. Aussi, pour apprécier correctement l’extraordinaire de la toupie, il est crucial de réserver une place éminente à l’objet même, à ses proportions harmonieuses et à la finesse de sa pointe qui permettent le « ça tourne encore ».

Or, du « ça tourne encore » découle un nouvel éblouissement : la toupie bouge, elle circule, elle prend des trajectoires formidables ! Du temps en effet vient la possibilité du mouvement : parce que la toupie ne tombe pas, parce que l’événement du « ça tourne » se prolonge, il suffit d’une légère orientation du geste initial, d’un souffle sur le corps ou d’une décision des dieux, pour que la toupie quitte son axe de rotation initial et se mette à tracer sa route, ajoutant à la merveille du « ça tourne », à l’incroyable du « ça tourne encore », la magie pleine de suspense du « mais où va-t-elle donc ? »

2. Le philosophe italien Giorgio Agamben raconte dans Profanations que la toupie était, à l’origine, un instrument de divination. L’usage en est attesté en Egypte, à Babylone, chez les Grecs, les Romains etc. C’est la trajectoire – et non pas les rotations, parfaitement superflues -- qui importait alors : devant quelle case sinistre ou heureuse s’arrêterait la toupie ?

Agamben a des pages très belles pour expliquer le pouvoir de « profanation » du jeu, sa puissance de remise à l’usage commun (profane) d’objets sacrés ou tout simplement sérieux : « Le jeu libère et détourne l’humanité de la sphère du sacré (…). La « profanation ne concerne pas (…) la seule sphère religieuse. Les enfants, qui jouent avec n’importe quelle vieillerie qui leur tombe sous la main, transforment aussi en jouet ce qui relève de la sphère de l’économie, de la guerre, du droit et des autres activités que nous avons l’habitude de considérer comme sérieuses. (…) les puissances de l’économie, du droit, et de la politique, désactivées dans le jeu, deviennent les portes d’un bonheur neuf ».

Ainsi de la toupie, instrument divinatoire avant de devenir jouet. Néanmoins, ne peut-on faire l’hypothèse qu’avant de se retrouver condamnée par un illuminé ou un escroc à devoir choisir parmi des cases lugubres, elle était à l’origine un jouet ? J’aimerais pouvoir soutenir qu’il y a d’abord un émerveillement sans langage ou pour le moins, sans code, sans dogme, et sans Livre : l’émotion d’un « ça tourne », d’un « ça tourne encore » et d’un « mais où va-t-elle donc ? ». Ou, si vraiment l’on me conteste cette précédence, ne pourrait-on au moins convenir ensemble, par égard pour la nature circulaire de l’objet, que le jouet et l’instrument ne cessent de se précéder l'un l'autre, que la toupie est toujours d’abord à la fois profane et sacrée (de la même manière que Notre-Dame aura toujours été littérature et cathédrale) ?