Abécédaire
Andre Bayrou
06/04/2019
La vue d’un paysage de verdure rappelle une réalité qui précédait l’apparition des hommes, et qui l’a rendue possible. On sait que cette campagne a connu bien des métamorphoses, dont les plus radicales ne sont pas le produit de l’activité humaine : les mers se sont retirées, les montagnes ont pris de la hauteur, les rivières ont tracé leur lit à travers les sédiments. Malgré tout, on a l’impression que le paysage est le lieu d’une continuité, d’un déroulement ininterrompu depuis des temps plus que lointains. À l’échelle des générations humaines, on se sent aussi précédé : cette forêt, ce chemin existaient avant moi, et pour d’autres que moi. Je ne suis pas le premier à mettre ici le pied.
Or je regarde les oiseaux, les arbres, les pierres, les herbes, les insectes, sans pouvoir leur donner de nom, à quelques exceptions près. C’est vrai, la nature est un livre, parce que je ne sais pas lire. Pourtant je me souviens d’avoir fait des herbiers à l’école, en collant des brins de fougère jaunis entre deux pages de cahier. (Maintenant, si je ramasse quelque chose en promenade, c’est plutôt des emballages abandonnés.)
Difficile de ne pas invoquer, dans mes cogitations de promeneur, une figure ancestrale qui possèderait le savoir dont je manque, une présence qui saurait m’indiquer, en haussant les épaules, le nom et le caractère de toutes les choses qui m’entourent. C’est parfois l’image d’un couple de paysans, nés il y a un siècle, au lendemain de la première guerre mondiale, héros ordinaires d’une histoire familiale, nationale et mondiale, puisque le travail de la terre constituait à leur époque l’occupation d’une bonne moitié au moins de la société, en France comme dans le monde entier. C’est aussi, par élargissement, le fantôme innombrable de tous ceux d’autrefois et d’aujourd’hui qui savent lire la nature, par nécessité ou par goût : je les imagine comme des gens qui auraient un langage en commun, par-delà le temps qui les sépare.
On m’a appris durant mes études à me méfier de l’idée de nature humaine : et c’est vrai, tout a une histoire, tout est imprégné de culture, même les corps, si bien qu’on peut toujours rouvrir la discussion sur ce qui nous est naturel ou non. Je comprends cependant le charme qu’il peut y avoir à penser que l’humanité est traversée par une nature propre : car alors on regarde les hommes un peu à la manière d’un paysage, dont l’existence étale nous lie à la longue durée.