Abécédaire

 

 
Fièvre n°1
 
 

Eva Avian

12/01/2019

 

 

Coup de chaud.

On ne manquera pas l’école si on n’a pas de fièvre. On n’est donc pas vraiment malade si on n’a pas de fièvre. Il n’y a qu’un enfant pour souhaiter d’en avoir – ou la jeune fille que j’étais, séduite par le portrait de la belle endormie au front moite et aux joues roses, agitée par des rêves confus sur de bons matelas. Jusqu’à ce qu’une vraie grippe embrase ma gorge, emplisse mon nez et me fasse pleurer de rage.

La pleine page de fièvres du dictionnaire Furetière donne le frisson. C’est Argan comptant ses médecines, sans prêter à rire : fièvres double, tierce, quarte et demi-tierce, triple-tierce à triple-quarte, une continue + deux intermittentes, une quotidienne + une tierce qui font deux fois par jour, d’un jour l’un, trois accès de deux jours l’un, de cinq à cinq jours, de six en six ou de sept en sept. Tant de fièvres que d’humeurs, de maladies, et pas de mort sans fièvre. Et encore : essentielle, erratique, éphémère, putride ou non, extraordinaire et confuse, chaude et lente… Par quoi l’on retrouve notre jeune héroïne enfiévrée. C’est d’elle dont je veux parler.

On distingue dans la fiction, à peu de chose près, deux fièvres. Celle qui fait subitement mourir un personnage (plusieurs s’il s’agit d’une épidémie) de sorte que l’on soit saisi par la soudaineté de sa disparition, et celle qui fait craindre pour sa vie mais ne l’emporte pas. C’est souvent la maladie d’amour, parfois d’un autre désir inassouvi, qui fait brûler, et transir, et qui n’a rien d’une simple métaphore – qui est peut-être, plutôt, une figure. La fièvre est une vraie fièvre, et c’est bien là qu’un amant mourrait littéralement d’amour.

Ma question est la suivante : pourquoi colle-t-on la fièvre à notre personnage ? Pourquoi l’aliter, l’assécher, le faire fondre, s’empresser à son chevet et perdre un temps précieux à ne pas le seconder dans la poursuite de ce qu’il désire ? Peut-être faut-il le priver de ses forces pour ne pas qu’il aille se blesser ou commettre quelque sottise, accès de violence, déclaration sauvage et autres enlèvements. L’allonger, un petit peu, le temps qu’il se calme. C’est là, abandonné aux regards, qu’il pourra devenir à son tour objet de désir (car on s’est affligé autour du lit quand on désespérait de sa vie, ce qu’un témoin bienveillant lui rapportera au réveil) et d’abord celui du lecteur, qui espère qu’il vivra.

Il faudrait, à l’acmé du désir, le faire mourir un peu, pour que l’on partage, pourvu qu’on ait été contaminé à son tour, le plaisir de sa renaissance. C’est Colette, et c’est Claudine, à Paris qu’elle abhorre, succombant au deuil de ses « chers bois », ses belles boucles châtain coupées court à même l’oreiller et qui se redresse soudain, affamée et prête à conquérir, à son réveil, et la grande ville, et l’amour. Tant il est difficile de dire ce qui est premier, de la blessure d’amour ou de la fièvre, de celle du personnage ou de la nôtre, et pourquoi il semble si important de voisiner avec les ombres à ses côtés, et de se relever.