Abécédaire

 

 
Bond n° 1
 
 


Augustin Leroy

06/10/2018

 

 

Mouvement indécomposable d’un point (appelons-le bord A) à un autre (bord B) qui suppose qu’entre ces deux points passe quelque chose qui à son tour suppose, par son passage, qu’il y avait quelque chose à passer. Autrement dit, c’est en arrivant sur B que je découvre la différence qui sépare B de A. Comme le souligne Patrice Loraux dans son merveilleux livre Le Tempo de la pensée, « Le bond institue l’autre bord d’un seul coup ». Le pétillant philosophe qui disait « je suis minuscule, et parce que je suis minuscule, je passe inaperçu, et parce que je passe inaperçu, je persiste » me rend, par la vivacité de son écriture, le bond praticable pour un essai de définition : de la lecture au geste d’écrire, Loraux me donne les ruines d’un pont et me souffle l’énergie de l’élan. Levés du ciel, je tombe les yeux dans son livre.

O vertigineux tempo de la pensée immense de Loraux le minuscule !

Mais poursuivons : la raison est prise de nausée quand il s’agit d’effectuer un bond. Au bord, celle-ci préfère le pont au bond. Ainsi, elle évalue les paramètres nécessaires au passage d’un point à l’autre : distance, vitesse, force, poids, nature du terrain d’origine et d’arrivée, dangers imprévisibles, temporalité. Elle anticipe les ravins, les inclut et trace un chemin, réglant le rapport entre l’énergie et la prudence. Le passage du bord A au bord B par un pont signale l’effectivité d’une méthodologie de la traversée organisée par le principe de précaution : il s’agit de prendre du retard sur le passage afin d’en étudier toutes les modalités, pour ensuite traverser rapidement en connaissant déjà l’autre bord : « la fin, accordée d’avance depuis l’origine », dit encore Loraux.

Au contraire, le bond, parce qu’il fait l’économie du chemin, fait sauter tous les obstacles : les lois de la biologie, Dieu, les ornières et les ronces – la peur du vide. De même, il disloque la permanence des bords qui s’effritent après le passage, engendrant bizarrement un entre-deux là où seuls s’étendaient, jusqu’à présent, les confins. L’être bondissant prend de l’avance sur l’horizon et inscrit moins la stabilité des lieux passés que le devenir, parfois brutal et sauvage, d’un passager fulgurant. Le poète du bond, c’est Rimbaud avançant dans « Matin » jusqu’à la fin du monde pour nous inviter à « adorer – les premiers ! - Noël sur la terre ! ». Restés sur la berge, débordés et pris de retard, les Assis se crispent en anciens calculs, verts de rage et de vertige.

En somme, je distingue deux paradigmes de l’allure de la pensée : le bond et le pont, la poésie et la philosophie, l’énergie foudroyante d’une image inouïe et la prudence attentive du raisonnement. Mais lequel de ces deux paradigmes est transitionnel ? Tous deux opèrent un passage, mais tout passage n’est pas transitionnel : le raisonnement s’imagine désaffecté, purement logique ; l’énergie est brutale, possiblement destructrice, terrifiante pour les témoins. Une synthèse des deux ? Ce serait réduire le bond à un saut, à une pirouette effectuée à l’allure mi-bond mi-pont. Le bond n’est pas une opération dialectique mais une pulvérisation de l’héritage qui laisse derrière lui, sous un ciel pathétique, errer les poursuivants. Il n’y a peut-être rien de transitionnel dans tout cela si ce n’est la tentative d’accorder la violence de l’image (ô le bond du tigre !) et la minutie de l’analyse. Comment accorder ? En consentant à l’évidence partagée du passage. Retardée, à venir, ayant déjà eu lieu, devenant, insituable, l’inflexibilité des résistances, des blocages, des abîmes est ce par quoi on passera. Serait ainsi transitionnel le désir de réfléchir la dépression de la pensée à l’endroit commun du bond et du pont : sonder l’entre-deux pour ramasser les pierres éboulées depuis le lit des rivières en se rappelant l’intensité d’un coup de griffe porté à la boue de l’aube – et essayer d’avancer d’A à B sans oublier que le passé peut nous bondir au visage.