Abécédaire
Brice Tabeling
28/04/2018
Révolutions invisibles ou visibles. Les révolutions visibles ne le sont que de loin. Il faut un point de perspective. Les acteurs, qui se tiennent au plus près, peuvent bien commenter la révolution, ils n’en ont qu’une vue incomplète : leur perspective sur la révolution est encore la révolution. Quand les révolutionnaires français discutent de la Révolution, leurs débats (« être fidèle à la Révolution » ou « la terminer ») deviennent un élément déterminant de la dynamique révolutionnaire, une manière donc, encore, de la faire. Le seul sujet qui voit la révolution est celui qui, comme Kant, se tient à distance ou, comme Burke, y reste résolument étranger. Ils aperçoivent alors l’événement pleinement : une déchirure grandiose, captivante et anxiogène, interrompant le cours du temps.
Les révolutions invisibles, nul sujet ne les voit. Leur modèle est la révolution du globe terrestre autour du Soleil. Ça tourne, ça révolutionne, mais sans provoquer ni enthousiasme, ni véritable inquiétude. On ne les appréhende qu’à travers de petits indices (le raccourcissement des jours, des manières de ne plus se saluer) ou à la suite de longs raisonnements (calculs astronomiques, méditations sociohistoriques ou philosophiques).
Devenir révolutionnaire ou Histoire. Les révolutions se terminent mal, en général : 1789 débouche sur l’Empire, octobre 1917 sur Staline, la révolution américaine a donné Trump. Mais, comme le rappelle Deleuze, il s’agit alors de la révolution comme Histoire qu’il ne faut pas confondre avec les devenirs révolutionnaires. Ces derniers, réponses de l’individu « contre l’intolérable » et manières de « conjurer la honte », conservent toute leur nécessité. « Que les révolutions échouent, que les révolutions tournent mal, ça n'a jamais empêché les gens ni fait que les gens ne deviennent pas révolutionnaires », déclare-t-il dans L’Abécédaire.
Révolutions sanglantes, violentes ou pacifiques. Mais à quel moment le devenir devient-il Histoire ? Le premier coup de feu, la première tête coupée, la première convulsion de la foule contre un innocent peuvent-ils faire repères ? Le modèle de Deleuze est mai 68 (« irruption d’un devenir à l’état pur »), révolution non-sanglante mais non sans morts. Le devenir révolutionnaire peut-il être strictement pacifique ? Il me semble qu’il ne peut, par nécessité sociopolitique, être sans violence et esquiver, à terme, ce qu’il doit à l’Histoire et qui se compte en victimes. Sur le seuil de la révolution, c’est ce qui me fera hésiter.
Passées, en cours ou à venir.