Abécédaire

 

 
Indiscrétion n° 2
 
 


Brice Tabeling

10/03/2018

 

 

L’indiscrétion (ou la discrétion) ne relève pas en premier lieu de la parole et des franchissements que, parfois, elle s’autorise entre scènes privées, intimes, amicales, publiques ou mondaines. C’est, me semble-t-il, une catégorie qui nomme un événement dans le réel des plaisirs et des blessures possibles. Plutôt que de l’associer au secret, à l’aveu ou à l’impair, je la placerais aux côtés des égards, des attentions et de la civilité.

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Soit un regard indiscret. Qu’est-ce qui caractérise un tel regard ? Voit-il ce qu’il ne faut pas voir ? Il me semble que la chose vue importe moins que la direction dans laquelle l’œil s’aventure. Qui sait ce qu’il trouvera au bout de son audace ? Rien ne sera découvert peut-être mais cela suffit. Ce que transgresse un coup d’œil indiscret, c’est le pressentiment d’une réserve, la simple potentialité d’un embarras.

Au café, j’entends un couple se disputer derrière moi : j’hésite à me retourner. Ce qui me retient est un événement probablement chimérique : je crains que nos regards ne se croisent, c’est-à-dire, en fait, moins d’être vu regardant que de provoquer leur honte en leur faisant prendre conscience qu’ils s’exposent et, de là, de la honte encore : celle d’avoir exposé leur honte. Pour que se pose la question de mon indiscrétion (ou de ma discrétion), il faut que je fasse droit à tout un drame imaginaire. Ce n’est qu’autour d’un événement potentiel dans la sensibilité hypothétique des autres que mon coup d’œil sera indiscret ou pas.

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Imaginaire sensible ou sensibilité imaginaire, le monde dont relève l’indiscrétion n’en est pas moins réel. Nul article de loi, nul code moral ne le détermine, nulle équation statistique, nulle expérimentation au laboratoire ne l’atteste mais, aussi virtuel (projeté, rêvé) soit-il, ses effets affectent mes relations en société : je regarde ou je ne regarde pas, j’interroge ou je me tais, je me vexe et j’embarrasse, je me confie et je ne me confie plus.

L’indiscrétion ne s’explique qu’avec difficulté et son inactualité la rend facilement contestable. Les phrases qui la racontent paraissent, à celui qui y est insensible, tarabiscotées, précieuses, fumeuses, futiles. C’est là que se marque nettement, il me semble, la différence avec le secret dont la trahison se formule sans mal dans le langage de la loi, du respect ou de la transgression, de la parole tenue ou violée. La langue française témoigne, à sa manière, de cette difficulté en troublant les relations antonymiques (on peut être discrètement indiscret) et, de manière plus générale, le repérage d’une unique classe qui en organiserait conceptuellement les différents usages (la discrétion comme discernement, modestie ou silence).

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Certains mondes (c’est-à-dire aussi : certaines sensibilités) lui font place, d’autres l’ignorent totalement. Celui de La Princesse de Clèves me semble lui être tout particulièrement hospitalier. Chaque acte est précédé par la pensée (et la formulation) de ses effets émotionnels potentiels sur l’autre au point de doubler et d’électriser la moindre initiative. Dans le texte même, l’amour du duc se devine à travers des « discrétions », signes de son effort pour prévenir les plaisirs et les blessures de la princesse. L’indiscrétion (ou la discrétion) ne pourrait-elle pas, à cet égard, constituer une catégorie critique utile du commentaire ? Lorsque la Dauphine provoque le désarroi de la princesse en lui faisant lire une lettre amoureuse supposément adressée à Nemours, j’ai envie de parler d’« indiscrétion », non pas pour signaler ce qu’elle trahit de l’intimité de l’épistolier mais, parce qu’à ce moment-là, la dauphine dédaigne un possible (que la princesse aime Nemours et que cette lecture la terrasse) qui est le roman même.

À l’inverse, sur la scène tragique, plus particulièrement racinienne, une telle catégorie critique paraît plus saugrenue. Dira-t-on que Phèdre est indiscrète ? Que Joad fait preuve de discrétion en cachant les origines de Joas ? Problème de temporalité, il me semble : les personnages de Racine sont trop pris par l’urgence de la catastrophe et l’actualité de leurs passions corporelles pour dégager un moment où se réfléchirait l’incertitude de la sensibilité imaginaire des autres.

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Le contraire de la discrétion ne serait pas, de ce point de vue, l’indiscrétion mais l’adiscrétion : qualité d’un être (ou d’un monde) qui n’a aucun intérêt pour l’inactualité des événements possibles dans la sensibilité des autres – ou qui n’en a aucune idée.