Abécédaire

 

 
Flux
 
 


Jules Brown

13/01/2018

 

Aux États-Unis, on prononce « fleuX ». Le « x » se fait entendre, avec brutalité. En français, ça se dit « flu ». Le son « u » se prolonge et avec lui, la liquide du groupe phonétique initial et l’idée même de flux dans sa pureté interminée. J’aimerais croire que la manière dont nous, les Américains, disons « flux » renseigne sur notre rapport au concept ou à la figure qui comporterait donc toujours un effort pour en interrompre le mouvement, le couper au moins dans ses représentations. Mais, je sais, il ne faut pas essentialiser la langue.

Tout de même, les États-Unis sont plus que tout autre, un pays du flux et, en même temps, de son refus entêté (ou malhonnête). Il suffit de regarder nos routes. On voit bien que rien ne les caractérise en dehors du flux qu’elles doivent accueillir : elles sont larges (parce que les corps automobiles qui y circulent sont larges), tracées au plus court, indifférentes au relief ou aux habitations. C’est le simple dessin d’un flux. Pourtant, ce n’est pas ainsi qu’on les raconte : on accorde toujours un privilège à la destination (Los Angeles, San Francisco, les grandes villes ou l’océan). Le récit des routes américaines, c’est le récit d’un trajet, le mythe d’une traversée, pas une histoire de flux. Quand David Lynch filme une route (et c’est sa marque de fabrique), l’émotion particulière de ses images naît d’une incertitude sur la destination – et donc, en fin de compte, encore de la destination et pas du mouvement aussi équivoque et épuré soit-il.

Notre Histoire pourrait très bien se formuler à partir des différents flux migratoires : l’arrivée des sapiens par le détroit de Béring il y a 17 000 ans, celle des hommes blancs au XVe siècle, puis leur progression vers l’Ouest, le transport des hommes noirs, contraint et massif, les vagues successives d’immigrants du monde entier plus tard et encore aujourd’hui. Cela donnerait un tableau très abstrait, séries de grandes lignes mouvementées et sanglantes, mais assez juste, je crois, de ce qu’est l’Histoire de notre pays. Bien sûr, cette Histoire-là est à peine dicible : on préfère raconter des légendes, imaginer du sens et des valeurs (héroïques, civilisationnelles) plutôt que s’en tenir au jeu des flux. Par exemple, le western est très essentiellement un genre cinématographique qui raconte le flux (terrible) de la population blanche vers l’Ouest mais à aucun moment quand on regarde un western on a l’impression d’assister à cela. C’est une conquête, une exploration, un combat, un duel – voilà l’Histoire, avec ses fins (moralisatrices) et ses significations. La figure du flux est dissimulée aux marges du récit et du discours, dans les formes visuelles (le travelling latéral) et dans les choses (une descente de rapids, une charge de cavalerie).

Je me demande même si ce qu’il y a de flux dans le désir n’explique pas l’importance que notre culture a fini par donner, plus que toute autre en Occident me semble-t-il, à la cérémonie du mariage qui, de ce point de vue, ne serait pas très différente (structurellement) du money shot de nos films pornographiques : une manière de clôturer, plus ou moins spectaculairement, le flux amoureux.

Quelque chose doit nous déranger dans la figure du flux. C’est vrai que ce n’est pas proprement américain (et Gilles Deleuze a suffisamment insisté sur les mille fascismes, petits ou grands, qui pétrifient le flux). Ce que je sais, c’est qu’aux États-Unis, on passe sa vie à se déplacer à travers le territoire en se donnant des raisons (scolaires, professionnelles) et en se nourrissant d’espoirs (de renouveau, de réinvention) alors qu’en fait, nous ne faisons que suivre les flux (économiques, climatiques). La vérité n’apparaît qu’à la fin quand nous nous installons une dernière fois quelque part et que nous réalisons que nous ne sommes en fait nulle part. C’est probablement ça que ma culture a voulu dissimuler en refoulant le flux : qu’un jour terrible, cela s’arrêterait et que nous serions dépourvus de tout.

Je vis seul dans le Vermont, ma maison est confortable, j’aime les grands arbres qui font face à mon bureau. Je suis à la retraite. Je regarde en boucle Le Mécano de la General de Buster Keaton.