Abécédaire
Brice Tabeling
15/04/2017
1. Fut d’abord pour moi une série confuse d’images, de souvenirs et de syntagmes contribuant à composer ma position politique : le peuple prenant la Bastille (en 1789), le peuple en armes, le peuple de gauche, le gouvernement du peuple par le peuple pour le peuple, le peuple prenant la Bastille (en 1981), événement auquel, des images télé en attestent, je participais sur les épaules de mon père. Je n’ignorais pas certains usages de droite ou d’extrême droite – le Volk nazi, le peuple français de Le Pen – mais il m’était facile de les repousser comme autant de détournements destinés à manipuler le peuple justement.
Que le peuple puisse être manipulé ou que mes emplois, même positifs, soient partiellement contradictoires entre eux m’était une légère gêne mais pas davantage : le peuple était une figure du politique dont l’équivoque n’appartenait qu’à ceux qui s’opposaient au mouvement historique, progressiste et égalitaire, dont le peuple était à la fois le moteur et le destinataire. En ce sens, pour moi, le peuple existait, non pas peut-être comme une entité historique ou sociologique précise mais comme le tranchant issu du réel (Histoire et société) qui départageait le langage politique entre la gauche et la droite, le juste et l’injuste, le vrai et le faux. C’était, si l’on veut, le contraire d’une équivoque.
2. Des lectures me ramenèrent à l’équivoque du terme. Un livre de Giorgio Agamben consacre quelques pages à son inhérente ambiguïté. Celle-ci traverse le temps et les langues : populus et plebs, populo grasso et populo minuto, peuple et populace, « là une inclusion qui se prétend sans reste, ici une exclusion qui se sait sans espoir ». Afin de développer son argument, Agamben opte pour une distinction typographique – « Peuple » contre « peuple » – mais souligne en définitive la solidarité des deux termes : le corps politique intégral et qualifié, le Peuple, ne cesse de produire le reste sans qualité, la vie nue, le peuple ; ainsi le Peuple nazi (le Volk) a produit dans les camps d’extermination le peuple juif. Et réciproquement : en produisant le peuple juif, le peuple allemand s’est lui-même placé tout entier sous le régime d’une vie nue, corps biologique qu’il faut purifier à l’infini.
3. Mais le peuple ne devrait-il pas être surtout cela : le nom de l’irruption scandaleuse des sans-parts sur la scène du politique ? En ce sens, le nom même du minoritaire protestant contre l’ordre établi, contre le partage des dignités, des biens et des valeurs ? Le moyen nécessaire par lequel un groupe d’êtres humains, « exclus sans espoir », se subjectivise et devient force de bouleversement politique ?
4. J’assiste aux élections présidentielles et le peuple ne cesse d’être invoqué, interpellé. On entend très fortement son nom aux extrêmes et, malgré mon attention aux sens contradictoires du terme, je ne parviens pas à en distinguer très nettement les usages. Jusqu’à quel point le nom de la subjectivation des sans-parts se différencie-t-il du nom du corps politique intégral ? Le fantasme du peuple total trouve une énergie puissante dans le sentiment de sa relégation ; et le peuple exclu ne condamne-t-il pas tout ce qui prétend le déléguer, le différer et le représenter (les élites, les privilégiés, les politiques) ? Surtout, ces deux usages du peuple n’unissent-ils pas leurs forces pour se scandaliser, ensemble, d’un projet transnational qui menace d’assourdir l’évidence de leur présence sur la scène politique ?
Il me semble qu’en ce début de XXIe siècle, il est tout à fait impossible de dégager un « peuple » qui nomme la pure énergie du minoritaire sans qu’il soit, d’une manière ou d’une autre, repris par la figure du corps politique intégral. Le jeu des différences ne s’est-il pas effacé à mesure que le cadre juridico-politique de l’Etat-Nation qui en avait généralisé les usages disparaissait et que s’y substituait un fantasme sans limite issu de sa perte ? Caractères italiques ou romains, majuscule ou minuscule à l’initiale, rien n’y fait : je ne sais pas ce que nomme le « peuple » qui a voté Trump.
5. Par un mélange d’attachement sentimental et de respect pour cette figure, aussi fantasmée et trouée soit-elle, qui avait fait l’Histoire, je ne peux que garder le terme – et cela en dépit de la démonstration qui précède de son oscillation sans fin et de sa compromission avec le biopolitique.
C’est une émotion à laquelle je consens à condition toutefois qu’elle ne cherche pas à relancer, sous une forme faussement nouvelle (cyber-peuple, peuple connecté ou peuple hologramme), une figure dont la tragique équivoque obstrue, pour moi, la pensée d’une politique à venir. Ce n’est ainsi que sous la forme du chagrin provoqué par sa perte que le « peuple » fait sens pour moi aujourd’hui.