Abécédaire

 

 

Parole




Gilbert Cabasso

08/04/2017

 

 

 

Les réminiscences métaphysiques et poétiques m’intimident autant qu’elles s’imposent à moi. Elles me reviennent du plus loin de ma jeunesse qui s’attardait à ces « chemins qui ne mènent nulle part », se complaisait à l’oblique, au clair-obscur de Heidegger lisant Hölderlin, Trakl, George… Parole élue ? Elevée, déployée, surplombante et belle. Comment, ici, m’y retrouver, me risquer à revisiter l’archéologie d’une pensée dans laquelle le Mot, le Verbe, la Parabole tissent la solennité secrète de leur rapport à ce qui est ?

Ma parole s’ignore. La voici qui hésite, trébuche, heurtée, mal venue, mal tenue. Les mots, d’une nécessité lointaine, incertaine, mesurant par eux-mêmes leur misère, font retour, on ne sait d’où : « Nous sommes un signe, vide de sens, insensible et loin de la patrie, Nous avons presque perdu la parole » (Hölderlin). Ces mots-là me reviennent sans emphase, ainsi. Ils vivent en moi, énigmatiques, insistant, résistant.

Souvent, c’est une autre parole, sans tranchant ni secret, que l’on croirait nécessaire si elle ne se perdait vite, confuse et brouillée, bavarde, informe, en deçà de l’authentique échange commun, indifférente à toute exigence de conversation à hauteur d’homme. A fortiori, sans l’intensité des jeux du dialogue dans lesquels la parole vive et mortelle continue de nous tenir dans l’éveil du partage, celle de Socrate, perdue, sauvée, tant qu’on n’en brûle pas la partition. Celle d’un geste en restituera-t-elle jamais la mélodie, le grain ? Socrate chantait-il parfois ?

 

Je me souviens d’un autre temps, cher payé, qui s’ouvrait toujours sur ces mots qu’on voulait croire de grande générosité, adressés comme il fallait par le médecin des âmes :

— Je vous donne la parole.

— Mais dites-moi donc d’où vous la détenez pour vous croire autorisé à me la donner ! Et qu’en ferais-je moi-même si d’abord, vous ne m’en montrez pas l’usage ? Je la dilapide, la dilue, la disperse, et finis par vous la rendre, effilochée, trouée de partout.

 

Moi, je vous donne ma parole. M’y reconnaîtrez-vous ? Celle-là m’engage en vérité, préservez-la. Je l’offre à vos mémoires contre mes propres oublis. Je n’en ai qu’une. Je vous entends déjà : « Des mots, des mots… », comme l’autre la chantait, cruelle et méprisante. Parole donnée, n’en riez pas ! Et voilà que s’y mêle une once de sacré ! On s’élève, mystérieusement de la faribole au verbe divin. Entre les deux, tous mes efforts pour qu’on m’entende et m’accorde crédit, tous nos efforts de rencontres, l’infinie précarité des gestes et des actes qui se cherchent, sans renoncer.

Je me souviens d’une autre histoire, d’une demande adressée comme on tend un piège à qui ne s’en méfie pas, qui prenait l’air d’une injonction, d’une relance cruelle comme une punition infligée à qui ne saurait entendre : « Faites en sorte que je puisse vous parler. — Oui, mais avez-vous une idée de ce que je devrais faire pour cela ? » (Blanchot) Je cherche encore, nous chercherons longtemps ce que devrait être le signe de notre propre écoute.