Abécédaire

 

 

Manifeste




Adrien Chassain

04/03/2017





Qu’il s’agisse des textes qu’il nomme ou de ce mot à « définir », pas de doute, le manifeste en impose. Vis-à-vis de lui, de sa voix forte et chorale, de son cortège de mots d’ordre, de l’avenir qu’il invoque et du passé qu’il périme ou galvanise… je me sens un peu Fabrice à Waterloo : petit, interdit, dépassé par les choses, circonspect sur le bord du chemin. Comment dire l’enthousiasme et la gêne mêlés que souvent tel manifeste provoque en moi ? Me laisse-t-il seulement la place d’en délibérer ? Puis-je me mesurer à lui, le mesurer à moi, comment faire passer ce nous dans ma gorge ?

Pareille aura tient sans doute à ce qu’un manifeste est quelque chose de plus qu’un simple texte. Geste par les mots, il mobilise cette classe d’énoncés qu’on dit performatifs, parce qu’ils font ce qu’ils disent en le disant. Car un manifeste n’énonce pas seulement un programme, il porte à l’existence une communauté qui ne lui préexistait pas comme telle, communauté qu’il baptise d’un nom, qualifie, ventriloque, oppose à d’autres, enfin appelle à croitre et multiplier, en sorte qu’à sa lecture, tout se passe comme si j’assistais à une forme de genèse, d’essor commencé à l’endroit de quoi je dois prendre position.

Qui pour signer ces actes de naissance ? Un seul souvent, plusieurs parfois, parfois encore un comité invisible (mais alors, eux qui m’appellent, comment les rejoindre ?).

Aux manifestes, on a fait plein de reproches, dès le début. C’est d’abord leur infatuation et leur tapage qui dérange. Bien qu’ils se réclament de lui, rien à faire, avec leurs grandes déclarations, les Symbolistes font mal aux oreilles de Verlaine : cymbalistes plutôt, voilà tout. Ensuite, on a raillé une espèce de contradiction apparue dès lors que le manifeste a fait genre : cette rhétorique du nouveau, de l’inédit, de la table rase, a bien vite semblé lancinante et stéréotypée, se dévaluant et vieillissant à mesure de son usage. Pour ma part, je trouve que ce reproche n’est pas juste. À les parcourir, les manifestes frappent au contraire par leur variété. Loin de s’être tenus sagement dans les colonnes austères du Figaro, ils s’avancent pour beaucoup comme de vraies œuvres d’art et rivalisent d’invention formelle avec la réclame, mobilisant l’image, les couleurs, le calligramme, bondissant d’un support à l’autre, tracts, affiches, brochures, notes de journaux mais aussi performances, happenings et théâtre, vérifiant à leur manière l’équation de Blaise Cendrars : « Publicité = poésie ».

N’importe, il semble que l’affaire soit entendue : l’ère des manifestes est réputée close. Le genre accuserait un côté vintage, venu de l’ancienne modernité, des futurismes et des avant-gardes du XXe siècle. Signe en est dans l’art contemporain, où les manifestes foisonnent mais sont le plus souvent de seconde main, cités, mis à distance, brouillés ou ironisés par des montages qui célèbrent, déplorent ou simplement disent leur difficile actualité. (Pour qu’un acte de langage soit réussi, il ne suffit pas de prononcer la formule magique, un ensemble de conditions doit être réuni, ainsi pour dire : « je te fais chevalier », et que ça marche, encore faut-il être un seigneur, encore faut-il la féodalité, sans quoi c’est la cata.) Ironie du sort pour ces écrits mangés d’avenir, les manifestes se ramassent désormais par anthologies, devant alors leur survie ou leur visibilité à ce goût du patrimoine, de la mémoire et des ruines qui fascine notre époque.

Comparée aux réticences voire à la peur que ces textes aux airs d’hallalis suscitent parfois en moi, m’apparaît bien pire et autrement angoissante leur impossibilité déclarée : on y trouve la marque du présentisme contemporain, de notre incapacité à penser l’avenir autrement que sous l’horizon anxieux de la catastrophe et suivant l’agenda contraint, antipolitique quand ce n’est pas fascisant que pareille imminence impose. À tout prendre, et parce que la résistance passive de Bartleby, souvent invoquée aujourd’hui, ne semble pas une solution ajustée aux injustices actuelles, il est peut-être moins temps de fixer une ligne dans l’urgence que d’œuvrer à restaurer ce rapport au temps qui rendait les manifestes possibles. N’est-ce pas ce dont témoignent à leur manière les « mouvements des places » de ces dernières années ? Leurs manifestes, dans bien des cas, donnent moins naissance à un groupe et à un programme constitués qu’ils n’ouvrent un espace de délibération collective, une sorte d’assemblée des Fabrices…

À vrai dire je ne sais trop, et dois surtout m’arrêter avant que ce texte lui-même ne tourne au manifeste. Ce serait le comble, et d’autant plus fâcheux que ce lieu qui m’accueille, auquel je contribue et dont je fais partie, a lui aussi produit le sien. À le relire, je ne sais pas si je m’entends dans ce « nous », mais je me reconnais dans l’espace de parole que ce disant-faisant il institue, espace où, justement, le désir inquiet qu’il rencontre en moi peut venir s’inscrire et se réfléchir.