Abécédaire
Michèle Rosellini
25/02/2017
Parler du jukebox comme de quelque chose qu’on a connu (et pratiqué), c’est avouer son âge. La machine pourvoyeuse de musique au gré des clients apparue dans les bars après guerre a disparu progressivement dans les années 80. Elle s’expose aujourd’hui dans les musées.
Mais les jukebox que certain.e.s d’entre nous ont côtoyés dans les bistrots de quartier et les buvettes de plage avaient peu à voir avec ceux qui ont survécu comme objets de collection, dômes dodus et rutilants aux couleurs de sucre d’orge. Sobres parallélépipèdes, ils n’avaient pour tout attrait que le hublot rectangulaire laissant voir au fond de leurs entrailles le bras articulé qui saisissait le disque choisi dans l’alignement de ses voisins pour le déposer délicatement sur la platine.
L’obole était modeste qui déclenchait l’opération, et personne parmi les occupants du café ne protestait contre la soudaine explosion sonore qui en résultait, couvrant les conversations et troublant les lectures. Nul non plus ne s’opposait à la réitération infinie de la chanson vedette du moment.
L’invention du « tube » date de l’apparition du jukebox. On a oublié qu’on la doit à Boris Vian, inventeur aussi du « pianocktail », machine à transformer les sons en saveurs alcoolisées.
Ce sont les tubes et les jukebox qui ont offert à l’adolescence sa musique. Avec les motos et les jeans ils ont incarné la culture rock et assuré sa diffusion mondiale.
Cette culture, comme la machine qui la mettait à disposition, était démocratique : tout un chacun pouvait en user. Mais dans les rituels adolescents qu’en était-il ?
Rarement une fille se hasardait à mettre une pièce dans l’appareil : le geste était généralement dévolu aux garçons, il était garant de leur rôle d’initiateurs et de protecteurs.
Mais nous les filles nous n’en avions cure : encore confinées dans des « lycées-de-jeunes-filles » étanches aux premières vagues du féminisme, nous étions émerveillées d’accéder fugacement à la mixité du café et à la turbulence des sentiments. À l’âge du flirt, de l’effleurement des corps et de l’effervescence collective, le tube ressassé par le bras inlassable du juke-box était la flèche d’Éros. Une flèche non sélective : les corps et les âmes s’embrasaient de désirs vifs et vagues, flottant sans s’y fixer sur chacun des individus du groupe, formant des couples dansants éphémères, exaltés d’être vivants en même temps et au même rythme.
Le jukebox, ou comment, revenant à ma mémoire, le nom presque oublié d’une machine qui initia la marchandisation mondiale de la culture me parle intimement de moi.