Abécédaire

 

 

Faconde n° 2




Lise Forment

28/01/2017



La faconde affiche ses lettres de noblesse, dignement empruntées au latin classique facundia, « facilité d’élocution, talent de parole, éloquence ». Et puis quelle nasale ! Grandiose nasale, mimant l’ampleur du Verbe, son envol et son écho. De superbes rimes aussi, riches de sons et de sens, qui émoustillent la Muse et la plume :

Amis, voyez-vous donc cette belle Joconde ?
Admirez-en le teint, la face rubiconde,
Quand troquant sourire, mystère et basses ondes,
Se faisant volubile, prolixe, faconde,
Elle va enchaînant les oreilles du monde,
Les hommes attachés à sa langue féconde !

Mais l’allure de la faconde, si ostensiblement aristocratique, fait naître un soupçon d’illégitimité. Tant et si bien que ses origines latines semblent la cantonner chez les méridionaux : Gascons ou Marseillais, Hercules gaulois mais gaillards et braillards, tous réputés incontinents verbaux, bavards impénitents, grands fadas de fadaises. Bagou charmeur ou baratin trompeur, qu’elle nous séduise ou nous irrite, la faconde a toujours quelque chose du sud. Renvoyée à la périphérie de l’éloquence, aux confins de la civilisation francilienne, la faconde se voit alors dénier toute autorité, toute élégance : sa prestance tiendrait du boniment, sa bonhomie de la jactance. — Malheureux déclassement ! Honteuse perversion de notre tradition oratoire ! La facundia, c’était mieux avant (et ailleurs), quand on disait eloquentia !

Je sais ce que l’histoire nous dit de la dégradation de la grande éloquence, et de ses conséquences politiques, dramatiques : de sa responsabilité, par exemple, dans les guerres civiles du XVIe siècle. Mais voilà, face au poids de l’histoire, j’aime me laisser dériver, j’embrasse un instant cette douce identité géographique, j’appartiens à mon sud. J’aime à croire que dans les discours de ces extravagants, dans leurs enthousiasmes hyberboliques, dans leur familiarité parfois un peu leste, quelque chose se répare de nos divisions : tout cela n’est peut-être qu’une parodie d’éloquence, mais une telle légèreté est salutaire, elle atténue les effets des prêches grandiloquents qui essentialisent le corps politique, l’agrègent, et excluent du même coup nos supposés « ennemis », extérieurs ou intérieurs.

Ce rêve-là, bien sûr, est de courte durée, car de ces orateurs mineurs, je connais aussi la soif de grandeur : le naturel a aussi sa rhétorique, il réclame aussi sa part du pouvoir. C’est quand l’accent qui chante se prétend accent de vérité, c’est quand le goût de l’hyberbole devient délire narcissique et mégalo, c’est quand la familiarité rend visible le désir d’emprise ou la réalité d’une supériorité.

 

Les Jocondes du sud connaissent bien ces faconds-là : souvent elles se résignent, yeux baissés ou paupières mi-closes, un demi-sourire aux lèvres, à changer de trottoir. Mais sur la scène politique, impossible d’avancer sans se retourner. Le risque de la faconde, disons-le sans détour, c’est le fascisme. Les modèles en sont connus, on ne les nommera pas. Ils incarnent un autoritarisme prétendument authentique et bon enfant, savent parler à tous ceux qui croient être nés au mauvais endroit, au mauvais moment. Cette faconde-là, c’est l’éloquence du pire et le pire de l’éloquence. Quel discours alors pouvons-nous inventer ? Quelle éloquence devons-nous promouvoir pour que s’expriment et s’écoutent autrement les membres démembrés de notre corps politique, qui accusent leur tête de ne plus penser à eux, de ne plus penser tout court ?

Ceci n’est pas une question rhétorique. Elle me taraude.

Pause. Sans entrer encore dans l’arène oratoire, je me plais à relire les rimes un peu bouffonnes que j’ai composées. Et je me prends à rêver, encore, d’une autre faconde – d’un autre « devenir mineur » de l’éloquence, autrement décentrée, où se feraient entendre, à côté des trop nombreux Hercules, quelques facondes Jocondes, à côté des trop nombreux Gaulois, quelques voix du monde…