Abécédaire

 

 

Dialectique n°1




Hélène Merlin-Kajman

26/11/2016

 

 

Je ne sais pas bien ce que c’est vraiment, la dialectique : une technique du langage, une méthode de vérité, un mode de raisonnement, une dynamique de la réalité, ou tout ça à la fois, ou ceci et pas cela, cela et pas ceci, selon l’époque, selon le philosophe...

Le mot est grec, oui, ça je le sais : plus grec, tu meurs.

Je connais aussi quelques formules résumant le passage de la dialectique hégélienne à la dialectique selon Marx. Et surtout, je me souviens que je maîtrisais assez bien l’usage du terme dans les années 1970-1980.

C’était une maîtrise protectrice. Son signe certain : l’espèce de jubilation heureuse, le sentiment de mission accomplie, que j’éprouvais lorsque j’avais repéré et analysé un « processus dialectique », parvenant moi-même à cette conclusion par un mouvement bien dialectique, comme à bon port, au terme d’un trajet dont je sentais bien les rouages, sous ma main, dans mon corps tout autant que dans ma tête – ça faisait pof-pof-pof ; ou plutôt pof, non-pof, non-non pof (ouf ! soupir satisfait, légèreté intérieure, soulagement presque : c’est à pas de velours et de plomb que ça advenait...).

Nul bluff là-dedans. Il ne s’agissait pas exactement d’une mode, plutôt d’un engagement existentiel. La dialectique (marxiste, s’entend), c’était un peu comme un milieu : j’y ai vécu par imprégnation. Je peux rappeler en moi-même ce moment d’ultime satisfaction, presque d’acmé, que m’apportait la « négation de la négation » muée en apothéose affirmative, moment de bien-être triomphal d’avoir surmonté les épines, les renversements implacables, les destructions, indifférentes et même désirables puisqu’elles avaient la générosité de se couvrir de flammes, un sol ardent d’où ressurgissait la vie : après cela, on pouvait s’endormir en chien de fusil, lové sur la totalité embrassée, tenue dans des bras aussi amples que l’Histoire entière...

Puis, la dialectique est devenue un artifice, une langue morte, un chic.

Pendant ce temps, pour ceux qui l’avaient vécue comme un appel, le sens avait claqué la porte.

Le sens a claqué la porte.

Aujourd’hui, quand je rencontre le mot « dialectique » dans un texte, à l’ancienne, je n’éprouve plus qu’un suprême agacement et une sourde angoisse.

En moi, les termes se sont disloqués, membra disjecta, comme un ver de terre : trois vers de terre allant chacun leur chemin désormais...

Avec chacun d’eux, je bute sur une aporie : plus rien ne marche dans une seule direction.

Ça laisse un peu orphelin mais c’est mieux.

C’est plus pensif.

C’est plus juste.

J’ai supprimé pas mal de « mais », et encore plus de « donc ».

Cependant il me reste une conviction chevillée au corps, une expérience indéracinable : la contradiction et le conflit sont des leviers de vie.

Mon aversion va à la synthèse et à la totalisation, peut-être même à la négation. Mais certainement pas à la contradiction : c’est-à-dire surtout pas à tous les points de contact auxquels elle fait place, auxquels elle donne lieu.

J’aime l’espace vrai qu’ouvre la contradiction.

Je l’aime d’un amour devenu un peu désespéré ces derniers temps.