Abécédaire

 

 

Bérézina n° 1



  • Brice Tabeling

15/10/2016

 

 

« Bérézina » fait à peine partie de mon vocabulaire. S’il m’arrive de l’employer, ce n’est jamais sans une forme d’humour ou de ridicule consenti. J’ai envie de dire que le terme me vient de mon père ou de mon grand-père maternel et qu’eux-mêmes alors n’en faisaient jamais usage qu’avec une légère ironie, à propos de choses plus ou moins futiles, plus ou moins dépassionnées. Manque de vin soudain, lors d’une fête familiale : « C’est la bérézina ! ». Face à l’écran de télévision qui nous informe d’une défaite de la gauche : « C’est la bérézina ! » (une vieille phrase donc, que je crois aujourd’hui impossible tant les enjeux politiques se sont dramatisés).

Je n’ai aucun souvenir précis à l’appui de cette hypothèse généalogique mais il me semble que ce mot leur va bien ou qu’en tout cas, ce mélange d’emphase et d’humour, d’érudition banale et de théâtre, est quelque chose que je retrouve en moi et que je sais leur devoir. C’est une impression parfaitement gratuite qui n'est pour moi probablement qu'un moyen de dire que « bérézina » ne m’appartient pas tout à fait et de figurer cette distance que le terme me paraît contenir, cet espacement (théâtral, humoristique) que j’entrevois entre le mot et la chose, le mot et son sens, le mot et celui qui l’énonce.

C’est un phénomène courant : il y a des mots auxquels on n’adhère jamais complètement et qui ne se prononcent jamais sans une forme d’ironie à leur égard : mots désuets (« sapristi »), mots jargonneux (« hype », « keuf », « ultracontemporain »), mots bouffons (« saperlipopette »), etc. J’imagine sans mal qu’il y a des personnes ou des contextes qui dégagent leur emploi de toute ironie mais, dans ma langue, aujourd'hui, ils sont toujours comme en italiques.

« Bérézina » n’est ni désuet, ni jargonneux, ni bouffon : ce qui l’isole dans la phrase, c’est un excès hyperbolique qui a à voir avec son référent historique, cette bataille dans l’hiver russe qui précipite l’horreur de la retraite de la Grande Armée. L’événement politico-militaire que le terme indique est trop grand, trop sanglant et trop singulier pour entrer dans une relation de comparaison convenable ; si cette relation est pourtant faite, elle sera alors nécessairement consciente de sa propre inconvenance. « Bérézina » pour dire le manque de vin ou une déroute électorale ? Ce ne peut être que par hyperbole de raillerie.

Je suis un locuteur français du XXIe siècle et je n’ai à ma disposition que cet emploi distancié et vaguement moqueur de « Bérézina ». Dans les romans du XIXe siècle, j’entends que le nom de Bérézina résonne très différemment : chez Balzac, il est un nom du trauma ; dans « l’Expiation » de Hugo, le mot n’apparaît pas mais ce que, par synecdoque, il désigne, est l’occasion de cette ouverture hallucinée et terrible évoquant une armée devenue « rêve errant ». Curieux mouvement historique de l’événement dans les figures de la langue : sujet d’une des hypotyposes les plus médusantes de la poésie hugolienne et prétexte à mes hyperboles de raillerie.

Cet événement qui, chez Hugo et Balzac, ne pouvait donc s’indiquer sans provoquer une surprésence du réel dans le langage ne suscite plus chez moi qu’une mise à distance du référent. Un tel basculement peut être angoissant (quel événement contemporain traumatique ne se nommera demain qu’avec ironie ?) mais il est aussi paradoxalement respectueux : l’écart railleur témoigne d’une incommensurabilité persistante et donc, je crois, de la singularité préservée de la chose. Le monument n’est pas grandiose mais, sous la forme discrète d’un espacement souriant de l’énonciation, je m’acquitte dans ma langue d’une dette à l’égard de l’Histoire.