Abécédaire

 

 
Zombie
 
 


Augustin Leroy

09/07/2016



Zombie, zonbi en créole, nzumbe et nzambe en Afrique de l’ouest, est un mot qui a voyagé aux fers dans les cales des esclavagistes jusqu’aux côtes d’Amérique, à Haïti, dans les Antilles. Il désigne à l’origine un cadavre réanimé par un sorcier vaudou en quête d’un agent impassible et sans volonté. Appartenant à un lexique religieux issu de traditions et de pratiques réelles, le mot signifie « revenant » et il renvoie à des croyances syncrétiques qui mêlent paganisme et religions monothéistes. On paye un sorcier pour se débarrasser d’un témoin, d’un rival, d’un héritier, au moyen d’une drogue en  poudre (on parle à Haïti de recevoir un « coup de poudre ») qui plonge le corps dans un état de mort, au point que le médecin déclare le passage à trépas et ordonne l’enterrement. De l’intérieur de la bière, le mort-vivant entend tout, mais il est dépossédé du pouvoir d’émettre des signes de vie. Une nuit plus tard, le sorcier vient le déterrer et le réveille au moyen d’un antidote qu’il redouble d’une substance psychotrope chargée de l’asservir, de lui faire oublier son identité. Le voici devenu zonbi, emmené loin de la vie collective, isolé dans un champ de travail – souvent champ de cannes à sucre ou plantation de coton.

Mais le zombie est aussi une figure. Il fait lien entre les mondes, à l’instar du vampire et du fantôme, bien qu’il s’en distingue. Le vampire sait porter le masque social des vivants, il maitrise l’art du faire-semblant et le sens de la civilité ; l’apparence vaporeuse du fantôme spiritualise le retour depuis la mort : un zombi sort de la boue du cimetière et sème des lambris de peaux et d’os sur sa route. Sa peau craquelée et suintante, en phase de décomposition, porte les stigmates de son histoire, et sa démarche, claudicante, corps boiteux aux coupures apparentes et ouvert au soleil de la putréfaction, est motivée par un seul et simple désir : dévorer la chair humaine, cet interdit ancestral qui signalait l’entrée d’Ulysse dans le monde des monstres lors de sa rencontre avec le Cyclope.

Mais cette figure fait aussi lien entre les périodes. Le zonbi n’est pas le zombie et depuis que s’est levée La Nuit des Morts Vivants (Romero, 1968), que les épidémies passent dans le sang et les aiguilles, que les drogues destinées à faire des héros à la guerre ravagent les quartiers pauvres, les zombies incarnent la trace d’une violence de classe et de race : hantise aux Etats-Unis d’une masse informe incarnant la vengeance des ghettos qui envahissent les centres villes, les grands complexes commerciaux, une foule qui ne parle plus, avec laquelle il n’est aucune négociation possible, qui n’éprouve ni la peur ni la pitié. La hantise du nombre et de la prolifération donne lieu, dans les séries télévisées (Walking Dead ou Fear the Walking Dead) au fantasme de la fin du monde, au recommencement du déluge dont le corollaire implicite rejoint une tradition eugéniste de la purification : dans la catastrophe l’homme y retourne à un état de nature mythique où la force vitale, l’impassibilité, l’individualisme, sont mobilisés comme valeurs essentielles à la survie, quitte à y perdre toute capacité à l’empathie. Les zombies ne sont pas toujours ceux que l’on croit.

Et si le zombie est une figure de transition, elle n’est pas tendre, les enfants ne câlinent guère des poupées zombies. Le zombie ne parle pas, il mange, ma chair, ta chair, notre chair. Il n’a ni mémoire ni affection, ses yeux blancs ne lisent pas les émotions d’un visage, ses sens sont seulement orientés vers le désir de satisfaire l’appétit.

Du reste, comme chaque fois que les frontières des Enfers remuent, que le soleil éclaire les morts et les vivants, c’est aussi que quelque chose n’est pas passé. Une obole qui manque dans la bouche d’un disparu, l’interdiction du recueillement et de l’inhumation, la négation de l’Histoire, un nom qui n’existe pas encore pour dire une douleur sourde. Les zombies occupent cette place, qui est celle d’un deuil bloqué, pris dans l’ornière. En Louisiane, après Katrina, l’océan a soulevé les tombes et perché des cadavres dans les arbres. Les zombies hantent toujours la ville, les maisons délabrées, les rues, la mémoire des arbres et des mauvaises herbes.

Notre pari sera de les accueillir et de raconter leur passage : la morsure sera un mot, le zombie une figure, l’émotion une expérience, le passage entre les mondes, un récit.

La mort ne clôt pas la vie : « zombie ».