Abécédaire
Brice Tabeling
o7/05/2016
Au théâtre, deux amants se disputent. Lui : « Vous ne m’aimez pas ! » ; Elle : « Il vous est facile sans doute de croire cela ! ». Il y a une servante qui assiste à la scène et soupire. Ils veulent se séparer, la servante les retient, puis les raccommode ; timidement, ils se rapprochent et finalement s’embrassent en riant : « Que nous sommes ridicules ! ».
Peut-être ne prononcent-ils pas exactement ces mots mais ils rient. Du bonheur de se retrouver bien sûr mais aussi, je crois, de s’être donnés en spectacle de manière si cocasse et absurde. Les premiers mots de réconciliation sont ainsi souvent un commentaire sur le ridicule de ce qui vient de leur arriver : « Tout de même, vous exagérez ! », « Et vous, vous êtes-vous seulement considéré ? ».
Peut-on être ridicule ensemble et n’y trouver rien sinon un motif partagé de joie ? On aura reconnu une scène habituelle du théâtre de Molière. Dans la Lettre sur la comédie de l’Imposteur, celui-ci (ou du moins l’anonyme qui, sous son regard, lui prête sa plume) écrit que « le sentiment du ridicule » est « le plus froid de tous » : pour apercevoir du ridicule dans notre lien à l’autre et en rire, il faut que quelque chose en soit momentanément suspendu. Trop de chaleur, trop de sympathie, trop de consentiment et l’on ne rira pas ; c’est aussi ce que notera Bergson en pointant « l’insensibilité qui accompagne le rire ».
Mais cette suspension peut-elle émerger hors du lien qu’elle suspend ? Dans La Lettre toujours : « Le ridicule est donc la forme extérieure et sensible que la providence de la nature a attachée à tout ce qui est déraisonnable, pour nous en faire apercevoir ». Plus loin, on trouvera également cette expression : « quelque sorte de forme extérieure et de dehors reconnaissable ».
« Forme sensible », « dehors reconnaissable » : le ridicule, je crois, atteste toujours d’abord d’une sensibilité commune, d’un partage préalable et reconnu qui fait que c’est toujours un peu de mon propre ridicule que je ris quand j’aperçois le ridicule de l’autre. Le ridicule interrompt le lien entre passibles mais, dans le même temps, il en témoigne.
Mon ridicule me relie à l’autre ; je partage sans mal les anecdotes de mes ridicules car le rire de l’autre ne me condamne pas, il dit une infirmité commune dont le partage est la condition de son rire. Peut-être faut-il alors que j’aie cette confiance minimale qu’il saura s’arrêter à ce signe de notre sensibilité partagée et qu’il ne le doublera pas d’une norme sociale ou d’un discours moral qui inaugurerait soudain un extérieur auquel seul, dans l’événement de mon écart, j’aurais part. Mais précisément, je lui fais cette confiance.
Le danger – lourd de mille souffrances – est là cependant, dans ce qui succède (parfois très vite) à l’instant du partage : ma confiance peut être trahie et, de ma sensibilité offerte, tu feras l’arme de mon humiliation et de mon étrangeté. On peut lire Molière dans l’optique d’une satire violente de la différence ; on peut rire avec d’autant plus de cruauté d’un ridicule que sa ressemblance nous menace.
Comme toute la salle, je riais mercredi face à la dispute de Valère et de Marianne dans le Tartuffe. C’était moi, c’était nous qui nous déchirions follement sur la scène. Il n’y avait aucun écart, aucune distance. C’est l’avantage que j’aimerais pouvoir donner au ridicule par rapport à l’humour : l’humour implique, je crois, une extériorité, sinon réflexive, qui du moins laisse le sujet partiellement inentamé par l’événement dont il rit. Le ridicule n’annonce rien qu’un monde commun. Notre monde.