Abécédaire

 

 
Pouvoir n° 1
 
 


Manon Worms

16/04/2016

Je rentre dans ce bar aux lumières tamisées et à la musique très forte. Je suis jambes nues. Une nuée de jeunes personnes en costume de soirée vient me débarrasser de mes affaires. Puis, une autre personne très bien habillée se dirige vers moi et me présente la carte des boissons en me demandant si je vais bien. Elle se doute que le prix des consommations, qui représente une semaine de salaire local, ne sera pas un problème pour moi, qu’il correspond, dans le pays d’où je viens, à quelques heures de travail rémunérées normalement. Plus tard, cette même personne me proposera de danser avec elle. La piste de danse est sur-éclairée par beaucoup trop de projecteurs de toutes les couleurs, tout est fait pour que les regards y convergent, mais c’est pourtant vers moi qu’ils se fixent. Le blanc. C’est la couleur qui éclate le plus. Qui rayonne le plus fort, sans besoin d’être branchée à une prise de courant – juste à une peau.

Je sens le pouls calme des vigiles de l’entrée palpiter sous leur veste épaisse, étouffante. La main appliquée des barmen pour doser les cocktails. La précaution des hommes à ne pas croiser directement mon regard, à rester souterrains. La fébrilité des femmes en train de se remaquiller quand je me lave les mains aux toilettes à côté d’elles. Je sais qu’involontairement, tout est aspiré par « ma couleur », mon allure de visiteuse européenne égarée ailleurs, dans un endroit qui ne la connaît pas. Je ne sais pas ce que je fais là. Incapable d’agir là-dessus, trop tard.

On dit du pouvoir qu’il s’exerce dans des « cercles ». On se l’imagine concentrique, avec ou sans satellites gênants. Je suis d’un coup propulsée au cœur de la figure, au centre, sans prise sur cette géométrie que je n’ai pas choisie, ou presque pas – jusqu’où va mon innocence là-dedans ? On apprend à l’école qu’il se « prend » puis se « perd ». Une grande balle insaisissable mais aux rebonds plus ou moins prévisibles. Si à cet instant une autre blanche rentrait dans le bar chic ?

J’imagine un instant les possibilités qui s’offrent à moi ce soir et ça me fait un drôle de fourmillement dans les mains. Je paye en laissant la monnaie et respire un grand coup dès que je suis dehors. Et c’est comme si dans moi le pouvoir avait transité…