Abécédaire
Michèle Rosellini
26/03/2016
La paralysie a déserté le vocabulaire médical pour envahir celui des transports. Qui peut être victime de paralysie aujourd’hui, sinon le trafic (urbain et aérien), le réseau routier et ferroviaire, et, plus joliment « le ciel européen » ? Les corps humains entravés entrent quant à eux dans la vaste famille des « plégies » : paraplégie, tétraplégie, diaplégie, hémiplégie, ou encore, quand seul un organe est atteint, la kyrielle des : monoplégie, laryngoplégie, cystoplégie, ophtalmoplégie. Devenus des cas, ils bénéficient non seulement de soins médicaux ciblés, mais de droits particuliers : ils ont gagné une dignité qui autorise les sujets qui les habitent à prendre la parole, à se constituer en groupes – et de là en réseaux – pour rendre compte de leur condition et, pourquoi pas ?, l’améliorer par la reconnaissance collective et l’entraide individuelle. L’invalidité peut aujourd’hui n’être plus une barrière qui isole mais une voie d’accès, difficile et accidentée, à l’humaine condition dans sa réalité la plus fondamentale, incarnée et précaire. Dans les sphères universitaires anglo-saxonnes s’élabore une « disability theory », dans le sillage des « gender studies » puisqu’il s’agit d’envisager la construction sociale de l’altérité. Qui se plaindra que l’aveugle et le paralytique soient désormais relégués dans l’univers lointain des fables et des allégories ? C’est là le signe tangible d’un progrès : notre société ne laisse plus aux aléas de la charité individuelle le soin de soutenir les plus faibles de ses membres. Du besoin à l’aide, le flux de l’assistance circule bien à l’intérieur du corps social : pas de menace de paralysie.
Mais à l’extérieur ? Parmi la foule des corps que le métro transporte, il y a les nouveaux paralytiques. Vieilles femmes courbées sur leurs pieds empaquetés de chiffons, enfants sautillant sans béquille sur leur jambe raide. Pour eux nul appareillage sophistiqué, nul appui à leur corps tordus, claudiquant ou rampants, la vie qui les fait se mouvoir est totalement nue, sans étayage visible ni lien pensable. Nous les savons sans feu ni lieu, et nous ne voulons pas trop en savoir sur eux ; nous avons lu des histoires sordides sur un campement installé sous l’échangeur d’un périphérique, infesté par la gale et les rats affamés, qui mordent les bébés. Nous sommes pourtant vaguement suspicieux sur leur mendicité, peut-être manipulée par quelque maffia, et sur la manipulation qu’en retour ils infligent à notre sensibilité en exhibant leurs infirmités. Pour ceux-là nous n’avons même plus de mots. Il serait absurde de leur appliquer les vocables précis, anticipateurs de soins, d’une science médicale à laquelle ils n’auront jamais accès. Quant à ranimer à leur usage le vieux mot de « paralytique », cela relèverait d’un esthétisme littéraire déplacé. Ne pas nommer, puisqu’on ne peut pas aider, est plus sûr.
Sur la ligne que je prends régulièrement pour aller à mes cours se trouve souvent une femme rom, paralysée des deux jambes. Comment est-elle montée dans la rame et comment en descend-elle ? Je ne l’ai jamais vu, et cela est difficile à imaginer. Ses jambes sont non seulement inertes mais disposées à l’envers : les mollets sont pliés au niveau des genoux perpendiculairement aux cuisses mais vers l’avant et non en arrière. Sur ces étranges patins de chair elle glisse, à coups de hanches, entre les pieds et les jambes des voyageurs, la main haut tendue vers les rares aumônes. Je lui donne régulièrement quelques pièces. Surtout pour atténuer la honte de détourner les yeux et de passer, passagère parmi les autres.
L’autre jour, tout près de moi, une petite fille l’a regardée longuement puis a questionné à voix haute : « qu’est-ce qu’elle a, la dame ? » Sa mère lui a chuchoté qu’il fallait se taire car « c’est mal poli de poser des questions sur les gens qu’on ne connaît pas ».