Abécédaire
Christian Drapon
28/11/2015
« Race des éphémères », nous n’avons cessé de dramatiser nos rapports aux dieux, à la Cité, et à nos semblables. C’est pourquoi le drame parle à tous en toutes les langues : celle de la tragédie et celle de la comédie, celle du mythe et celle du mélodrame, celle de l’Histoire et celle du fait divers.
À l’origine, il parle grec avec Eschyle et Aristophane, latin avec Plaute et Sénèque. À une lettre près, il devient « dream » et parle anglais avec Shakespeare : « We are such stuff / As dreams are made on… » (« Nous sommes faits de l’étoffe des songes[1]. ») Voici qu’il parle allemand pour formuler, avec la « Hamburgische Dramaturgie » de Lessing, de nouvelles exigences. C’est ainsi que longtemps réduite à l’art d’écrire des pièces de théâtre, la « dramaturgie » a investi toutes les dimensions de la représentation.
Mais peu à peu émancipé de sa stricte partition d’une poétique des genres, délesté de « l’imitation de personnages en action » qui le distinguait de l’épopée, privé de son aura mythique et libéré des contraintes de la « fable » autour de laquelle il s’organisait depuis Aristote, le drame est entré en crise. Terme à géométrie variable, il est devenu une catégorie problématique.
Drame de la jalousie ou de l’amour impossible, drame de la route, de la mer ou de la montagne, drame des réfugiés politiques ou climatiques, drame de telle jolie princesse foudroyée par le destin, il a ses saisons, ses époques, ses lieux et ses figures éponymes. Crise ou « Burn out » suicidaire, il trahit l’épuisement au travail ou objecte au cours monotone d’une existence sans aspérités. Meurtre ou attentat, il éclate soudain comme l’orage. Signe d’une époque qu’on a pu qualifier de « post-dramatique », c’est « l’éclat » même du drame qui semble s’estomper.
« Ce qui est tragique chez nous, écrit Hölderlin, c‘est notre façon de quitter tout doucement le royaume des vivants dans un quelconque empaquetage et non d’être dévorés par les flammes pour expier la faute de n’avoir pas su les dompter [2]. » Plus tard, Tchékhov dira n’avoir écrit que vaudevilles et comédies tandis que ses drames ne cesseront d’arracher des larmes à ses contemporains.
Pour peu qu’on y soit attentif, rires et sanglots n’en continuent pas moins de faire écho au drame primordial de notre condition. Au redoublement du bruit et de la fureur d’une « actualité » éphémère, ne faut-il pas opposer alors, à la limite même du silence, le murmure d’un drame minimal et néanmoins essentiel ? Il est ainsi de « drôles de drames », des drames « de peu » ou « de rien » : « Drames immobiles » selon Maeterlinck, « Dramaticules » selon Beckett, « Dramuscules » selon Bernhard… En marge du spectacle et du vacarme médiatiques, ils interrogent notre perception, requièrent la patience de notre regard et de notre écoute.
[1] Shakespeare, La Tempête (IV).
[2] Hölderlin, Lettre à Böhlendorff, 4 déc. 1801, trad. D. Naville, Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1004.