Abécédaire
Hélène Merlin-Kajman
31/10/2015
Voudrais-je acheter un appartement à crédit ? - Je n’ai pas de capital de départ. - Oui, mais c’est ma faute : j’aurais pu en économiser un. – Je suis dépensière, je n’en avais pas envie – Ah oui ? Dansez, maintenant !
- Ce monologue intérieur est frivole.
Il n’est là que pour me rappeler un fait : j’appartiens à la fraction de la population mondiale qui peut facilement bénéficier d’un capital de départ.
- Miettes du capitalisme ?
- Si l’on veut. Ce que je veux dire toutefois est plus radical. Le capitalisme m’attaque, comme tant d’autres, pour plein de raisons, même des raisons matérielles. Mais pas celle de la pauvreté. Je n’ai pas faim, je serai soignée si je tombe malade, je peux m’habiller avec bonheur, je pars en vacances et ai loisir de me promener, de jouir des musées, des paysages, des villes, des étoiles.... Je n’ai pas besoin d’un surplus : c’est un luxe.
- Il n’empêche.
- Il n’empêche.
*
* *
Je traiterai du capital selon ma mémoire plutôt que selon son présent, trop obscur pour moi qui n’ai jamais eu d’autre rapport direct à lui que sous forme de l’intelligibilité (négative) qu’il donnait au monde. Or le monde m’est devenu inintelligible.
Et cette mémoire, à la vérité, quoique divisée voire déchirée, est plutôt simple. Elle tient quasiment en deux volets.
Il y a en premier lieu la fourmi de La Fontaine, ou plutôt, la cigale, à laquelle l’on aime se comparer (cf. plus haut : je ne m’y suis pas soustraite) : « Je vous paierai, lui dit-elle, / Avant l'août , foi d'animal, / Intérêt et principal. »
La désinvolture de la cigale ! Chantante, bientôt squelettique, bientôt mourante (la fourmi aime-t-elle les danses macabres ?), sans même de force de travail à vendre...
La fourmi qui amasse et la cigale qui chante n’entrent dans aucun rapport.
La cigale dit à coup sûr quelque chose de la littérature (mais pas tout).
Du désir aussi peut-être (quand la cigale chante, elle chante pour quelqu’un).
On peut penser que la fourmi dit quelque chose de l’accumulation primitive du capital (on l’a fait).
Car voici le second volet – immense : Le Capital, et les espoirs révolutionnaires de ma génération, après d’autres générations.
Théorie, mais aussi, scène, fiction, voire théâtre, pleins d’espoir. Le Prolétariat, la Bourgeoisie, la lutte des classes. La plus-value, l’exploitation de l’homme par l’homme, l’appropriation des moyens de production, etc.
Un drame pluriséculaire, une happy end inéluctable (messianique).
Face à elle : les grimaçantes horreurs des pays du communisme dit réel.
Le Capital, c’était le grand récit – le dernier grand récit de ma génération.
Les deux volets ne se referment pas l’un sur l’autre.
La mémoire n’est pas une tombe, mais une prudence.