Abécédaire
Ivan Gros
17/10/2015
Jusque dans les années 1960, le chaos, c’était l’avant-monde, l’anti-monde, le désordre compact, indifférencié, absolu. Depuis, sa perception a été définitivement bouleversée, et de lointains échos nous en parviennent des sciences mathématiques et de la physique… Le désordre, dit la théorie, serait déterministe ! Les mathématiciens montrent qu’on peut générer des comportements chaotiques dans des systèmes déterminés par des variables simples. Le chaos n’est plus alors simplement le produit du hasard. Bigre, c’est un brouillage complet de notre conception du monde. Ça complique l’étude lexicologique et ça rend caduques nos réflexes étymologistes. On ne peut plus simplement opposer le chaos à l’ordre. On ne peut plus chercher innocemment sa synonymie avec le désordre, le néant, le non-sens ou l’anomie. C’est simple : depuis Edward Lorenz, c’est le bordel !
En fait, on aura beau dire, le langage n’est pas conçu pour exprimer l’impensable sans verser dans l’absurde. Les parleurs ordinaires que nous sommes sont condamnés à vivre dans cette « immense nuit semblable au vieux chaos ». Plus la science progresse dans l’exploration des phénomènes chaotiques et moins on dispose de matériaux littéraires pour les traduire. Que l’on cherche à représenter l’univers dans sa complexité, et nous voilà réduits à suivre une intuition naturelle plus au moins hostile à l’idée traditionnelle de hasard et à forger de grossières métaphores selon cette inclination. Le concept de chaosmos n’affaiblit pas vraiment cette tendance et le rhizome n’empêche pas que ces procédés métaphoriques séparent la littérature à vocation cosmologique en deux grandes familles distinctes : littérature aléaphobe d’un côté et écrivains chaosophes de l’autre. Ce n’est peut-être qu’une affaire de croyance. Le drame invisible qui se joue est quelque chose de terrible, peut-être plus décisive qu’une rupture épistémologique. C’est la mort de la conscience du monde en tant qu’elle s’exprime par la langue.