Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

Préambule

François Cornilliat nous invite à reparcourir, une fois encore, le colloque « “Littérature” : où allons-nous ? » à travers un florilège de citations qui est aussi un montage, celui de son propre trajet – ou plutôt, son propre accompagnement du nôtre : pas un point final, juste un pointillé qui nous conduit à notre prochain colloque, « Littéraires : de quoi sommes-nous les “spécialistes” ? » .

Ainsi se clôt la publication de ce qui aura fini par constituer bien plus que de traditionnels « Actes de colloque ».

Car l’on peut désormais prendre connaissance de ce colloque de trois, voire quatre manières : par la synthèse assez libre que j’en avais proposée en décembre 2012, par la publication in extenso des contributions et discussions, précédées, session après session, d’un préambule (1, 2, 3, 4, 5 et 6), et finalement, par cette ressaisie synthétique des points saillants de la réflexion commune.

Cette convergence par la pluralisation des points de vue me paraît une parfaite illustration pratique des déplacements que Transitions veut imprimer à nos manières de faire : plus de styles possibles, plus de condensations, et plus de points de fuite...

 

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Florilège

 

 

 
 

14/06/2014

 

 

On peut dire : « la littérature, pour moi, c’est cela » ; mais cette définition en rencontrera toujours d’autres qui s’y opposeront.

*     *     *

Si l’on cherche une identité des études littéraires, on ne la trouve que dans l’institution qui veut bien encore héberger tant de bigarrure.

*     *     *

L’hypothèse d’une homogénéité fondamentale de l’univers littéraire (ses productions, ses auteurs, ses lecteurs) s’appuie sur la permanence de son cadre conceptuel en Europe (et on sait l’extension mondiale de ses modèles), forgé à peu près au moment où cet univers est formé : Aristote et Platon définissent les deux théories de la poésie qui vont l’accompagner et la faire vivre jusqu’à aujourd’hui.

*     *     *

Montrer la manière dont les œuvres ont été produites et reçues en leur temps permet aussi de comprendre la manière dont elles peuvent vivre encore aujourd’hui. Ce n’est pas une coupure, mais ce par quoi on peut établir une continuité.

*     *     *

Le temps littéraire se constitue autrement, dans et par l’acte de lecture, où les œuvres du passé, en redevenant présentes, reviennent revêtues de ce caractère poignant et auratique, qui les rend proches en leur éloignement.

*     *     *

Être « littéraire », selon cette légère aberration qui qualifie à la fois le lecteur et le livre, consiste d’abord peut-être à entendre tout à coup une phrase, à être saisi par telle ou telle page, indépendamment d’un tout.

*     *     *

« L’histoire littéraire », dit Benjamin, devrait non pas chercher à faire voir aujourd’hui le temps passé où les œuvres sont nées, mais, dans ce temps de leur naissance, le temps présent de leur connaissance.

*     *     *

L’histoire ne doit pas être pensée soit comme un passé séparé du présent, soit comme des opérations plus ou moins artificielles de lien entre le passé et le présent, mais comme le fait que le présent a sans arrêt été anticipé; et l’un des lieux où c’est le plus sensible et le plus visible, ce qui justifie notre rôle, c’est la littérature.

*     *     *

La syntaxe, pour ainsi dire, de l’histoire littéraire est toujours une dislocation de l’expérience actuelle d’une époque révolue, toujours une réflexion après coup. Ce qui nous mène à réfléchir sur la dualité de cette dislocation, c’est-à-dire sur l’histoire littéraire comme dislocation critique, après-coup, de la dislocation de l’acte littéraire, ou, si on veut, réécriture d’une réécriture.

*     *     *

L’avant renvoie-t-il toujours à un idéal de pureté ou d’unicité, ou au contraire l’avant est-il toujours naïf (tombé du nid), défectueux, à améliorer ? Pensée pessimiste de la dégradation, pensée optimiste du progrès, tout cela en termes simplistes. La chronologie doit-elle être pensée comme un principe explicatif ou comme un simple mode de présentation ? Je rappelle que la chronologie n’a pas toujours fonctionné comme principe logique de présentation d’une œuvre.

*     *     *

L’attention portée au temps de la « survie » des œuvres, entendue comme activation possible de potentialités oubliées, suppose une critique de la mémoire littéraire conçue comme « héritage » ou « patrimoine » légué.

*     *     *

Nous sommes dépendants d’une conception de l’histoire selon laquelle l’objet historique est forcément séparé de nous et selon laquelle la transmission serait, au moment où elle a lieu, une opération de construction de l’objet antérieur. Or la littérature s’est pensée du côté des écrivains comme étant faite pour durer.

*     *     *

Alors que la plus grande partie de la recherche littéraire est de nature épiméthéenne, se focalisant sur un corpus de textes du passé, sur leur production et ce qu’ils ont à nous dire, la littérature semble plutôt suivre une logique prométhéenne, regardant vers le futur qu’elle articule et les conflits qu’il engendre.

*     *     *

L’endroit de la conservation est un gisement de forces par quoi le présent se souvient du passé.

*     *     *

On rencontre le terme de « lettres », précédé d’un adjectif indiquant une valeur, non pas « belles lettres », comme le feront les XVIIe et XVIIIe siècles, non pas «bonnes lettres» selon l’usage humaniste, mais parfois « saintes lettres »,saintesne désignant pas uniquement, comme il le fera ultérieurement, un canton de la littérature, mais renvoyant à une forme de sagesse. Tout est sous le signe de Dieu au Moyen Âge, et une distinction religieux-profane dans les classifications littéraires, si elle est commode, n’est pas réellement pertinente.

*     *     *

On ne sort pas du religieux au Moyen Âge, et c’est exactement cela qui fait que cette littérature devient de la littérature: c’est parce qu’il y a, à tout moment, une tension entre le sacré et la résistance au sacré.

*     *     *

Nous, seiziémistes, avons plutôt le sentiment que c’est par la dislocation entre deux sphères, entre les lettres divines et les lettres humaines, que se crée ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature. C’est à ce point-là, à mes yeux, que se crée la littérature.

*     *     *

Le travail de la littérature est, non pas de désacraliser, ce serait absurde, mais en tension avec le sacré, depuis toujours.

*     *     *

Je pense que la littérature a à voir avec la profanation, au sens où on rend profane. Est littéraire ce qui est profané par rapport à un texte sacré, mais ce n’est pas simplement nous qui, comme littéraires, lisons les textes littéraires comme sacrés : ce peut être également, dans les textes sacrés, sentir ce jeu profane de la lettre qui donne alors la possibilité du commentaire, dès l’origine.

*     *     *

[Dans les années 60-70], la sacralisation de la littérature, c’était l’idéologie bourgeoise qui en était responsable, et donc la désacralisation était le mot d’ordre. Il me semble maintenant qu’il faudrait peut-être distinguer entre la mythification et la sacralisation ; et, surtout, qu’il y a dans l’idée de profanation – dont l’étymologie renvoie au geste de faire revenir les objets sacrés à l’usage – une sorte de tension : pour qu’il y ait profanation, il faut qu’il y ait sacralisation.

*     *     *

La philologie prend acte de la liquidation des anciens pouvoirs magiques, mais aussi du fait que le langage en reste l’archive vivante, véhiculant des « contenus concrets », c’est-à-dire à la fois signifiants et sensibles. Ce sont ces contenus, formalisés dans l’œuvre, qui font vivre celle-ci dans le temps.

*     *     *

Dire d’un texte qu’il est « littéraire » aboutit à une triple opération de : 1) dématérialisation ; 2) familiarisation, soit de rapprochement et donc de négation de la distance temporelle qui nous sépare de ses conditions de production et de réception dans l’histoire, mais aussi et surtout négation de ses conditions matérielles et historiques de transmission jusqu’à nous ; 3) prise de position sur la qualité esthétique de l’écrit en question, prise de position dont il m’importe au contraire de la laisser suspendue le plus longtemps possible.

*     *     *

« Littéraire » renvoie à quelque chose d’impropre, constitutivement impropre. Si on essaie de se cantonner au propre de notre discipline, on va avoir beaucoup de mal à dire ce qu’on fait et sur quoi. En revanche, si on admet qu’il s’agit de réfléchir d’abord à une sorte d’impropriété de l’application aux discours, on pourra traiter d’un ensemble. C’est toujours par comparaison qu’on se définit comme « littéraire ».

*     *     *

Il n’est pas très important que les œuvres qui suscitent en moi admiration, émotion et pensée soient sanctifiées ou non par le grand mot de « littérature », entre guillemets ou pas. En revanche, à cette admiration, à cette émotion, à cette pensée, il n’est pas question que je renonce, parce qu’elles sont la seule raison d’être sincère de mon travail.

*     *     *

Étudier une œuvre, comprendre sa survie et pas seulement sa naissance, maintenir sauve sa puissance d’ébranlement et de schisme, faire voir le temps du lecteur dans celui de l’auteur, c’est apprendre à jouer avec l’auteur, longtemps après sa mort encore. Car il en va dans ce jeu, sinon d’un bonheur ou d’un salut, de la possibilité d’un jeu ensemble à travers le temps de l’histoire.

*     *     *

La littérature, c’est quelque chose qui crée des copies, par exemple. La littérature, c’est une longue conversation. Ce n’est pas forcément historique dans le sens où on l’entend aujourd’hui, mais c’est plutôt quelque chose qu’on peut extraire, un peu, de la période pour le lire sous une autre lumière.

*     *     *

Toute œuvre vient de quelque chose qui a disparu, et c’est ce qui lui donne, peut-être, cette aura lorsqu’elle vient jusqu’à nous. Elle vient d’un lieu inconnu, même pas d’un lieu circonscrit par le savant ou par l’historien.

*     *     *

Tout texte composé [à la Renaissance] est un texte issu d’un processus d’imitation ; partant, il s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à l’Antiquité et qu’on ne saurait jamais négliger.

*     *     *

Plus un auteur était récapitulatif, contenait tous les autres, plus son œuvre comprenait toutes les autres, plus il était central dans l’enseignement, plus il offrait une matière adéquate à s’exercer puisqu’il s’agissait, en lisant Cicéron (ou Tite-Live), d’apprendre à écrire et à parler en toutes circonstances. Ces auteurs offrent donc un matériau si divers qu’il est quasi universel, des matrices de développements extrêmement variés, réinvestissables de manière souple. Au panthéon de la littérature d’Ancien Régime, les grandes œuvres seraient donc celles qui en engendrent différentiellement d’autres.

*     *     *

Le classique est l’œuvre dont la force de conviction et de résistance lui fait survivre à la fois à ses conditions de production, à ses lectures critiques, et à la « pire barbarie » dans laquelle peut tomber une société ou une civilisation. À travers la notion de « survie », celle de « classique » prend donc un sens politique en même temps qu’anthropologique, éthique, voire métaphysique. Classique est l’œuvre dont nous estimons avoir besoin pour désirer encore vivre dans ce monde et être hommes, celles qui nous sont salutaires, ou simplement « vitales ». Les œuvres qui survivent, dit encore Coetzee, sont celles dont les « fonctions vitales » ne sont pas « éteintes ».

*     *     *

L’adoption des classiques et de la littérature par des écrivains coloniaux et postcoloniaux, c’est une manière de dépasser la violence que la littérature elle-même et que les classiques eux-mêmes ont pu représenter en leur temps. Il y a quelque chose d’autre dans les classiques qui serait peut-être l’essence de la littérature, quelque chose de vital, d’humain, qui résiste à son historicisation, à sa politisation.

*     *     *

L’interrogation sur la transmission et l’interprétation des œuvres littéraires ne peut se faire aujourd’hui qu’à travers ce que disent du langage et de l’histoire certains écrivains : ceux qui sont les plus familiers de ces questions et les plus à même d’y répondre.

*     *     *

Écrire, faire œuvre, revient, non pas à s’adresser à quelqu’un mais à inventer quelqu’un, non pas à l’inventer mais à appeler ce quelqu’un à qui l’œuvre s’adresserait ; et donc on se rend compte par ce détour-là que c’est peut-être pour cela que les œuvres, en effet, vivent, qu’elles ont ensuite ce destin classique, parce que ce qui se transmet, c’est cette espèce d’urgence vitale qui est au début de l’œuvre ; et c’est cela qui fait qu’elle rebondit dans le temps.

*     *     *

Donner toute sa place à chaque fois dans les lectures diverses [des] œuvres-témoignages à cet appel indéterminé à l’autre, celui qui va lire, celui qui va entendre, à ce que Mandelstam appelait l’interlocuteur. Mandelstam dit que créer de la poésie, c’est avoir affaire à un interlocuteur comme si on lui prenait la main et, en même temps, cet interlocuteur il ne doit, dit Mandelstam, jamais être concrétisé. On ne saura jamais qui c’est. Si on le sait, alors ce n’est plus de la littérature.

*     *     *

Une fracture interne s’est ouverte au sein de la « littérature » : un écart se laisse voir entre une écriture qui se cherche et une « littérature » révoquée parce que périmée, disqualifiée par la catastrophe, sinon compromise dans ce qui l’a rendue possible. Mais une nouvelle poétique se cherche dans cet écart.

*     *     *

Quand j’emploie le mot « littérature », j’accepte l’idée qu’un lecteur quelconque puisse parvenir à nommer dans un texte ce que moi qui suis payé pour le lire n’y avais pas vu ou ce que je n’étais pas capable de nommer.

*     *     *

Il n’y a pas une historicité, il y en a deux qui se font face et aucune ne doit être niée. Cette historicité doit également avoir le droit à la parole, et c’est ici qu’un dialogue s’engage entre les gens qui lisent et ce qui est l’objet de la lecture. Il me semble que le contresens est précisément l’un des symptômes qu’un dialogue se fait et qu’il avance dans une dynamique interactive, entre nous et le texte, entre les élèves et le texte.

*     *     *

La croyance tacite que tout ce qui aurait été écrit en 1637 convergerait dans une certaine mesure non seulement se délite quand on regarde 1637 d’un peu près, mais en outre voue à l’aporie toute réflexion sur la singularité comme sur la longue durée des œuvres ; et, conséquence plus dommageable encore, condamne le sentiment spontané de proximité avec l’une d’elles, susceptible d’advenir à n’importe quel moment de l’histoire, à être systématiquement fondé sur un contresens.

*     *     *

Je n’ai jamais su traduire le terme de « contresens ». Il paraît en effet que l’équivalent en anglais n’existe pas.

*     *     *

Produire du dysfonctionnement, c’est d’abord mettre en valeur dans l’approche critique à quel point les dispositifs de captation des textes auxquels nous recourons laissent subsister du reste dans l’analyse, c’est-à-dire à quel point les textes continuent d’échapper aux lectures et aux interprétations. C’est donc montrer, pour chaque utilisation d’une méthode, ce qui la contredit et la rend inopérante, ou ce qui reste du texte comme son énigme essentielle et donne à celui-ci une chance d’expérimenter par lui-même l’incompréhension foncière du critique. Cette prise de conscience et son éventuelle mise en écriture ne suffisent cependant pas si l’on ne tient pas compte du fait que le principal dysfonctionnement est le sujet lui-même, aussi bien celui de l’écriture que celui de la critique.

*     *     *

Descartes lui-même n’est pas innocent des glissements de sens commis par ses commentateurs. Comme la litote de Chimène, l’imagerie de l’auteur insinue le contraire de ce qu’il opère, et offre au lecteur non pas un sens mais un décalage du sens, un aperçu du processus complexe de signification.

*     *     *

Il peut être intéressant de poser par hypothèse la capacité de certains écrits à fonctionner « littérairement » par bouts, par moments ou par lieux ; et donc plus largement la possibilité d’un fonctionnement multiple des écrits, selon les lieux, les échelles peut-être et les temps de lecture.

*     *     *

C’est seulement quand elle est mal faite, inconsciente d’elle-même et de sa situation présente, que la recherche savante sur les textes anciens semble rendre ces textes toujours moins accessibles, les replier sur eux-mêmes ; quand cette recherche savante est bien faite, qu’elle le veuille ou non, elle rend ces textes lisibles au présent, comparables à d’autres textes produits dans de tout autres conditions, et qu’importe alors que la comparaison rendue ainsi possible soit effectuée par le savant lui-même, ou par un autre, ou à plusieurs, ou bien remise à plus tard. Il faut avoir confiance dans l’élasticité de la discipline.

*     *     *

Le terme de « discipline » ne fonctionne absolument pas pour ce qui serait de la littérature au Moyen Âge. C’est plutôt un matériau dont on dispose, plutôt qu’un ensemble de disciplines qui peuvent être formalisées comme telles. C’est très net, par exemple, dans toutes les œuvres qui travaillent sur la « fiction » et sur l’« histoire », où l’on voit très bien que les termes mêmes évoquent des frontières qui n’existent pas. On a l’impression que dans les siècles postérieurs, les frontières ont été davantage définies que dans notre pratique.

*     *     *

Les différentes révolutions théoriques et les différentes ruptures dans les pratiques d’écriture s’inscrivent sur plusieurs plans à la fois : elles concernent les formes, les contenus, les modes de lecture et les relations au public ; à l’égard du cadre conceptuel de la littérature, elles sont plutôt des soubresauts. Par conséquent elles peuvent prendre place dans une continuité et laisser les lecteurs accueillir les textes nouveaux sans rejeter les textes anciens.

*     *     *

La littérature existe par ses manifestations, par ses pratiques, par ses usages, mais il est difficile de lui trouver une définition intensive. On ne saurait pas définir la littérature de manière à la fois intensive et consensuelle. Elle a plutôt une définition extensive. On la reconnaît quand on la voit à partir de certains critères, de certaines catégories qui sont apprises, qui se naturalisent à partir d’un exercice culturel. Et cela me donne envie de dire que la littérature a finalement un concept transitionnel, parce qu’on ne la reconnaît que dans ses grippages, dans ses points d’achoppement, de conflit entre ses différentes définitions, ou alors au moment où elle se frotte à une autre discipline ou à un terrain commun, un pré carré, qu’elle revendique en même temps qu’une autre discipline.

*     *     *

On a tous le pied sur des sous-domaines qui sont, chacun, gigantesques. Pour le XVIe siècle, ce qui me frappe c’est que, lorsque j’ai commencé dans la profession, c’était une guerre pas possible, essentiellement entre personnes ; et d’un point de vue scientifique, il n’y avait pas vraiment de guerre. Ça a été le début des minores, et j’y ai participé; la guerre s’est terminée très, très vite parce que le programme des minores, c’était un programme d’exploration d’un nombre de champs considérables, qui étaient le droit, la théologie, la médecine, la géographie, etc. Le rapport à la littérature arrive sur certains points, mais ce n’est pas ça le sujet. On avait chacun et on a toujours chacun des espèces d’antennes, de points d’occupation d’une sorte d’Afrique gigantesque, qu’on aborde par la côte, mais on a chacun une sorte de comptoir. Et il n’y a pas de guerre entre les comptoirs aujourd’hui.

*     *     *

Nous, les historiens de la littérature, expliquons, voire renforçons, pour des besoins heuristiques et hygiéniques, l’altérité du passé. L’analyse ou plutôt le commentaire rhétorique me paraît un moyen non seulement efficace, mais profondément vrai, et vérifiable. Comme d’ailleurs le très large domaine de l’Ethica, de l’éthique, de « l’économie », de la « politique », de la philosophie morale se diffusant dans toute la culture lettrée de l’époque. Je suis le premier à avouer que sans comprendre la théorie des rapports humains et du bien-vivre que le Moyen Âge et la Renaissance ont héritée de l’Antiquité, on ne peut absolument pas accéder à une connaissance du monde pensé par ces époques. Ni, a fortiori, à une connaissance de la littérature. Mais je crois que nous avons peut-être un peu trop insisté sur cette altérité […]. Il me semble qu’une grande partie de ce que fait le texte poétique et sans doute la « littérature » n’est pas « théorisé » par l’époque dans laquelle il est produit, et nous avons pleinement le droit de relever ce qui n’est pas dit, en l’occurrence des phénomènes qui relient la poésie à son avenir possible.

*     *     *

L’approche rhétorique est aussi un solide moyen de ne pas plaquer du mécanique (emprunté à d’autres temps, ou d’autres modes d’analyse) sur du vivant (la prolifération textuelle qui marque la période) : la littérature telle que nous la connaissons est bien fille de la rhétorique, et privilégier une approche rhétorique de notre corpus nous permet de conduire nos étudiants à une plus juste appréciation du statut et des enjeux des textes produits alors.

*     *     *

Je n’ai cessé de dissoudre des oppositions tranchées, absolues, parce que la magie de la rhétorique est celle du passage, le plus souvent insensible. La méfiance ne s’y oppose pas à la confiance, on va graduellement de l’une à l’autre, grâce à la linéarité ou pour mieux dire la fluidité. L’auditeur d’abord ennemi est ensuite un allié et idéalement un ami, il était au début « vous » à qui l’orateur s’adresse et pour finir il est inclus dans le « nous » construit par le discours. Dédale est l’architecte du Labyrinthe, bâti pour piéger les ennemis, mais il y entre sous la figure d’Ariane : l’architecte ou stratège se fait guide, non plus contre nous mais avec nous. L’analyse même du texte de Ronsard n’a pu stabiliser l’opposition absolue dressée entre rituel et labyrinthe, c’est-à-dire entre ordre classique et ordre « baroque » ou « maniériste ». Enfin, ce même texte de Ronsard rend bien difficile de distinguer fermement rhétorique et littérature, peut-être parce que pour une fois le poète descend dans l’arène. En tout état de cause, je ne vois pas l’étude de la rhétorique comme une machine de guerre contre la littérature. C’est un outil de plus. Travailler l’une peut être (devrait être ?) une des manières de mieux comprendre l’autre, si insaisissable.

*     *     *

Le poète chez qui je trouve un concentré [des] procédés du singulier est Pétrarque. [Par exemple] : – une radicalisation de la distinction entre le passé et le présent, non pas sur le mode de la conversion, du repentir ou d’un passage progressif, mais sur le mode de la juxtaposition ; être un « autre homme » que ce que j’ai été : non pas « être meilleur, pire, plus âgé, plus faible », mais simplement « autre », et le dire non pas en puisant dans le trésor des mots, mais en insérant ce qui est le plus prosaïque dans un contexte lyrique soutenu ; et s’approcher, par cette dénudation du lexique, d’un langage « privé » en tous les sens du terme ; – l’usage omniprésent du déictique, de l’indication ou de la monstration au détriment de la représentation, dans les moments affectifs les plus intenses ; – et finalement, sans doute en accord avec cette intentionnalité déictique du langage poétique, un refus implicite des ressources de la copia, de la variété des mots et des choses : le lexique pétrarquéen, lorsqu’il concerne la louange de Laura, est d’une étonnante pauvreté. […] Ce qui m’amène à la rhétorique, à la manière dont par exemple les commentateurs du Canzoniere ont compris cette poésie […] : presque tous ces aspects à mon sens fondateurs du langage poétique sont ou bien ignorés, ou bien intégrés dans un cadre rhétorique qui insiste sur la finalité persuasive des poèmes, sur l’argument ou la narration que le poème doit véhiculer, sur le choix de certaines figures, et sur l’ethos et le pathos constituant, et constitués par, les éléments du poème. En d’autres mots, sur ce qui permet à la poésie de servir une cause, et d’accéder à des vérités générales, comme le préconisent Cicéron, Boccace et la tradition poético-rhétorique qui s’ensuit.

*     *     *

La poésie aurait cette vertu, cette aptitude à détacher, par le blanc, par le saut que suppose cette économie de la parole. Expérience inouïe et ascétique, mais expérience pratique. La poésie moderne ou ancienne se donne à lire et à pratiquer également comme expérience, propose une démarche à comprendre, chez Scève, comme chez Jaccottet ou Guillevic.

*     *     *

Le programme est donc de reconnaître des loci, des contours, par le moyen de la rhétorique. Il n’a rien de neuf, sinon peut-être, et encore, sa dimension quantitative. Il est clairement dans la continuité de l’historicisme, dont j’ai vu à ma surprise qu’il suscitait encore réticences et résistances, et le fantasme d’une domination. Je croyais cette querelle dépassée depuis longtemps : l’historicisme n’est qu’une contribution parmi d’autres à la critique d’art, puisque le geste de tout critique est de faire surgir, de nous faire voir ce que nous n’avions pas vu. Dans mon cas, il s’agit d’histoire non des idées mais des formes.

*     *     *

Il me semble qu’il est presque impossible de ne pas épouser l’historicisme de notre époque, parce qu’il n’intéresse pas seulement la littérature mais l’ensemble de nos représentations et de notre pensée politique.

*     *     *

Si l’histoire contrecarre utilement l’illusion moderniste qui écrase toute profondeur temporelle sur le seul présent, elle tend à nourrir une illusion inverse, – l’illusion historiciste, selon laquelle les littératures du passé n’apparaîtraient plus que comme des choses précisément du passé, qui, exhumées avec science, n’auraient plus rien à nous dire. Or les Lettres, contre l’historicisme, sont des opérateurs d’historicité, – à partir de quoi une temporalité vivante, complexe et mobile, redevient active.

*     *     *

L’usage de théories critiques sans l’historicisation qui leur confère leur pertinence conduit à ignorer ce qui fait l’altérité de la littérature médiévale : le formalisme des textes, l’aspect symbolique de leurs codes, le caractère rituel de leurs jeux, l’imaginaire qu’ils créent.

*     *     *

Une forme littéraire de théorie, c’est vers cela, me semble-t-il, que nous pourrions tendre et me paraît aller une partie de la critique contemporaine, en brouillant, plus résolument encore qu’elles ne commencent à l’être, les frontières entre littérature et sciences humaines. Ce brouillage de frontières, qui est un autre nom du dysfonctionnement théorique, implique tout à la fois d’introduire de la littérature dans la théorie et de donner leur juste valeur aux éléments de théorie contenus dans les œuvres littéraires.

*     *     *

Quelle est la couleur de l’événement de lecture qui fait que quelqu’un découvre Montaigne, à dix-huit ans ou à dix-neuf ans, et n’est pas du tout informé ; et, après avoir suivi des cours de littérature, relit le même texte et connaît une nouvelle rencontre ou un nouvel événement de lecture ? Qu’est-ce qui s’est passé entretemps ? Est-ce que ces deux événements sont hiérarchisables ? Est-ce que le premier est disqualifié ?

*     *     *

Ce qui m’inquiète dans la pratique de la contextualisation de nos textes anciens, c’est quand je vois qu’elle a parfois d’abord pour effet de vouloir dénoncer comme absolument fausse, illusoire, voire sans portée, la première expérience dont vous parlez ; et c’est tout de même souvent l’impression qui est nôtre quand nous terminons la lecture d’un travail savant sur un texte.

*     *     *

Je ne crois pas que le fait d’être un lecteur averti puisse complètement empêcher la lecture qu’on pourrait peut-être qualifier comme lecture au premier degré ou comme lecture naïve, lecture d’adhésion.

*     *     *

La lecture professionnelle, je ne sais pas ce que ça veut dire, personnellement ; parce que la lecture est un phénomène qui met en jeu l’individu dans un mouvement qui va vers l’œuvre, qui entre dans l’œuvre, et ça, ce n’est pas professionnel, c’est une expérience.

*     *     *

Il y a littérature quand il y a un point de non-spécialisation, que je rapproche du passe-temps. C’est-à-dire que, bien sûr, ces gens, ce sont des lettrés, des gens qui savent écrire ; n’empêche qu’ils visent quelque chose dont tout le monde fait l’expérience, parce que c’est le passe-temps par exemple, ou l’expérience commune.

*     *     *

Mon point de départ est souvent un objet – le rêve, l’émotion, le mensonge, le figuré… – à propos duquel je considère de façon naïve la littérature aussi comme une expérience et un discours sur l’expérience dans ce qu’elle a de vivant.

*     *     *

Je suis partie du particulier, du singulier même – des usages ponctuels et un peu aléatoires d’une expression – afin de faire des juxtapositions à mes yeux révélatrices, et afin de faire de mon mieux pour ne pas combler les blancs – les taches obscures – du texte.

*     *     *

On a beaucoup réfléchi jusqu’à présent sur les différents types de lecture ; et j’aimerais bien, peut-être, qu’on s’interroge sur les différentes manières de donner à lire.

*     *     *

L’espace hétérogène qu’est la littérature a beau être un espace de liberté dans lequel s’invite l’esthétique, on y voit se développer des interventions intenses qui peuvent changer une vie, sans pour autant qu’elle devienne normative comme le ferait un manuel pour prendre des décisions. Une telle vision de la littérature exige un concept de réception où l’intensité d’une expérience de lecture conflictuelle devient une mesure de la vérité littéraire.

*     *     *

Ce que je veux dire par littérature, ce n’est pas un corpus mais une pratique esthétique. Le littéraire, l’écriture, d’ailleurs peut-être faudra-t-il que je ne parle pas du tout de littérature mais plutôt d’écriture, comme l’acte de peindre, ou comme la musique, c’est tout simplement une pratique esthétique. Je veux insister sur l’existence corporelle, matérielle, d’une écriture qui est composée de sons, qui est composée d’histoire, qui est plus compliquée à décrire comme processus matériel que la musique et la peinture, mais qui ne diffère aucunement de cela. La littérature, c’est quelque chose qui existe, et il faut penser qu’elle a toujours existé quel que soit notre regard.

*     *     *

Dans la littérature, j’ai beaucoup de mal à me convaincre que je vais transmettre une expérience de lecture à mes étudiants, alors que je le fais très spontanément sur le cinéma – j’ai toujours des jugements de valeur sur les plans, etc. Je ne le fais pas pour la littérature, pour des raisons certainement liées au fait que je ne suis pas sûr d’avoir un terrain qui serait une expérience esthétique qu’eux-mêmes auraient et sur laquelle je pourrais prendre appui de manière à ce que mon jugement ne tombe pas à plat. Le lien se fait plus facilement pour le cinéma.

*     *     *

Il faudrait une esthétique qui permette à la littérature d’être riche parce qu’elle accepterait les autres domaines et les autres arts, par exemple ; et, plus que cela, parce qu’elle serait capable de rester ouverte, et même d’attirer les autres domaines.

*     *     *

Ce qui fait bouger le passé, ce n’est pas uniquement esthétique. Cela peut être un possible de pensée qui n’apparaît que par la confrontation délocalisée ou disloquée avec d’autres approches, d’autres systèmes, sans idée de progrès, d’anticipation. On fait apparaître rétrospectivement ce qui était là.

*     *     *

L’esthétique est l’instrument de compréhension et d’appréhension – les deux vont ensemble – qui permet de voir les choses dans leur forme: comment ces formes sont leur contenu, sont ce qu’elles veulent dire. La littérature existe comme une chose, parce qu’elle existe en tant que déploiement du langage muni, armé de l’esthétique.

*     *     *

Le moment esthétique est le moment où on observe une forme émergente dans le texte, et quelquefois cela peut être le moment où le savoir qu’on a est faux. Le moment esthétique, qui est sans concept et qui est l’observation d’une forme naissante, est un moment qui caractérise l’expérience littéraire, et qui me permet d’enseigner la littérature de manière vivante.

*     *     *

Ceux qui tiennent vraiment à une identité forte de la littérature et à un programme esthétique sont les dix-neuviémistes. En fait, ce dont on parle est tellement polarisé par la conception forgée au XIXe siècle de la littérature, que les seuls qui sont parfaitement droits dans leurs bottes, ce sont les dix-neuviémistes. Qu’on soit au XXe siècle ou dans les siècles classiques, on tire des deux côtés.

*     *     *

De la façon dont on privilégie, je le fais aussi, le chemin du modernisme, la capacité de la littérature d’anticiper, on finit par refouler le reste du canon et, surtout, par refouler la culture de normes et de modèles qui existait au XIXe siècle. Donc, en fait, cet effort de définir la spécificité du littéraire au XIXe siècle crée aussi des problèmes pour une véritable compréhension historiciste de la production littéraire au XIXe siècle.

*     *     *

L’institutionnalisation de la littérature à la fin du XIXe siècle est contredite par les diverses avant-gardes de l’époque, surtout dans la déconstruction post-baudelairienne de la beauté.

*     *     *

La beauté, plutôt qu’un état, est une fonction, ou mieux, un fonctionnement. Un outil : l’arbitre et le guide d’une recherche qui se termine en une trouvaille.

*     *     *

Ce qui doit nous intéresser, c’est le pessimisme épistémologique qui sous tend l’idée même d’une « propagande par le fait ». Car son corrélat logique, c’est évidemment la vanité supposée d’une propagande par le mot. Cette conception négative de la fonction référentielle du langage ne pouvait pas être indifférente aux écrivains de l’époque. Et effectivement, les attentats ainsi perçus fascinèrent beaucoup d’entre eux. Ainsi, le 9 décembre 1893, une bombe avait été lancée dans l’enceinte des députés au Palais-Bourbon, blessant une personne. La nouvelle s’étant répandue au cours du dîner annuel de la revue La Plume qui se tenait ce soir-là, des réactions d’écrivains présents furent mentionnées dans la presse du lendemain, à commencer par celle du poète Laurent Tailhade : « Qu’importe la victime si le geste est beau ! ». La phrase se voulait évidemment provocatrice, mais elle resta parce que révélatrice du déplacement au cœur du phénomène : du sens au bruit, du langage au geste. « Qu’importe la victime... » Beauté d’une violence vide de sens.

*     *     *

Ce que je voudrais mettre en lumière, c’est le rapport intime entre littérature et anti-littérature, qui est un rapport de dépendance, avec tout ce que ce mot de dépendance implique en termes de pharmacodépendance, c’est-à-dire dépendance toxicomaniaque à une substance médicamenteuse. Non pas le remède dans le mal, mais le mal comme remède, comme pharmakon, comme réécriture, comme contre-normativité d’avant-garde, c’est-à-dire comme anti-canon.

*     *     *

Le roman moderne, dit-on, serait justement fait de cette distance qui serait maintenue dans la nature même du texte qu’on lit. Or, je ne crois pas que cette ironie caractérise le texte littéraire comme tel. La sensation immédiate, qui est pour moi constitutive du travail de l’écrivain, c’est, je dirais, la sensation d’œuvre. Car c’est le moment où la dilatation de toutes les sensations, où tout se fond dans une tension spatiale qui, elle-même, vient un instant à s’identifier à ce que Flaubert cherche, c’est-à-dire à la tension de l’œuvre. Mais si on n’en revient pas à cette espèce de naïveté flaubertienne, qui le guide, eh bien je crois qu’on n’a rien lu du tout.

*     *     *

Si l’autonomisation de l’art est le grand problème qui nous occupe, il faut voir comment il s’articule avec la question du mot « littérature ». L’autonomisation peut produire, d’une part, une sorte de séparation entre les genres proprement littéraires et ceux qui ne le sont pas, en réduisant, en outre, les genres littéraires à deux ou trois grands genres (roman, poésie en grande partie lyrique, théâtre); mais, d’autre part, elle produit un phénomène tout à fait inverse et simultané, par lequel les genres littéraires, on n’en tient plus compte du tout, et la littérature, on va la chercher là où on la trouve, et elle peut être partout.

*     *     *

Force m’a d’abord été d’admettre que ma propre conception de la littérature, celle d’une vingtiémiste standard nourrie aux définitions de Valéry, de Blanchot ou de Barthes, n’était simplement plus de saison. Tout ce que l’on gagne aujourd’hui à dire à un administrateur que la littérature est intransitive, essentiellement inutile, c’est qu’il vous prenne à la lettre et ferme votre programme.

*     *     *

L’institution universitaire a fait de moi un professeur de littérature française du XVIe siècle, statutairement obligé d’enseigner un objet qui n’existe pas, ou du moins d’intervenir à propos d’un champ disciplinaire qui n’a jamais existé tel que sa dénomination actuelle invite à le concevoir.

*     *     *

Pas de mot, pas de chose ? La littérature française du Moyen Âge n’existerait-elle pas ? Faudrait-il toujours faire entendre, quand on prononce l’expression, des guillemets ? Il ne faut pas mettre de guillemets à « littérature » : parce qu’on a tendance à dire que la littérature médiévale n’existe pas, qu’il s’agit de faux documents pour les historiens, que c’est autre chose, que c’est du folklore – d’où ma défense, jusque sur le bûcher, de l’utilisation du mot sans guillemets. Alors que je vois bien que pour vous, c’est facile : la littérature existe !

*     *     *

Saisie dans une perspective transhistorique et non plus dans le seul cours d’une histoire littéraire clivante, la littérature médiévale participe activement au questionnement sur ce qu’est la littérature et sur ses apories. Elle oblige en effet à repenser les critères de littérarité, les catégories ou les classifications, la répartition par genres dont elle récuse le bien-fondé.

*     *     *

L’historicisme conduit à un relativisme : le rétrécissement relatif de la littérature opéré vers 1800 doit lui-même être apprécié au regard de l’élargissement des matériaux, des lieux, des registres. On a aujourd’hui une matière littéraire largement aussi étendue qu’avant, et même démesurée dans sa production et ses ambitions. Le problème posé par cette extension est qu’elle augmente encore la variété des critères (nullement absente auparavant) et l’ordre implicite qui permettait de se repérer à peu près tranquillement : ordre fondé sur l’idée que les entreprises humaines devaient tendre à une excellence, collective et individuelle.

*     *     *

Je partage sans doute la désinvolture des vingtiémistes ou vingt-et-uniémistes face à l’identité de la littérature, aggravée dans mon cas par vingt ans aux Etats-Unis, où la théorie de la réception, les cultural studies, la déconstruction, n’ont jamais cessé de faire contrepoids à toute forme, à toute tentative d’objectivation du littéraire. C’est en tout cas une question que j’ai toujours eu tendance à balayer, au nom du sophisme bien connu selon lequel l’indéfinissabilité de la littérature ne l’a jamais empêchée d’exister.

*     *     *

Demeurent exclus du domaine des Lettres « l’emploi brut » de la parole, « l’universel reportage » et le « numéraire factice » ; or cela fait beaucoup, tant il est rare au fond qu’à l’âge de la communication généralisée quelqu’un parle sa langue, quelque commune que cette langue soit.

*     *     *

Faire dysfonctionner les méthodes, c’est montrer quelle part éminente le sujet occupe dans leur construction et leur utilisation, à cent lieues du rêve d’objectivité qui ne cesse de revenir hanter la critique. Cette part éminente du sujet, sur laquelle j’ai été amené à construire mes essais en inventant des narrateurs fous, va à l’encontre, me semble-t-il, du vœu de scientificité qui a traversé la théorie littéraire dans les années soixante-dix, laquelle visait souvent – pas toujours, loin de là, comme en témoigne le dernier Barthes – à exclure ou à relativiser le sujet dans l’exercice critique. Elle n’est peut-être pas sans rapport avec le développement parallèle de l’auto-fiction dans la sphère narrative, qui tend à mettre en valeur, en en rendant plus visible la présence, l’influence du sujet dans l’écriture, comme cet élément incontournable qu’aucun projet, qu’il soit littéraire ou scientifique, ne peut prétendre évacuer.

*     *     *

Chalamov écrit : « dans le froid de la Kolyma, on ne se souvient même plus de soi-même », on n’est plus qu’un soi étalé, une espèce de surface sensible, ô combien sensible, souffrante, mais on ne se ramasse plus dans un soi, on ne se souvient plus de soi, on n’a plus de réflexivité, on n’a plus d’intériorité. Alors qui parle ? Chalamov écrit des choses extraordinaires à ce sujet : au moment d’écrire, on entre en relation avec le sujet non-sujet qui a vécu l’expérience en question.

*     *     *

À ceux qui traitent de l’idée de littérature en contexte, il est impossible de mettre entre parenthèses le contemporain : celui-ci n’est autre que le point d’où ils parlent, et leur effort de périodisation exacerbe de ce fait le besoin, proprement mémoriel, de se reporter au passé comme à un miroir du présent.

*     *     *

Quand nous lisons l’extrême contemporain, nous lisons des textes sans notion a priori de la littérature et, pourtant, cette expérience fait entrer ces textes, sans notion préexistante, dans quelque chose, dans une littérature élargie. Même chose pour la littérature ancienne puisque la notion manque au départ.

*     *     *

Le fantasme de l’avant-garde, malgré la dialectique qui le connecte au canon, est d’articuler une vision littéraire tellement innovatrice que l’on n’arrive guère à reconnaître la littérarité de ses plaisirs.

*     *     *

La situation actuelle montre que la littérature peut infiniment se survivre à elle-même, quitte à faire de l’apocalypse un nouveau paysage culturel, et de la « fin du monde » une parodie sans fin, ou un échantillon de jeux de rôles.

*     *     *

Définir, ironiquement, pensivement et suspensivement, notre objet comme « tout écrit dès lors que quelqu’un s’y signifie » fait, en vérité, de la « poétique » non plus seulement une discipline « littéraire », mais, bien au-delà, une discipline anthropologique. Dire que la poétique est une discipline anthropologique implique que la poétique puisse s’emparer de discours non « littéraires », jusque-là réservés à d’autres disciplines.

*     *     *

Pour les textes que j’ai eu à travailler, cette remise en perspective anthropologique tout autant qu’historique me semble avant tout le moyen de récupérer le sens des mots : celui qu’ils avaient pour leur public immédiat. Il s’agit bien sûr de la « valeur » (Saussure), mais aussi et peut-être surtout du sens social des mots et des actions, ce qui a pour résultat de faire surgir le propos politique et sa complexité.

*     *     *

Contextualisées, de nombreuses grilles d’analyse, qu’elles soient socio-historiques, anthropologiques, thématiques, structurales ou post-structurales, folkloriques, théologiques ou mythiques, font heureusement progresser la connaissance du corpus. Mais elles reposent trop souvent sur une approche « externe » du texte, celle qu’empruntent les historiens et les historiens de la littérature, s’appuyant sur des présupposés contextuels, religieux, politiques et culturels. Ces méthodes qui font d’une œuvre l’illustration d’un moment, d’un message, d’une idéologie, tendent à marginaliser ce qui fait qu’un texte est un texte littéraire générant son propre univers de référence.

*     *     *

Comment « désidéologiser » notre vision de la littérature, comment la libérer des crispations et des mises en demeure doctrinaires sans la priver de ses dimensions éthiques et politiques qui font de la littérature non pas un simple reflet ou un jugement du présent, mais « une pensée de la pensée du présent » (Alain Badiou) ?

*     *     *

Dans la classe de rhétorique des XVIe et XVIIe siècles, les professeurs suivaient pas à pas l’ordre du texte. Dans la classe de littérature française, en France et à partir (je suppose) des années 1960, la méthode fondamentale est celle du « commentaire composé », même lorsque celui-ci se présente sous forme d’« explication linéaire ». Les deux méthodes diffèrent comme le temps et l’espace. […] Dans nos analyses de littéraires, où est passée la durée pure, l’expérience immédiate du déroulé ?

*     *     *

Parce qu’elle est gratuite, parce que, ne jouant apparemment que la carte du plaisir, l’épopée s’adresse à tous dans une communauté large, elle peut renouveler la conception du monde qu’ont les contemporains, faire apparaître les linéaments d’un monde nouveau. À intervalles, on voit ressurgir ces textes puissants, qui peuvent établir un nouveau vivre ensemble. Il faut nous laisser aller à des aventures qui nous emmènent hors de nous-mêmes, et suivre jusqu’au bout ce qui semble ne pas avoir de but : la garantie de la profondeur du travail épique est dans ce qu’il est insu.

*     *     *

Les contes déclarent la nature spéciale de la littérature, et ils apprennent à lire.

*     *     *

Le récit n’est pas un piège, mais un rituel ou un labyrinthe, ou encore la danse et le bal, ou l’un de ces jeux de société dont parle Ronsard. C’est la proposition d’un jeu interactif, de se prêter au jeu du « comme si », d’entrer dans la danse, librement. Le labyrinthe même est le jeu du labyrinthe.

*     *     *

Qu’est-ce qu’une immunisation littéraire ? Dans le sens le plus large, l’immunisation articule les conflits. Ces conflits ne sont pas nécessairement tragiques, mais ils recouvrent tout événement qui contredit les attentes et mène à une logique ou situation aporétique. L’immunisation est une irritation préventive initiant une séquence de conflits systémiques qui n’ont pas encore eu lieu. L’événement négatif est présenté afin de nous apprendre à tolérer les contradictions et repousser le moment d’une réaction potentiellement destructrice. Il est important que ces conflits soient miniaturisés et qu’ils ne causent pas, ou ne soient pas équivalents à, une épidémie réelle ; la logique de l’immunisation offre plutôt des procédés imaginaires qui n’ignorent pas la sphère du « comme si ». Ainsi, on peut comprendre la littérature comme institution non pas comme elle se définit à travers une relation de mimésis à un contexte historique, mais à travers une forme qui anticipe et par là-même ouvre la voie au futur en dépit de sa nature négative.

*     *     *

Que font les cultures au moment de la déstabilisation des pouvoirs ? Ou elles inventent de nouvelles histoires, tout en les appelant traditionnelles, pour justifier un nouvel ordre, ou elles se recroquevillent sur elles-mêmes en célébrant le trépas d’un régime suffocant et la renaissance d’un monde nouveau. Dans tous les cas, elles se replient sur des textes littéraires, l’histoire racontée en tant que littérature, la recherche des valeurs et des traditions incorporées dans des histoires de héros légendaires.

*     *     *

Les propositions que la littérature fait au monde et sur le monde sont faibles, indémontrables, indéfendables.

*     *     *

En montrant que le récit n’est pas uniquement une forme littéraire mais le moyen le plus répandu et le plus humain d’appréhender, de comprendre ou de rendre compte de la réalité, je peux inciter ces étudiants à concevoir la lecture ou l’analyse d’un roman comme un entraînement ou un exercice de décodage indispensable à leur survie, ou du moins à leur bon fonctionnement dans notre société. Ceci rejoint tout ce que l’on a pu dire sur les humanités et le développement d’une compétence d’interprétation.

*     *     *

Le fait d’étudier conjointement des discours hétérogènes permet de laisser surgir des singularités, qui à la fois découlent du fait et prouvent qu’il n’existe aucune adhérence de ce type, mais bien au contraire des phénomènes d’écarts et de non-congruence en synchronie même. C’est à cette occasion qu’apparaît la possibilité d’être touché immédiatement par un objet qui, quelles que soient les contextualisations auxquelles on l’oblige, quelles que soient les réductions auxquelles on le soumet par l’élaboration des rapports tissés avec ce qui se faisait ou s’écrivait à l’époque, résiste, et continue à dire quelque chose d’actif, d’actuel, qui est une rencontre.

*     *     *

Par renversement de perspective, je veux donc désigner la possibilité que les œuvres et les concepts qui se rattachent à leur étude ne soient plus l’objet (ou en tout cas plus l’unique objet) du cours de littérature, mais au contraire l’occasion de l’acquisition d’une compétence ou d’un savoir sur quelque chose d’autre qu’elle. On a beaucoup parlé à ce colloque de la contextualisation de l’œuvre, sans nécessairement tendre l’oreille à ce double génitif. Un bon cours de littérature, pour moi, aujourd’hui, ne se contente plus de contextualiser les œuvres, il s’efforce de contextualiser le présent à travers les œuvres.

*     *     *

Chaque fois qu’on suggère que les études littéraires pourraient trouver une légitimité supérieure ou refonder leur légitimité en voyant plus large que leur vieux répertoire de textes et de pratiques, l’élargissement m’apparaît d’abord comme une fuite en avant plus ou moins désespérée.

*     *     *

Personnellement, j’ai l’impression de concevoir de plus en plus l’enseignement de la littérature comme l’organisation d’une rencontre avec un dehors radical de la littérature.

*     *     *

Il est tout à fait possible de montrer aux étudiants que les œuvres sur lesquelles nous travaillons, et qui sont presque nécessairement prises dans un corpus canonique, peuvent et doivent être considérées comme des écrits, dont la mise au jour, la publication et l’écho s’inscrivent dans des processus saisissables et rapportables à des circonstances que l’on peut objectiver.

*     *     *

La perception de la complexité qui peut être introduite par le contexte – mais pas seulement, c’est un des éléments de la complexité – enrichit le message de l’œuvre mais ne modifie pas fondamentalement ce que j’y recherchais et que j’y trouvais déjà.

*     *     *

La question n’est pas de tenter d’annuler ou de réparer la perte, ce qui n’aurait aucun sens (même si en tant qu’historiens ou qu’archivistes nous nous y efforçons bien), mais de s’intéresser à notre sentiment de perte, à ce qui nous lie, par delà l’absence, à ce qui n’est plus (ou n’existe que partiellement, sur le mode de l’amputation) et plus encore à ce qui n’importe pas à nos yeux, autrement dit à ce qui tend à disparaître par inattention.

*     *     *

Enseigner serait peut-être dessiner les contours d’un monde où, quelque part, cette œuvre existe encore, où elle peut exister encore. Et cela a à voir avec quelque chose qui n’est pas seulement la clairvoyance sur le monde, mais la foi dans un monde.

*     *     *

La relation auteur/lecteur n’a jamais été sur le mode de la domination, pas plus du reste que la relation entre l’enseignant et l’étudiant.

*     *     *

C’est surtout comme chercheur qu’on doute de la littérature. On peut donc envisager une pratique de chercheur qui soit découplée de celle de la transmission des textes en tant qu’enseignant.

*     *     *

L’enseignement des lettres et la recherche en littérature doivent être de mon point de vue une expérience continuée et sans cesse approfondie de la lecture de textes précis, envisagés pour eux-mêmes et choisis de préférence parmi ceux que l’enseignant ou le chercheur considère comme importants pour sa propre vie réelle et entière, et non seulement pour sa vie professionnelle et pour sa carrière.

*     *     *

Qu’est-ce qu’on transmet, qu’est-ce qu’on attend des textes si on adresse à des élèves qui n’ont pas le patrimoine social et culturel qui leur permet de les aborder avec évidence?

*     *     *

C’est plutôt l’inquiétude sur les valeurs (seulement historiques, locales ?), peut-être la primauté de la liberté individuelle et l’exigence démocratique qui rendent notre rapport à la littérature non pas moins riche ou moins plaisant ou moins instructif, mais difficile à enseigner et à situer dans l’espace social : valeurs éclatées, multiples, changeantes qui demandent des ajustements et des précautions.

*     *     *

Barrès s’engage  – alors même que l’innocence du capitaine juif est devenue évidente. […] Or, à lire attentivement les textes, on constate que face au récit de l’injustice commise, la démarche que Barrès allait affiner au cours des années 1898-99 serait, non pas de prouver – c’est-à-dire de raconter – la culpabilité de l’individu Dreyfus, mais de contester la nature narrative de la Vérité. De toute vérité. De dissocier, comme dans Les Déracinés, récit factuel et vérité immuable, une vérité intouchable par quelque contingence que ce soit. Une vérité organique. […] Je ne suis certes pas le premier à considérer le Barrès de l’Affaire comme un précurseur du racisme moderne, qui se définit moins à partir du récit de crimes supposés que contre celui de l’innocence révélée. Ma suggestion, c’est que les racines de ce racisme nouveau sont littéraires, peut-être même avant que d’être idéologiques. Et que leur matrice fondatrice, la tentation fin-de-siècle d’une dissociation entre récit et vérité, a besoin d’une réflexion proprement littéraire pour être formulée.

*     *     *

Faire par ailleurs comme si la littérature allait de soi relève à mon sens du déni. La littérature, comme passe-temps, connaît un déclin continu depuis trente ans. Si certaines séries – Harry Potter, Twilight, etc. – semblent avoir relancé la pratique de la lecture parmi les collégiens, celle-ci s’estompe progressivement chez les lycéens et disparaît presque totalement du quotidien des adultes, dont 15% seulement se disent « lecteurs ». Parmi toutes les statistiques ressassées dans ce domaine, la plus alarmante demeure à mes yeux les 42% de diplômés qui ne liront plus jamais de littérature après avoir quitté l’université.

*     *     *

Le texte de Saint-Simon m’avertissait sans cesse, dans le dialogue intense que j’entretenais avec lui, que je devais me débarrasser de la notion de « littérature » à travers laquelle je l’avais d’abord appréhendé pour le comprendre et l’aimer autant qu’il le méritait, seule raison valable que j’avais trouvé, et je n’en ai pas trouvé d’autre depuis, pour travailler sur lui.

*     *     *

Si on accepte de tourner le dos à l’idée de la transmission d’objets (« transmettre quoi ? »), on se donne la possibilité de voir apparaître que, de fait, quelque chose « se transmet ». Cela revient à quitter la logique de la littérature comme monument pour une logique de la littérature comme dynamique : non plus préservation de textes que nous autres enseignants avons la responsabilité de faire passer aux générations suivantes, mais résurgences, permanence d’une fonction. Quelque chose « se transmet » et ce quelque chose pourrait bien être la littérature – ce que pour ma part j’appellerai le « travail du plaisir ».

*     *     *

L’enseignement de la littérature n’est plus séparable, ou ne devrait pas être séparé, de l’enseignement de sa pertinence – pertinence au sein de la formation intellectuelle que l’université propose à ceux qui la fréquentent, mais aussi de notre société, et des phénomènes, problèmes ou enjeux qui la caractérisent. Ceci revient à dire que la question que nous nous posons ce matin mérite de devenir une partie intégrante de notre enseignement, chaque cours y apportant, dans la réflexion, dans le dialogue, sa ou ses propres réponses.

*     *     *

La littérature se transmet, elle se transmet « toute seule » quand sont réunies les conditions du travail épique (et en particulier, donc, polyphonie et prise en compte des attentes de l’auditoire). Que les textes littéraires anciens soient révérés ou au contraire complètement oubliés, la littérature est toujours prête à reprendre le devant de la scène, à accomplir une fois de plus le tour de force d’une pensée non conceptuelle supérieure au concept, inventant la solution politique de l’avenir dans un complet renoncement aux préjugés de l’époque en crise.

*     *     *

Transmettre, c’est se souvenir qu’on a reçu.

*     *     *

Réinventer le geste de l’étude, c’est sans doute à présent vouloir simplement qu’il y ait encore un « monde ».

*     *     *

 

 

 



Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

Préambule

La sixième et dernière session du colloque « Littérature » : où allons-nous ? » organisé par Transitions les 3, 4 et 5 octobre 2012 était consacrée à la question « La transmission... de quoi ? ». A la vérité, chacun des intervenants à cette dernière session a reparcouru à sa manière l’ensemble des questions précédentes – et (mise à part Carole Allamand) plus longuement que ne l’avaient fait les orateurs des sessions précédentes, ce qui donne à celle-ci une couleur particulière. On s’en souvient, elles nous avaient menés à cette ouverture sur l’avenir en suivant un mouvement logique, c’est-à-dire en partant d’un regard sur le passé puis en progressant par une série d’interrogations sur le présent : la « littérature » : de quand date cette chose-là ? Avons-nous, nous, spécialistes officiellement dits « de littérature » (en France en tout cas), un objet commun (1ère et 2ème sessions) ? Un corpus (3ème session) ? Une méthode (4ème session) ? Bref, une discipline (5ème session) ?

Mais ce qui donne aussi sans doute une couleur particulière à cette session, c’est que, par un hasard non calculé (François Cornilliat et moi-même avions au contraire savamment équilibré les spécialisations séculaires avant que les obligations des uns ou des autres ne nous amènent à bouleverser un peu ce programme), les interventions de cette session, mise à part celle de Marc Hersant cette fois, ont fait pencher les perspectives du côté de la littérature des XXe et XXIe siècles ; ou plutôt, ont fait envisager l’enjeu de la transmission à partir de questions nées dans la modernité et la postmodernité, et/ou le sillage du génocide de la seconde guerre mondiale. Bien sûr, on dira que Florence Goyet est spécialiste de l’épopée, genre ancien s’il en est ! Mais elle la lit à partir de l’avenir, comme une réponse, toujours moderne et vivante, aux forces de destruction qui caractérisent les temps de crise. Les pistes qui, lors des premières sessions, anticipaient la question de la transmission n’ont du coup pas été relancées, notamment celle qui, s’appuyant sur l’exemple de l’humanisme renaissant (Nathalie Dauvois, Michel Magnien, Francis Goyet) posait la question d’une pratique rhétorique de la littérature et du choix d’un corpus qui serait destiné à apprendre non pas à lire, mais à écrire.

Les corpus évoqués par les cinq intervenants de la matinée débordent pourtant eux aussi le cadre de la « littérature » : les mémoires, les épopées hors genre épique, les œuvres-témoignages, les récits. On pourrait y lire une confirmation de la remarque de Jean-Louis Jeannelle : décidément, seuls les XIXémistes seraient « droits dans leurs bottes ». Mais en fait, ne pas être droit dans ses bottes, tel paraît finalement le constat, mieux, l'exigence, partagés par tous. Car ici, la « littérature » ne se dissout pas pour autant sous l’évanescence historique du corpus ; et la question des guillemets, en débat lors des deux premières sessions, est plutôt prise à revers par des textes et des enjeux qui rappellent nos pratiques de la littérature à une certaine urgence et une certaine intensité.

Et de fait, ce qui caractérise sans doute chacune des interventions de cette session, c’est le privilège accordé, plutôt qu’à un but épistémologique, à un engagement éthique (peut-être même éthico-passionnel) dans l’exercice pratique de notre recherche et de notre enseignement.

Marc Hersant, spécialiste du XVIIIe siècle, polémique avec les dérives historicistes et formalistes de notre discipline (Mathilde Bombart lui répondra pendant le débat) et affirme avec force ne pas vouloir enseigner d’œuvres pour lesquelles il n’éprouve pas de l’admiration, par lesquelles il ne se sent pas concerné – critère au regard duquel la question de leur littérarité devient seconde selon lui.

Florence Goyet, à qui sa recherche sur l’épopée a appris à dégager l’importance d’un « travail épique » transhistorique et transgénérique, insiste sur l’énergie quasi autonome de ces textes qui se transmettent sans notre aide, mais sur l’économie desquels nous pouvons prendre exemple pour rendre notre matière vivante.

Claude Mouchard évoque successivement, pour troubler la catégorie même de la transmission, ses trois spécialités : traducteur de textes dont il ne connaît pas la langue, penseur inquiet du statut de l’œuvre-témoignage, et spécialiste de Flaubert. Cette dernière semblerait se couler plus facilement dans les normes de transmission de la discipline : mais Claude Mouchard réfute ce qui semblerait un acquis des définitions de la littérarité, qui ont pris si souvent Flaubert comme exemple privilégié : non, la littérature ne se définit pas par l’ironie. Mieux vaut lire en se laissant submerger par l’émotion venue du texte, car cette lecture naïve est finalement plus fidèle au processus de l’écriture, même flaubertienne. C’est que nous avons quitté ici l’obsession des définitions, pour privilégier une pratique des textes, une prise en compte de leur adresse.

Cette position pourrait résumer, non seulement en somme celle de Marc Hersant et de Florence Goyet, mais aussi celle de Catherine Coquio, qui, venue elle aussi « du XIXe siècle », travaille sur la littérature de la violence extrême. S’appuyant sur Benjamin et sa conception singulière de l’histoire (de l’histoire comme rapport vivant, et même, en alerte, du présent au passé), Catherine Coquio propose d’envisager la transmission comme une façon d’affirmer, inconditionnellement, la valeur de l’étude, de la lecture, non aux fins de réaliser une humanité à venir, mais afin de maintenir vivant le désir de vivre encore dans ce monde – afin de faire durer le monde des hommes.

La position pragmatique de Carole Allamand face aux exigences utilitaristes sans cesse croissantes de l’administration universitaire américaine semble à première vue différente, voire opposée à l’horizon éthico-politique de Catherine Coquio. Pourtant, elle abrite une exigence éthique non moins radicale : « faire comme si la littérature allait de soi relève du déni », affirme-t-elle ; et l’utilitarisme obtus (qui, dans le débat, sera rapproché de la « barbarie » médiévale détruisant les textes antiques, livrant les « lettres » à une survie de hasard – la vigilance d’une poignée de clercs) a du moins le mérite de rendre caduque, sans rémission, les définitions les plus sophistiquées de la littérarité.

En temps de barbarie, on peut se saisir de la liberté de tout réinventer : et faire de la littérature un chemin vers des questions qu’elle seule permet en fait de poser. Voici, finalement, ce sur quoi chacun tombe d’accord : la littérature, en se dégageant à la fois de ses contextes historiques et de son passé théorique dogmatique, se révèle riche de possibilités nouvelles. Cette richesse est peut-être plus puissante que toutes les menaces actuelles qui pèsent sur son enseignement : à nous de savoir en saisir la chance.

« Il faut apprendre à jouer avec l’auteur, longtemps après sa mort », nous dit Catherine Coquio. La proposition a de quoi nous parler, à Transitions. Elle signale une tâche dont nous voyons naître l’exigence, ici et là : celle de repenser les rapports entre le passé et le présent. Cette session constitue, sur ce chemin, une étape importante.

 

H. M.-K.

 

 

 

 

 

La transmission... de quoi ?

Sixième session

 

 

 
 

26/04/2014

 

 

Hélène Merlin-Kajman : ouverture de la session

 

Je vais présenter les intervenants de ce matin en précisant que Marc Hersant va commencer parce qu’il va faire le pont entre la dernière session d’hier et la session de ce matin. Marc Hersant a travaillé sur les mémorialistes et il s’est posé, de manière très originale, la question de savoir si les Mémoires appartenaient ou non à la littérature. Il est enseignant-chercheur à Lyon 3. Sa spécialité, comme je le disais, c’est le domaine des Mémoires et l’écriture de l’histoire au XVIIe et surtout au XVIIIe siècles. Il a travaillé notamment sur Saint-Simon, sur Voltaire, sur Retz. En 2009, il a publié chez Champion Le discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon.

Florence Goyet est professeure de littérature générale et comparée à Grenoble, dans des domaines linguistiques très différents : russe, japonais, anglais, italien, allemand. Ses travaux portent sur le rôle intellectuel et politique de la littérature dans ses rapports avec la polyphonie. Elle est l’auteur, notamment, de La Nouvelle. 1870-1925, paru aux PUF en 1993, et de Penser sans concepts. Fonction de l’épopée guerrière, paru chez Champion en 2006. Et elle prépare un ouvrage qui s’intitulera L’Épopée inachevée.

Claude Mouchard est professeur émérite de l’Université de Paris 8 et rédacteur en chef de la revue Po&sie. Il est lui aussi poète. Et il est spécialiste de Flaubert, du XIXe siècle, et « spécialiste », si l’on peut employer ici ce mot, je ne sais comment le dire, de la littérature des camps dans la mesure où il explore ce que peut la littérature, à la fois dans l’expérience et dans la transmission de cette expérience pour les humains qui ont vécu des situations aux limites du pensable et du supportable.

Catherine Coquio, professeure de littérature générale et comparée à l’Université de Paris 7. Elle aussi, elle est « spécialiste », avec des guillemets –nous nous sommes beaucoup interrogés sur les guillemets du mot « littérature » : voilà manifestement un autre mot sur lequel nous pourrions être amenés à nous interroger –, donc elle aussi est spécialiste des témoignages de la violence extrême. Je cite notamment Rwanda : le réel et les récits, paru en 2004 chez Belin, L’Enfant et le génocide en 2007. Elle travaille également sur le Romantisme et la modernité. Elle s’intéresse ainsi à Baudelaire et également au domaine récent des rapports entre l’animal et la littérature.

Carole Allamand, enfin, de Rutgers University, enseigne la littérature des XXe et XXIe siècles. Elle a écrit un livre sur Marguerite Yourcenar, Une écriture en mal de mère, paru en 2004. Elle a écrit des articles sur l’autobiographie, notamment chez Jean Giono, Annie Ernaux, Romain Gary ou James Ellroy, et elle termine actuellement un livre sur la référentialité autobiographique. Et elle s’intéresse aussi, depuis peu, au champ des animal studies […]. Et enfin, son premier roman paraîtra bientôt aux Éditions Stock [paru depuis : La Plume de l’Ours].

 

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

Les interventions

 

Marc Hersant : Les études littéraires et le « principe de délicatesse »

Je remercie les organisateurs de ce colloque de m’avoir convié à y parler, sur des questions que j’avais déjà rencontrées dans mon propre parcours d’enseignant et de chercheur. C’est en soi une énorme question de savoir si la notion de « littérature » appliquée aux textes antérieurs à la Révolution est ou non un coup de force historique, une de ces appropriations collectives presque totalement inconscientes à travers lesquelles le présent étouffe partiellement l’altérité du passé, et appauvrit le dialogue qu’il entretient avec lui, et elle aurait pu suffire à fédérer beaucoup d’énergie. Sur ce point, j’ai eu l’occasion de m’exprimer plusieurs fois, puisque j’ai refusé assez brutalement l’intégration de l’œuvre sur laquelle j’ai le plus travaillé, les Mémoires de Saint-Simon, à la notion de littérature. Je tiens à préciser, parce que c’est un cas de figure que je n’ai pas rencontré pour l’instant dans ce qui a été dit, que ce n’était pas pour des raisons purement théoriques que j’avais opéré ce déplacement, même si je ne me suis pas privé de la théorie pour soutenir mon propos, pas davantage par des considérations historiques qui se sont imposées à moi après coup, mais parce que le texte de Saint-Simon m’avertissait sans cesse, dans le dialogue intense que j’entretenais avec lui, que je devais me débarrasser de la notion de « littérature » à travers laquelle je l’avais d’abord appréhendé pour le comprendre et l’aimer autant qu’il le méritait, seule raison valable que j’avais trouvé, et je n’en ai pas trouvé d’autre depuis, pour travailler sur lui. Je me situais donc dans une logique résolument monographique et pour moi tous les savoirs convergeaient vers la lecture et la clarification de l’œuvre sur laquelle je travaillais. Plusieurs années après avoir soutenu ma thèse, et pour mon propre compte, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’est pas très important que les œuvres qui suscitent en moi admiration, émotion et pensée soient sanctifiées ou non par le grand mot de « littérature », entre guillemets ou pas. En revanche, à cette admiration, à cette émotion, à cette pensée, il n’est pas question que je renonce, parce qu’elles sont la seule raison d’être sincère de mon travail. Cela ne veut pas dire que je les exprime naïvement dans mon discours d’enseignant ou de chercheur, mais je ne m’interdis pas, je l’avoue, quelques occasionnelles saillies.

Il a ensuite été question de savoir si, l’objet « littérature » s’effritant quelque peu, il s’ensuivait une dislocation de la discipline qui lui est associée. C’est sur ce point que je devais parler initialement et j’ai annoncé à Hélène que j’y reviendrais ce matin. Sans jouer les oiseaux de malheur, il va pourtant de soi que ce qui menace les études littéraires, comme l’a rappelé de manière émouvante hier notre collègue américain qui a parlé de « disparition », ce n’est peut-être pas d’abord le caractère historiquement et conceptuellement friable de leur objet ou la difficulté qu’elles éprouvent à dire et à penser leur spécificité comme domaine de savoir. Dire qu’elles sont menacées aussi et surtout parce que les idéologies dominantes n’ont pas de sympathie pour elles, parce que leur rentabilité est incertaine, parce que leur pouvoir effectif en termes de création de valeurs et de projets est actuellement assez faible, ce n’est pas poser une question théorique ou chercher dans l’origine problématique de la discipline ce qui peut l’amener à se dissoudre, mais constater qu’elle n’est pas en terrain social et politique favorable. Mais pourquoi, au fond, réfléchir sur cette éventuelle « dislocation » ? Est-ce pour s’en affoler et chanter les louanges des études littéraires comme on prononce l’éloge d’un mort ou comme on prépare celui d’un mourant ? Est-ce pour lutter vaillamment en cherchant des « solutions » pour les sauver ? Est-ce pour disséquer le cadavre et identifier les causes d’une disparition programmée ou redoutée ? Est-ce pour prendre un ton de prédicateur et les accuser de leur propre perte, tendance qui, je l’avoue, conviendrait assez bien à mon tempérament ? Est-ce au contraire pour accompagner sereinement leur évanouissement dans d’autres disciplines, dans l’histoire, dans la philosophie, dans les analyses du discours, dans les sciences humaines, par une sorte de deuil raisonné dont certains ici, se donnant explicitement comme « historiens », et assumant cette position, ont été les porte-paroles ? En réalité cette dislocation me semble avoir déjà largement eu lieu sur le plan intellectuel, la discipline subsistant surtout comme fantôme institutionnel. Bien des thèses s’écrivent en littérature, du Moyen-âge au XVIIIe siècle, et sans doute au-delà, dont on ne voit pas en quoi elles relèvent d’une discipline littéraire ayant sa spécificité et ce qui les différencie, par exemple, d’une approche historique. Leurs auteurs sont même surpris ou agacés quand on leur pose la question de leur identité disciplinaire, qu’ils soient sur le terrain de l’histoire des idées, de l’historicisme rhétorique, ou de l’analyse des pratiques éditoriales et des modalités historiques de réception. Et l’identité réelle ou imaginaire de la discipline paraît encore plus indiscernable quand on mène jusqu’au bout sa rupture pratique avec les qualités les plus traditionnelles ou les plus réactionnaires qui lui ont été longtemps associées : la finesse et la délicatesse de l’analyse, le tête-à-tête savant et amoureux avec des textes jugés, à tort ou à raison, plus importants que d’autres, le culte de la monographie. Si l’on cherche une identité des études littéraires, on ne la trouve donc que dans l’institution qui veut bien encore héberger tant de bigarrure. La question qu’on peut sincèrement se poser, c’est de savoir si cette identité a existé un jour, si c’est le cas, quelle était sa nature, et s’il convient d’adopter ou non à propos de cette identité perdue ou mal en point une attitude sentimentale et nostalgique. Le silence de ces terrifiantes questions d’essence m’effraie, mais j’ai acquis la conviction que la discipline n’est pas moins romantique au fond que son objet, et qu’elle doit assumer un peu de ce romantisme, ou accepter de disparaître comme d’elle-même, sans même le besoin de coups de pouce extérieurs, qui ne manqueront sans doute pas.

Est-ce pour dire que je suis au fond et justement, même si je travaille sur des périodes antérieures à la révolution, un « romantique » attardé ? J’avoue que je suis heurté par un discours, qui n’est certes pas neuf, mais qui ne semble pas avoir perdu de sa virulence si j’en crois par exemple l’intervention de Mathilde Bombart mercredi après-midi, qui considère comme totalement obsolète et oppressive toute hiérarchie entre les œuvres, et l’idée que certaines œuvres du passé ont plus que d’autres le pouvoir de traverser le temps et de nous concerner, de nous émouvoir, de nous émerveiller et de nous faire penser. Pour parodier le titre d’un ouvrage très connu d’un des organisateurs de ce colloque, l’idée de « grandeur » est-elle fasciste ? L’historicisme qui domine actuellement la discipline, notamment sur les siècles anciens, semble en tout cas rejeter cette idée comme radicalement antiscientifique, et c’est aussi une des raisons de la perte de terrain des monographies et de la place importante des grandes synthèses historiques sur les genres, dans lesquelles les « grandes œuvres » d’autrefois se trouvent parfois présentes, mais comme un peu anémiées et honteuses de porter encore quelque lointain souvenir de leur grandeur passée. Dans ma propre pratique de chercheur et d’enseignant dans le domaine des lettres, je confesse en tout cas que suis incapable de renoncer à ressourcer ce que je fais et ce que je dis dans la relation d’admiration que j’entretiens aux textes sur lesquels je travaille, l’admiration étant pour moi, c’est du moins ainsi que je le vis, une condition de la penséeCar la délicatesse et les scrupules que cette admiration impose sont, j’en suis convaincu, le lieu d’éclosion d’une pensée qui ne saurait être complètement désincarnée. Les outils d’analyse les plus rigoureux, les plus scientifiques, les plus pointus, les connaissances historiques les plus approfondies, les questions théoriques les plus difficiles, ne sont donc pour mon propre travail que les instruments de cette délicatesse et de cette fidélité. Ils sont subordonnés à un acte vivant de lecture, et ne méritent d’être convoqués que pour l’éclairer. Le singulier est en effet le produit le plus délicat de l’histoire, le lieu où se nouent de la manière la plus fine et la plus significative les fils de l’historicité. La myopie apparente de l’examen chaleureux d’une œuvre unique, que j’ai théorisée à travers l’idée de « critique de proximité », peut susciter le vertige d’une compréhension en profondeur de certains aspects de leur époque. Et s’il est légitime de chercher l’œuvre dans son époque, pour l’éclairer, par une contextualisation qui ne doit pas devenir étouffante et normative, ce qui est hélas trop souvent le cas, il ne l’est pas moins de chercher l’époque dans l’œuvre, en allant aussi loin que possible dans ce qui la rend unique. Les « littéraires » ont donc effectivement quelque chose à apporter aux « historiens » (toujours entre guillemets) sans les singer, et j’ai été très heureux de voir déjà apparaître cette idée dans ce colloque.

Quant à la question de la transmission, que j’ai déjà effleurée, et à laquelle j’en arrive plus frontalement, elle est encore plus intimidante et embarrassante. Transmettre, est-ce faire passer de main en main un objet inentamé, restant exactement lui-même dans l’acte de transmission ? J’espère bien que non. Est-ce que la transmission doit s’envisager de manière normative, par exemple à travers l’idée qu’il faut transmettre impérativement ceci ou cela plutôt qu’autre chose ? C’est matière à débat. Faut-il « transmettre » la même chose à tout le monde, ou y a-t-il des publics à privilégier pour tel ou tel objet de transmission ? Enfin, la transmission est-elle forcément liée à la valeur conférée par une communauté à l’objet transmis, et si c’est le cas, acceptons-nous de parler de valeurs à propos de notre discipline, et à quoi associons-nous ces valeurs : aux textes eux-mêmes, et donc forcément à certains plus qu’à d’autres, aux savoirs qui les entourent, à quoi d’autre au juste ? Toutes ces questions sont bien lourdes, et leur simple énoncé donne un peu le vertige.

À titre personnel, et je ne pense pas que mon vécu soit très original de ce point de vue, j’ai vécu presque toute ma vie un « malaise de la transmission » : comme élève, parce que j’étais récalcitrant au discours de mes professeurs de lycée qui prétendaient me faire admirer des textes qui, je l’avoue, m’ennuyaient : ma réponse a été alors et heureusement pour moi, non de me dégoûter de la littérature, mais de m’intéresser plutôt aux œuvres dont ces professeurs ne parlaient pas et qui ne figuraient pas dans le manuel, croyant trouver par là ma liberté. Comme professeur dans le secondaire, ce malaise a subsisté sous une autre forme, parce que j’ai constaté tout au long de mes dix années dans le 93 que la transmission n’allait décidemment pas de soi, et qu’il fallait s’accrocher vaillamment pour des résultats souvent décevants. Comme chercheur, ce malaise n’a pas complètement disparu, parce qu’il n’y a pas de transmission sans réception, et qu’on voit bien que la réception est maigre. Malaise aussi quant au contenu même de la recherche, notamment face à un historicisme pur et dur qui rend captif de leur époque des textes qui, emprisonnés dans leur historicité, ne nous parlent plus, cet historicisme produisant de la sorte un savoir qui est peut-être capable de satisfaire l’institution, mais apparemment pas de concerner des êtres vivants. Je n’ai en tout cas aucune nostalgie d’une époque, celle où j’étais élève au Lycée, où le professeur de français prétendait faire sentir aux élèves les beautés d’un poème dans la construction implicite d’une « communauté » de goût qui était sans doute aussi une communauté de classe. Et pourtant, le discours officiel qui s’est imposé à l’époque où j’étais moi-même enseignant dans le secondaire m’a paru déboucher sur une conception encore plus discutable de l’enseignement des lettres. Il est difficile de résumer en quelques phrases des années de déception et de lutte, mais pour aller à l’essentiel, il me semble qu’interdit de singularité et d’émotion, le texte a dû courber la tête, servir des généralités jugées plus conformes à ce qu’est, pour l’institution, un objet d’enseignement, illustrer les « genres », les « mouvements », les « objets d’étude » ou les « types de textes ». Honteux de ne servir que lui-même, brutalement instrumentalisé et muselé, il se tut. Au lieu de lire, les élèves se mirent à chercher dans les textes les prétendus indices de la présence d’un « narrateur » qui n’y existait peut-être pas, à envisager les textes comme de diaboliques constructions « stratégiques » visant à les manipuler, à les réduire à la poussière de leurs « champs lexicaux », et d’autres activités passionnantes du même genre, dont certaines à mon avis méritent purement et simplement d’être dénoncées comme un apprentissage de la non-lecture. Quant au seul exercice qui ait été, malgré son caractère excessivement scolaire, ou grâce à lui, le seul vraiment propice à un véritable travail de lecture, l’explication linéaire, il a progressivement été repoussé du champ de l’enseignement secondaire, la « lecture méthodique », vouée à l’instrumentalisation et à l’émiettement, l’ayant progressivement et impitoyablement balayé. Principe de délicatesse exclu, le cours de français peut devenir une espèce répertoire de clichés où domine la langue de bois d’une pseudo-narratologie mâtinée d’une théorie de l’énonciation réduite à une caricature. Principe de délicatesse exclu, la recherche en littérature devient une annexe-mouroir d’autres domaines de savoirs qui se déchirent les restes d’une discipline en lambeaux.

La transmission de quoi ? C’est la question de ce matin, et c’est une vraie question. Je pourrais me dérober, ou me contenter d’hypothèses et d’incertitudes, et finalement rester sur le plan théorique dans le « malaise de transmission » que j’ai évoqué comme expérience vécue. Mais, en m’excusant d’avoir été un peu long, je finirai par une réponse finalement très affirmative : l’enseignement des lettres et la recherche en littérature doivent être de mon point de vue une expérience continuée et sans cesse approfondie de la lecture de textes précis, envisagés pour eux-mêmes et choisis de préférence parmi ceux que l’enseignant ou le chercheur considère comme importants pour sa propre vie réelle et entière, et non seulement pour sa vie professionnelle et pour sa carrière. Cette expérience accorde évidemment beaucoup de place au savoir, mais à un savoir dont le texte n’est pas le prétexte ou l’occasion, mais bien, dans sa singularité généreuse et libératrice, la finalité et l’enjeu. La délicatesse d’approche, la finesse d’observation, l’articulation de l’émotion de la lecture et de la pensée qui en est le fruit, enfin, la mobilisation de la culture entière, et non seulement de la culture spécialisée, du lecteur dans son approche, sont les atouts précieux du dialogue qui s’engage entre lui et le texte. Ils ne doivent donc pas être discrédités pour leur prétendue déficience de scientificité, ou considérés comme des ornements élégants mais inessentiels, mais bien chaleureusement défendus comme les principales ressources d’un acte de lecture dont la nature est essentiellement dialogique.

 

Florence Goyet : La littérature comme travail du plaisir

Je remercie Hélène Merlin et François Cornilliat pour leur invitation à ce colloque aux échanges si riches. Comme Ullrich Langer hier, je commencerai en indiquant les discussions auxquelles mon propos se rattache : pour ma part, il s’agira essentiellement de la problématisation de la notion de littérature, ainsi que de l’opposition entre « lecture naïve » et « lecture savante » que Xavier Garnier a si bien posée dans les débats du premier jour, et sur laquelle l’épopée me semble permettre une troisième voie intéressante.

Je m’intéresse en effet à ce que pourrait être l’épopée moderne ou contemporaine. Nous sommes très nombreux sur ce sujet, avec des approches très différentes [1]. La mienne tient à ce que j’ai d’abord travaillé une bonne quinzaine d’années sur l’épopée ancienne, dans une démarche résolument inductive et contextualisée. Cela va me conduire à déplacer le problème qui nous est proposé dans la séance d’aujourd’hui, intitulée « Transmission... de quoi ? ». Je propose de radicaliser cette question, posée sous une forme déjà minimaliste, en supprimant le complément. Si on accepte en effet de tourner le dos à l’idée de la transmission d’objets (« transmettre quoi ? »), on se donne la possibilité de voir apparaître que, de fait, quelque chose « se transmet ». Cela revient à quitter la logique de la littérature comme monument pour une logique de la littérature comme dynamique : non plus préservation de textes que nous autres enseignants avons la responsabilité de faire passer aux générations suivantes, mais résurgences, permanence d’une fonction (ce qui, au passage, me mènera à être plus optimiste que la plupart des interventions de ces trois jours). Quelque chose « se transmet » et ce quelque chose pourrait bien être la littérature – ce que pour ma part j’appellerai le « travail du plaisir ».

I. La transmission est secondaire

Dire que la transmission est absolument secondaire, c’est poser que l’essentiel de ce qui se passe dans les textes concerne le présent - celui du public pour qui ils sont élaborés. C’est assurément un paradoxe concernant les textes sur lesquels j’ai travaillé, Iliade, Chanson de Roland, Hôgen-Heiji monogatari et Nibelungenlied. Ce sont tous de véritables monuments, que nous avons l’habitude de considérer d’abord en fonction de la tradition qu’ils ont engendrée et de leur réception par les siècles suivants. C’est-à-dire finalement de façon rétrospective, depuis notre point de vue. Leur contextualisation cependant mène à transformer radicalement le regard - et à renverser le jugement sur le genre épique.

Catherine Croizy-Naquet a bien rappelé hier l’étendue de ce que représente la contextualisation, qui est très loin d’être une historicisation mortifère et sclérosante. Pour les textes que j’ai eu à travailler, cette remise en perspective anthropologique tout autant qu’historique me semble avant tout le moyen de récupérer le sens des mots : celui qu’ils avaient pour leur public immédiat. Il s’agit bien sûr de la « valeur » (Saussure), mais aussi et peut-être surtout du sens social des mots et des actions, ce qui a pour résultat de faire surgir le propos politique et sa complexité. J’en donnerai deux brefs exemples. Achille, dans l’Iliade, refuse avec indignation les présents qu’Agamemnon lui offre pour apaiser sa colère. Ces présents sont si riches que, longtemps, ce refus n’a pas été compris par la critique. L’anthropologie cependant nous apprend que, dans le monde où se trouvent les personnages, recevoir revient à se déclarer l’inférieur de celui qui donne. La colère d’Achille est affaire d’honneur, de statut dans la société ; on pourra alors être attentif à l’omniprésence de termes comme geras et timè [2], et aux enjeux proprement politiques du texte. De même, dans le Hôgen monogatari, le fait d’utiliser le mot « piété filiale » pour désigner ce que le jeune Tametomo doit à son frère ainé n’est pas une imprécision, mais bien plutôt l’expression métaphorique forte de leurs rapports objectifs. C’est donner à voir le respect total que la société de l’époque considère qu’il lui doit. Du coup, le mot est une façon de faire entrer cette relation dans l’enchevêtrement de devoirs tous absolument contraignants en pays confucianiste, et pourtant absolument contradictoires ; c’est-à-dire, finalement, de dire la guerre civile. Avant d’être un monument qui nous impressionne, l’épopée est cette dynamique qui convoque et articule les problèmes de l’heure. Elle est dans le présent.

Si on croise cette démarche contextualisante avec l’analyse précise des textes, on voit apparaître quelque chose de tout à fait extraordinaire. Les grandes épopées sont des outils intellectuels, qui permettent de penser le radicalement im-pensable : la crise politique qui secoue le monde, le bouleversements des institutions et, partant, des valeurs. C’est extraordinaire parce qu’il s’agit d’une vraie pensée, qui articule en profondeur les éléments politiques en jeu, et qui parfois arrive à inventer la nouveauté politique. Je ne donnerai ici qu’un seul exemple, celui de l’Iliade. A travers l’affrontement entre Agamemnon et Achille qui provoque la « colère d’Achille », c’est une forme particulière de royauté que le texte entreprend de problématiser et finalement de dépasser. Agamemnon cherche à accomplir un coup de force, à gouverner autos, selon son bon plaisir, et non plus dans la concertation avec conseil et assemblée. Ce pouvoir réellement autocratique pourrait en effet s’imposer (ainsi Zeus dans le monde des dieux). L’épopée le donne à voir et en déploie toutes les implications, permettant ainsi de le juger en profondeur. En même temps, elle lui oppose une tout autre forme, qui n’a jamais existé dans le monde ancien, mais que fait surgir le foisonnement du récit : c’est la royauté qu’on peut appeler « à la Hector », qui organisera en effet les premières cités grecques. Cette royauté, dans laquelle le roi est responsable devant son peuple, s’invente littéralement dans l’Iliade, dans le récit et grâce à lui. C’est le rôle en dernier ressort de tous les traits épiques si souvent dégagés : formulaire, parallèles et répétitions, couples épiques, antithèses et excursus. Il y faudra non seulement le premier récit de cet affrontement au chant I, mais toute la suite : toute la durée, tout le foisonnement des récits secondaires. C’est qu’ils fournissent par le biais d’homologies et d’antithèses toute une série de cas semblables ou différents, qu’ils font jouer devant l’auditeur tous les « cas de figure » possibles par le jeu des parallèles constants (Achille/Hector, Agamemnon/Zeus, Hera/Zeus...). Finalement, sur le problème essentiel de la forme du pouvoir, le texte aura présenté un paradigme complet d’options, avec assez de démultiplications pour que les enjeux soient clairs, et même pour que surgisse, au cœur du récit, une option inattendue, véritablement nouvelle. C’est ce que j’appelle le « travail épique ».

Pour que puisse émerger ce travail épique, il n’est pas forcément nécessaire que l’on soit dans un texte estampillé « épopée » [3]. Mais il faut une série de conditions qui permettent ce « jeu » devant l’auditeur. Je ne reviendrai pas ici sur la nécessité de la polyphonie, au sens le plus fort que le mot a chez Bakhtine, c’est-à-dire une égalité en droit des voix divergentes [4], ni sur une autre nécessité, la présence quasi-physique des auditeurs ou des lecteurs [5]. Aujourd’hui, je voudrais insister sur l’importance essentielle du plaisir dans cette élaboration de la nouveauté politique.

II. Le travail du plaisir

La littérature se transmet, elle se transmet « toute seule » quand sont réunies les conditions du travail épique (et en particulier, donc, polyphonie et prise en compte des attentes de l’auditoire). Que les textes littéraires anciens soient révérés ou au contraire complètement oubliés, la littérature est toujours prête à reprendre le devant de la scène, à accomplir une fois de plus le tour de force d’une pensée non conceptuelle supérieure au concept, inventant la solution politique de l’avenir dans un complet renoncement aux préjugés de l’époque en crise.

Le plaisir est bien une condition sine qua non de ce tour de force. Le nouveau, on le sait, est cela même que l’on ne peut inventer [6]. Ce qui nous en empêche, finalement, ce sont les outils mêmes qui permettent habituellement de penser. Les cadres intellectuels qui permettent d’appréhender le monde, de penser la société et la place de chacun sont limités par leur propre organisation, par les catégories a priori du raisonnement politique, qui sont son propre point aveugle. Quiconque cherchera à réfléchir et argumenter sur les problèmes de l’heure mettra en action les catégories grâce auxquelles il pense, et ne pourra aller jusqu’à leur remise en question radicale. Les clercs du XIe siècle n’ont cessé de réfléchir sur l’organisation de la société et la place du roi ; Georges Duby a bien montré leur échec, parallèle à l’échec de leurs homologues japonais pourtant rompus à l’exercice intellectuel à la chinoise, si puissant. Face à eux, la réussite de l’épopée tient à des conditions paradoxales. Si elle réussit là où échoue ce qu’il y a de plus grand dans la pensée rationnelle, c’est justement parce qu’elle semble ne rien faire du tout. Lieu gratuit, où il n’est surtout pas question de raisonner et de mener des réflexions politiques, l’épopée se présente seulement comme le récit plaisant d’actions héroïques, elle dévide les aventures de personnages hauts en couleurs. Elle prend son temps, s’attarde aux épisodes les plus aimés du public, multiplie les excursus et les récits secondaires. Jamais, au grand jamais, elle ne prétend résoudre la crise qui désoriente ce public. La seule loi est celle du plaisir.

Du coup, tout est possible. Façonnée au long d’innombrables récitations, en fonction des réactions dudit public, l’épopée ancienne se donne le temps de pousser jusqu’au bout la logique de chaque personnage. Elle développe ainsi jusque dans ses dernières implications la posture politique que chacun incarne. Comme elle est pur plaisir du récit, elle n’est même pas tenue de conserver la rationalité de chaque position. Si les personnages « incarnent » en effet des possibles politiques, il ne s’agit en rien du roman à thèse, où chaque personnage se voit attribuer une signification une fois pour toutes, dans une schématisation réductrice. Ici, au contraire, les postures politiques sont mouvantes - ce qui n’empêche pas que l’auditeur ne les suive tout au long, dans des textes qui sont connus « par cœur » de tout le monde. Achille au début de l’Iliade est le représentant de la légalité, du gouvernement équilibré par l’assemblée et par le conseil, contre Agamemnon dont la posture autocratique est ainsi éclairée. Mais dès la fin du chant I, en demandant la mort « de milliers d’hommes » pour laver son honneur, c’est Achille qui devient le représentant essentiel de la posture du « bon plaisir », équivalente en fait à celle d’Agamemnon. L’auditeur, dont l’esprit est libéré de ses préjugés par l’absence d’enjeu, par la gratuité radicale du récit, peut suivre jusqu’au bout les conséquences de la posture et de chacun des innombrables choix qu’elle induit. Au lieu de les juger aussitôt, ce qu’il ne pourrait faire qu’en suivant les normes existantes, il se contente de regarder avec passion les actes de chacun.

Mais l’épopée est littérature: la structure tient un discours second. Elle crée un sens profond du texte, par les rapprochements, les confrontations, les mises en parallèle et les articulations constantes. Le plaisir assure que l’auditeur a du texte une mémoire « vive », vivante et ardente, de l’ensemble du texte et de ses épisodes. Comme dans un sonnet, tout est présent à l’esprit, et l’esprit, obscurément et profondément, met en rapport les éléments éloignés et établit des paradigmes. Il s’agit ici de l’esprit des auditeurs, et non pas de celui d’un herméneute qui verrait les choses en toute clarté. Les choix, les actes et leurs conséquences sont pris dans les parallèles multiples dont je parlais plus haut. Profondément et obscurément - profondément parce qu’obscurément -, parce qu’on aura vu chacun des choix et chacune de leurs conséquences, les postures seront finalement jugées, et sur le fond. Les « scènes du cor » symétriques de la Chanson de Roland sont ainsi non seulement un moment de très grande tension dramatique, mais un outil intellectuel qui, repris et ré-exprimé tout au long du texte, prolongé par les antithèses et homologies multiples, permet de penser l’inattendu radical en cette fin du XIe siècle : la nécessité de retrouver au roi un statut fort - bien différent d’ailleurs de ce qu’il a été autrefois. La liberté d’écouter sans sembler réfléchir permet le nouveau, bien loin de la nostalgie à quoi, rétrospectivement, on a parfois voulu confiner l’épopée.

L’épopée n’est pas limitée au monde ancien : c’est la conclusion la plus forte que je retire de l’étude que je mène depuis quelques années sur le monde moderne et contemporain. Tolstoï, Wagner, Mouawad mais aussi (et peut-être surtout) Tolkien ont donné des textes capables de poser a novo le problème de la société confrontée au changement radical. Épopée le plus souvent « inachevée », l’épopée moderne joue cependant le rôle épique essentiel en déplaçant les catégories, en donnant à voir des solutions inattendues. Parce qu’elle est gratuite, parce que, ne jouant apparemment que la carte du plaisir, elle s’adresse à tous dans une communauté large, elle peut renouveler la conception du monde qu’ont les contemporains, faire apparaître les linéaments d’un monde nouveau. À intervalles, on voit ressurgir ces textes puissants, qui peuvent établir un nouveau vivre ensemble.

Par rapport à la question qui nous a été posée, cependant, la réponse que j’apporte, pour être optimiste, n’est guère pratique. C’est une réponse elle-même a posteriori : oui, la littérature se transmet, avec force. On peut parler, pour paraphraser Ernst Jünger, d’un « recours à l’épopée » : quand la crise submerge les catégories existantes, quand on ne peut pas penser le monde qui se crée sous nos yeux avec les concepts habituels, la littérature s’empare de ce sur quoi rien d’autre n’a de prise, elle le donne à voir et à comprendre en profondeur par le travail épique, et elle peut même trouver la voie qui mène à dépasser la crise. Mais quelle est notre possibilité d’action ? En tant que passeurs vers les générations futures, en tant que lecteurs simplement, en tant qu’écrivains, comment pouvons-nous aider à ce mouvement, susciter les œuvres qui dépasseront nos propres catégories ? En tout état de cause, l’épopée telle que je la décris complique la distinction entre lecture « naïve » et lecture « savante ». Les auditeurs ne sont pas des herméneutes, et pourtant leur lecture est fructueuse et élaborée, d’autant plus fructueuse, me semble-t-il qu’elle est plus « naïve », plus immergée dans le plaisir immédiat.

Mais finalement nous sommes dans un double bind paralysant : pour inventer du nouveau, il faut rester dans cette gratuité qui permet la suspension du jugement, et ne pas savoir ce que nous faisons. Il faut nous laisser aller à des aventures qui nous emmènent hors de nous-mêmes, et suivre jusqu’au bout ce qui semble ne pas avoir de but : la garantie de la profondeur du travail épique est dans ce qu’il est insu. Du coup le problème de la transmission n’est plus tant dans sa possibilité (la littérature se transmet fort bien sans nous, sa dynamique n’a pas besoin de nous) que dans notre présence à elle : que peut-on faire pour la faire advenir, sachant - autre double bind - que cette littérature doit être à la fois populaire et polyphonique, quand les deux semblent si souvent s’exclure ? La réponse est peut-être dans l’optimisme lui-même : peut-être faut-il faire confiance au dynamisme de la forme, qui, aussi bien dans le Japon de l’ère Hôgen que dans la France du XIe siècle, a permis de penser, sans concepts, la sortie de la “fin du monde”.

 

Claude Mouchard :

Ce que j’ai entendu m’a tellement intéressé que j’en ai oublié ce que je voulais dire. Je vais gambader dans une seule direction. Parmi les spécialités que vous m’avez reconnues ou attribuées, il y en a une que vous n’avez pas précisée et qui est extravagante et qui consiste à traduire des langues que je ne connais pas. Ça a un rapport avec l’enseignement, transmettre, etc. Je viens de terminer un recueil de poésie coréenne contemporaine. J’y ai travaillé des années avec des Coréens. Je travaille avec des Coréens qui sont très francophones évidemment mais je travaille en détail avec eux sur ce qu’ils font. Je n’y ai pas été amené par une décision disciplinaire mais parce que j’étais prof à Paris 8 et j’avais beaucoup d’étudiants coréens. La manière dont ils ont amené leur littérature m’a fait dire qu’il leur fallait commencer à traduire pour les autres afin que ces textes puissent circuler.

Je ne vais pas continuer à discourir sur ce sujet mais [interruption de l’enregistrement]. […] Le roman moderne, dit-on, serait justement fait de cette distance qui serait maintenue dans la nature même du texte qu’on lit. Or, je ne crois pas que cette ironie caractérise le texte littéraire comme tel. Et, pour le dire simplement de manière brève, je songe à une lettre de Flaubert, qu’il a écrite, elle est sublime, pardonnez-moi d’être aussi naïf dans mes appréciations, où Flaubert parle des instants où il a écrit, ce moment célèbre de Madame Bovary, la scène de la baisade : Emma et Rodolphe dans les bois, etc., vous vous souvenez. Alors, Flaubert dit - je déforme mais je le rappelle simplement comme ça -, il dit que c’est une jouissance presque incroyable que de pouvoir, en écrivant cette scène où ils font l’amour, où il y a l’espace, où il y a un cri et des vibrations, où il y a des sonorités indéterminées qui parcourent l’espace, c’est une scène magnifique, et Flaubert dit que c’est un bonheur incroyable d’écrire cela parce qu’en l’écrivant, on est partout, on est tout, on circule là-dedans, on est dans cette fluidité totale.

Eh bien, là, on est complètement au-delà de toute ironie, on est dans autre chose, et la sensation immédiate, qui est pour moi constitutive du travail de l’écrivain, c’est, je dirais, la sensation d’œuvre. Car c’est le moment où la dilatation de toutes les sensations, où tout se fond dans une tension spatiale qui, elle-même, vient un instant à s’identifier à ce que Flaubert cherche, c’est-à-dire à la tension de l’œuvre. Mais si on n’en revient pas à cette espèce de naïveté flaubertienne, qui le guide, eh bien je crois qu’on n’a rien lu du tout. On peut toujours se dire qu’il faut se tenir à distance du texte mais je crois qu’on manque Flaubert. Ce sont mes remarques. Je ne prétends rien clore en disant cela.

Deuxième point : bon, j’ai été un peu spécialiste de Flaubert, c’est ma deuxième spécialité, et ma troisième spécialité, bon je me moque de moi-même en disant ça, vous l’avez évoqué il y a un instant, c’est quelque chose dont je suis très proche, c’est le témoignage : la littérature, l’écriture, de témoignage. Je vais en dire deux mots. Bien sûr, ça va avec la question de la transmission, mais je n’ai pas le temps ni les capacités aujourd’hui de réfléchir vraiment sur ce que veut dire « transmettre » dans cette affaire. Je veux simplement m’interroger sur ce point, très vite : a-t-on le droit et, si oui, dans quel cas, de parler de littérature à propos de témoignages ?

Moi, je me suis forgée une petite expression, celle d’œuvre-témoignage. Il y a toutes sortes de doutes que je veux maintenir, que je m’objecte constamment. Qu’est-ce que je veux dire personnellement en parlant d’œuvre-témoignage ? Eh bien, je crois que c’est justement là, pour le coup, que la question de la transmission se pose : une œuvre-témoignage ne veut pas dire forcément une œuvre monumentale. Je remarque simplement que dans la littérature du XXe siècle, les œuvres-témoignages sont des témoignages qui sont bien en même temps des œuvres que les auteurs ont voulues telles, qu’ils ont travaillées comme telles. Bon, ça n’a pas été reconnu tout de suite. Moi, quand j’ai commencé à enseigner, je ne sais plus quand, à enseigner sur Antelme à Paris 8, j’avais des collègues qui ne connaissaient même pas le nom d’Antelme. L’Espèce humaine est une œuvre, ou alors ce mot n’a aucun sens. Pourquoi je peux dire ça ? Parce que, par exemple, Chalamov recourt à tous les moyens de la littérature jusqu’à pratiquer des opérations qu’on peut juger à la limite scandaleuses en matière de témoignage. Si on définit le témoignage comme véracité, si on le voit comme le fait que le témoin rend compte dans un mouvement autobiographique d’une expérience extrême et qu’il doit rester au plus près de cette expérience, eh bien Chalamov ne s’en tient nullement à ça. Donc, il y a une ampleur de certains témoignages qui, on ne peut que le reconnaître et s’interroger, sont des œuvres.

Moi, je voudrais dire seulement ceci : je me poserais la question, pour résumer mes problèmes, des trois pôles tout simplement… Qui parle ? De quoi ? À qui ?

Alors qui parle dans un témoignage ? C’est évidemment un sujet, un individu qui a vécu ce dont il parle, mais que veut dire « vécu » ? Il s’agit là, à chaque fois, des expériences de destruction massive du XXe siècle où l’individu en question a été sur le point de disparaître, d’où il ré-émerge ; et, pour le dire très vite, souvent, les moments cruciaux du récit de témoignage ou du poème de témoignage sont ceux où celui qui écrit parvient à faire revenir dans ce qu’il écrit des instants où il n’existait quasiment plus en tant que sujet, où il était en dissolution. Chalamov écrit, j’ai souvent cité cette phrase, « dans le froid de la Kolyma, on ne se souvient même plus de soi-même », on n’est plus qu’un soi étalé, une espèce de surface sensible, ô combien sensible, souffrante, mais on ne se ramasse plus dans un soi, on ne se souvient plus de soi, on n’a plus de réflexivité, on n’a plus d’intériorité. Alors qui parle ? Chalamov écrit des choses extraordinaires à ce sujet : au moment d’écrire, on entre en relation avec le sujet non-sujet qui a vécu l’expérience en question. Pourquoi on a des récits de témoignage, au fond, à partir du XXe siècle ? Est-ce qu’il n’y en a pas avant ? Au passage, un des textes au fond les plus étonnants qui pourrait anticiper cette littérature de témoignage du XXe siècle, c’est cette nouvelle de Balzac intitulée Adieu. C’est un texte extraordinaire.

Qui parle ? De quoi ? Eh bien, de quoi, justement, d’une expérience, si j’ose dire – le mot expérience est à mettre en question, il fait évidemment problème, ça n’est justement pas une expérience initiale, c’est une expérience que le pouvoir, qui est en jeu à chaque fois, a voulu rendre totalement incompréhensible et insaisissable par ceux qui y étaient plongés. C’est le monde de l’absurde.

Enfin, troisième question, elle est difficile pour moi : à qui parle ce texte ? À qui s’adressent les récits de témoignage et spécialement, je dirais, les œuvres-témoignages au sens où elles ont la force, oui je hiérarchise c’est vrai, de problématiser ces trois pôles, de vivre leur caractère infiniment problématique.

Il m’est arrivé aussi de travailler, brièvement, sur les correspondances d’internés dans les camps en France, au camp de Pithiviers par exemple. J’ai travaillé sur la correspondance d’un homme qui était dans ce camp et qui s’adresse à sa femme. Eh bien écoutez, là je dirais, c’est très passionnant humainement, historiquement, mais il n’y a pas de travail d’œuvre du tout. On s’adresse à quelqu’un de précis, on essaie de maintenir un lien où l’on a un souci, non seulement biographique, mais je dirais aussi un souci de projeter sa vie dans l’avenir ; donc l’écriture a un rôle absolument crucial : mais il n’y a pas du tout ce souci de l’œuvre avec ce qu’elle amène de flottements, d’arrachements, d’indétermination - c’est même le contraire dont il s’agit là. En revanche, « à qui ? », pour ce que j’appelle les œuvres-témoignages, est vraiment tout de suite en question. C’est un peu scandaleux de parler d’œuvres-témoignages à propos de certains textes, vous voyez par exemple ce qu’on a appelé les rouleaux d’Auschwitz, ces carnets manuscrits enfouis près du crématoire, où des hommes écrivaient ce qu’ils vivaient et voyaient ; il y en a un qui est très célèbre, dont l’auteur dit, alors qu’il est vraiment entre les chambres à gaz et le four crématoire, il veut témoigner et il dit : « viens ici, ô humanité ! ». Alors ça, pour moi, c’est un geste évidemment fondamental, c’est-à-dire que, dans un moment complètement hallucinatoire, est provoquée l’universalité de l’humanité, en cet endroit, à cet instant. Eh bien, il y a quelque chose de cela, me semble-t-il, dans toutes les œuvres-témoignages. L’Espèce humaine d’Antelme, c’est aussi une manière de s’adresser à l’humanité ; « l’espèce humaine » est aussi son destinataire, d’une certaine manière, et l’on pourrait, sur cette question, opposer la fameuse lettre, intime, d’Antelme à Dionys Mascolo, à l’écriture de l’œuvre qu’est L’Espèce humaine. Cela m’est très important, et je m’arrêterai là-dessus, de donner toute sa place à chaque fois dans les lectures diverses de ces œuvres-témoignages à cet appel indéterminé à l’autre, celui qui va lire, celui qui va entendre, à ce que Mandelstam appelait l’interlocuteur. Mandelstam dit que créer de la poésie, c’est avoir affaire à un interlocuteur comme si on lui prenait la main et, en même temps, cet interlocuteur il ne doit, dit Mandelstam, jamais être concrétisé. On ne saura jamais qui c’est. Si on le sait, alors ce n’est plus de la littérature : je reviens au cas de la lettre…

Donc cette indétermination, très concrète je pourrais dire, du destinataire de l’œuvre-témoignage, me paraît cruciale. Je vais faire là-dessus une remarque qui m’inspire une inquiétude : c’est qu’il m’arrive, Catherine, tu dois savoir ça, il m’arrive d’entendre des témoins oralement, des témoins de violences extrêmes, je dois dire, c’est un peu scandaleux et je vais me faire casser la gueule si je le dis, mais il y a des moments où des gens qui témoignent de leur expérience très ancienne, extrême, et qui doivent donc par-là mériter le respect, eh bien par moments, je crois qu’ils jouent à contresens de ce qu’ils devraient faire. Pourquoi ? Parce qu’on a perdu cette indétermination de l’adresse et, tout d’un coup, on est dans une écoute ritualisée où le témoin devient une espèce de pédagogue ; et les pédagogues nous emmerdent. Il fait de la pédagogie, il prétend savoir tout sur tout, et ça devient quelque chose qui perd absolument toute portée et, en vérité, aussi toute efficacité.

Un témoin, si horrible qu’a été son expérience, n’est pas un saint. Il n’a pas à parler de l’Olympe. C’est l’un des grands mérites de la bande dessinée Maus de Spiegelman que de faire du père survivant un personnage difficilement supportable, par exemple. Donc voilà, je crois que, à la fois, il faut reconnaître que les témoins sont des êtres humains et d’autre part, l’effort de l’œuvre-témoignage, c’est aussi de ne pas savoir à qui elle s’adresse ; elle convoque au plus près l’intime, « viens là », « tiens-moi la main », et en même temps jamais cet autre ne doit prendre vie et surtout pas se ritualiser, par exemple, dans un cadre pédagogique. L’œuvre, ce n’est pas ça.

Pour finir, je voudrais parler de ce qui n’est pas une spécialité universitaire : je reviens à la traduction des langues que je ne connais pas, dans une situation qui touche aussi au témoignage. Là, ce n’est plus de la critique, c’est de la fabrication. J’essaie de travailler, depuis quelques années, depuis maintenant cinq ans, avec un type du Darfour qui a vécu une de ces situations de génocide et qui a fui le Darfour depuis neuf ans. Il habite avec ma famille depuis cinq bonnes années : donc nos contacts sont absolument quotidiens. C’est un paysan qui n’a été qu’à l’école coranique et que je considère cependant comme très cultivé. Par exemple, il m’a expliqué que sa meilleure amie, c’était la radio. Il a énormément écouté la radio et il sait beaucoup de choses sur le monde, à bien des égards plus que moi. Il est arabophone bien sûr mais il sait un petit peu l’anglais. On l’a hébergé parce qu’il était dans une situation très dure. Il vivait dans la rue, sous les ponts, etc. Il habite maintenant chez nous depuis cinq ans et j’ai décidé de l’écouter.

Mais comment écouter quelqu’un dont je ne partage pas la langue ? J’ai l’habitude de traduire des langues que je ne connais pas. Bon, maintenant, il parle bien le français, avec un accent terrible mais il sait beaucoup de choses. Mais on a commencé comme ça, pendant des heures, à construire un échange infra-linguistique, avec des dessins. On y est arrivés. Et donc moi j’essaie d’écrire avec lui, je dirais, d’une façon évidemment dissymétrique, j’essaie de faire quelque chose de nos échanges. Et j’essaie de lui donner de l’écoute parce qu’au début, je me suis dit, ce type non seulement il a besoin de manger et d’un toit, mais il n’a personne, il n’a aucune nouvelle de sa famille. Ce n’est qu’il y a quelques mois qu’il a repris contact avec sa famille ; il n’avait plus aucune nouvelle de sa famille, et puis il a repris contact… Et je me suis dit, ce type, il a aussi besoin que son existence compte pour d’autres. Et l’écouter, pas simplement les expériences horribles au Darfour, mais la suite, eh bien je veux qu’il sente que quelqu’un… Même l’écrit, je lui ai montré un peu ce que je faisais, j’essaie aussi que ça se tienne. Je lui ai dit naïvement, – pardonnez-moi –, il se peut que ça soit beau.

Je lui ai demandé : « qu’est-ce qui est beau pour toi ? ». Et il m’a dit : « c’est chez moi, dans ma famille, quand je faisais quelque chose, un objet, et que je le mettais là dans la maison et que je pouvais le regarder, et que d’autres aussi pouvaient le regarder ». Je trouve que c’est magnifique.

 

Catherine Coquio : Comment ne pas « oublier le meilleur » ?

Le retour fréquent, lors de nos discussions au premier jour du colloque, sur la question de la « contextualisation » des œuvres, m’a ramenée au propos de Walter Benjamin qui conclut son texte « Histoire littéraire et science de la littérature », paru en 1931 :

Il ne s’agit pas de présenter les œuvres littéraires dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire, et lui donner cette place – au lieu de faire de l’écrit un simple matériau pour l’historiographie – telle est la tâche de l’histoire littéraire.  [7]

Deux propos différents sont tenus ici, dont l’enchaînement ne va pas de soi : il suppose que « présenter les œuvres dans le contexte de leur temps » revienne à faire de la littérature un « simple matériau » pour écrire l’histoire. Contextualiser l’œuvre, ce serait, en l’inscrivant dans le temps historique, la réduire à un document pour l’historien. Je laisse de côté ce point qu’il faudrait discuter, pour me concentrer sur les deux affirmations explicites.

La littérature, organon de l’histoire : pour une philologie critique

« L’histoire littéraire », dit Benjamin, devrait non pas chercher à faire voir aujourd’hui le temps passé où les œuvres sont nées, mais, dans ce temps de leur naissance, le temps présent de leur connaissance. Le mot « faire voir » est important : il supposait une technique à élaborer, à laquelle pouvait œuvrer la sociologie naissante de la littérature. Ce renversement, lié à la « révolution copernicienne » qu’il invoquait dans la philosophie de la connaissance et de l’histoire, reposait sur l’idée d’une « tension » entre passé et présent que l’histoire littéraire devait travailler et surtout pas gommer. Benjamin décline ce propos de bien des manières, en particulier dans son grand livre inachevé sur les Passages, où il affine sa méthode de lecture critique en fonction de sa conception messianique du temps des œuvres, Paris capitale du XXe siècle. La deuxième partie du propos - « La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire » et « telle est la tâche de l’histoire littéraire » - suppose d’en dire plus sur l’intention de l’article.

Dans ce texte, paru dans une série consacrée à l’état actuel des sciences, Benjamin rapportait la crise de l’histoire littéraire à une crise culturelle plus large, mais l’histoire littéraire en était en partie responsable dès lors qu’elle avait perdu de vue la tâche pour laquelle elle était née en tant que « belle science » : « la tâche didactique ». L’histoire littéraire se contentait désormais, au-delà d’un récit muséal oublieux, « creuse mise en scène » des grandes œuvres, « périodes » et « valeurs » nationales, de « donner son patronage à la littérature d’aujourd’hui », accueillant tout et s’accommodant de tout. Cette fausse « discipline », qui avait depuis longtemps renoncé à tout « rôle scientifique » et à toute « présentation globale », n’avait en fait pour fonction que de « donner à certaines couches l’illusion d’avoir part aux biens culturels des belles-lettres » [8]. Pour revenir au réel, il fallait sacrifier l’illusion muséale, et renoncer à croire qu’on allait renouveler l’enseignement par la recherche : il s’agissait moins de « rénover l’enseignement par la recherche que la recherche par l’enseignement » [9].

W. Benjamin critiquait les attendus de la germanistique de son époque : son éclectisme historiciste, le « faux universalisme de la méthode de l’histoire culturelle » et l’« esprit anti-philologique » à l’œuvre dans une fausse science où se perdait la tension entre le présent et le passé, donc aussi entre la « critique » et « l’histoire littéraire ». Il précisait qu’il entendait le mot « philologie » au sens non pas de la vulgate positiviste sous hypothèque idéologique [10], mais au sens ascétique où l’avaient entendu les frères Grimm, « qui s’efforçaient de ne jamais considérer les contenus concrets indépendamment des mots qui les expriment », loin d’une « science de la littérature » transparente à son objet. La génération actuelle, dit Benjamin, « préfère se battre avec des figures et des problèmes » alors qu’ « elle devrait surtout se battre avec des œuvres ».

La philologie comme étude savante des œuvres du passé émet donc une protestation à l’égard de « l’histoire culturelle » au nom des « contenus concrets » véhiculés dans le langage. Ce crédit fait par Benjamin aux capacités critiques de la philologie est lié à sa philosophie du langage, entendu comme « archive de ressemblances non sensibles » et trace d’anciens pouvoirs mimétiques toujours actifs chez l’enfant, et que l’activité créatrice réactive. Dans la création littéraire continue de s’exprimer un rapport à la parole et au monde de type magique, que la philologie – qu’il imagine un moment sous la forme d’une « magie critique » – soumet au travail critique, lequel requiert, dit Benjamin, « non moins que la grande création artistique, une diététique rigoureuse » [11]. La philologie prend acte de la liquidation des anciens pouvoirs magiques, mais aussi du fait que le langage en reste l’archive vivante, véhiculant des « contenus concrets », c’est-à-dire à la fois signifiants et sensibles. Ce sont ces contenus, formalisés dans l’œuvre, qui font vivre celle-ci dans le temps. Dans un autre passage du même texte, Benjamin affine sa critique de la contextualisation comme cette fois insuffisante : « Il ne suffit pas de dire comment les œuvres sont nées, il importe au moins autant de circonscrire l’horizon dans lequel elles ont vécu et agi, c’est-à-dire leur destin, leur réception, leurs traductions, leur gloire. Ainsi, l’œuvre se structure en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une microépoque » [12].

Si donc la littérature peut être en ce sens « l’organon de l’histoire », c’est que les œuvres sont des « structures » et plus encore des organismes qui vivent et agissent : elles ont une histoire, mais aussi un destin historique, que le lecteur contribue à créer par son travail de connaissance et de compréhension. Comprendre ce destin des œuvres dans l’histoire, c’est inévitablement aussi agir sur lui, sur sa dimension politique et morale, et postuler une autre écriture de l’histoire littéraire. Cette action, qui implique de rompre le cours muséal de l’histoire littéraire, suppose de trouver et créer des modes de lecture prenant acte de la crise des idéaux humanistes. Telle est la tâche proprement critique de la philologie. C’est pourquoi, reprenant à mon compte cette proposition de W. Benjamin, je parle volontiers de « philologie critique ».

Ce faisant, je songe aussi à la proposition d’une « herméneutique philologique » ou « herméneutique critique » [13], que nous fait Jean Bollack, lui aussi héritier de la philologie allemande, et dont la pensée sur ce plan – contrairement à d’autres où il s’oppose à lui – s’apparente à celle de Walter Benjamin – même s’il dit s’être formé à Karl Reinhardt et Jacob Bernays. L’épigraphe que Bollack a donné en 2000 au livre d’entretiens où il explique sa méthode, Sens contre sens, empruntée à Stanley Cavell, est claire sur le type d’exigence scientifique que se donne la critique ainsi conçue – non une herméneutique de la vérité des textes mais un déchiffrement philologique de leur sens a priori inconnu – et sur les effets possibles d’une telle conception : « Seul celui qui est passé maître en une science peut y accepter un changement révolutionnaire comme une extension naturelle ; et lorsqu’il accepte ce changement, ou le propose, c’est dans le but de rester en contact avec l’idée même de cette science, avec ses canons internes de compréhensibilité et de complétude » [14].

Ces effets de rupture sont d’ordre politique en même temps que philologique. « Ce qui me gardait de l’humanisme dans les humanités, dit Bollack, c’était l’intérêt que je portais déjà aux objets mêmes et surtout aux auteurs canoniques. Aussi ai-je très vite senti à quoi on les faisait servir ! » [15] Un peu plus loin, s’expliquant sur sa critique de « l’historisme », Bollack récuse le processus de « réification formidable » qui s’est déroulé au cours du XIXe siècle, quand « le contenu des classiques et leur valorisation traditionnelle ont été transformés […] en une fabrique de faits historiques » [16]. A cette fatale idéologisation de la critique, Bollack oppose une autre visée de « transparence », qui cherche dans l’œuvre ce qui en elle relève d’une virtuelle ou patente « prise de position » : « Les textes changeaient complètement de statut si on y découvrait un point de vue ou une prise de position qui pouvait même porter sur leur fonction de relais » [17].

« N’oublie pas le meilleur ! » : la fleur magique, le trésor et la princesse

Je compléterai ces propos par une note de Walter Benjamin intitulée « Exhumer et se souvenir », où s’ajoute à ce qui précède une critique de la « conservation » et de « l’inventaire » des œuvres, et la métaphore est cette fois-ci spatiale : « On se prive soi-même du meilleur, dit-il, à ne réaliser que l’inventaire de trouvailles sans pouvoir désigner dans le sol d’aujourd’hui l’endroit où il conserve l’ancien ». L’endroit de la conservation est un gisement de forces par quoi le présent se souvient du passé. L’expression « se priver du meilleur » fait allusion à une formule prononcée dans une série de vieux contes allemands du XIXe siècle : « N’oublie pas le meilleur ». Cette « énigmatique injonction » a été commentée par Benjamin dans une « Suite ibizienne » en mai 1932 » [18] : dans un de ces contes, une fleur magique permet à un chevrier l’accès à une grotte qui abrite un trésor et retient une princesse prisonnière ; le chevrier à qui est donnée la fleur entre dans la grotte, mais, fasciné par les pierres précieuses, il oublie de délivrer la princesse. Une fois à l’air libre, le trésor s’est transformé en tas de feuilles mortes.

Traduit dans le langage critique, le conte dit que le meilleur n’est pas l’inventaire du passé conservé et retrouvé, mais sa « délivrance ». Et si cette délivrance est le « meilleur » à ne pas oublier devant le trésor, c’est que dans cette mémoire-là du passé il en va de la possibilité d’être heureux dans la vie présente. Dans son dernier texte « Sur le concept d’histoire », rédigé en 1940, Benjamin écrit que « c’est à l’humanité délivrée qu’échoit pleinement son passé » [19]. Sa conception de l’activité critique était profondément dépendante de ce qu’il appelle dans ce texte « l’indice secret » du passé, qui le renvoie à la délivrance en vertu de la « faible espérance messianique » échue à chaque génération, par laquelle le passé fait valoir sur elle une « prétention » [20]. Comme l’image du bonheur, « l’image du passé » est « inséparable de la délivrance ». Vingt ans plus tôt, dans son « Fragment théologico-politique », qu’il lisait encore à Adorno en 1938, Benjamin pose que le « bonheur » terrestre, celui qui emprunte à la nature son rythme, est « l’ordre profane » auquel correspond l’espoir messianique [21].

Face à cette conception de l’histoire et des œuvres soudée à une éthique du bonheur et de la délivrance, une des questions qu’on peut se poser est celle-ci : un tel dispositif critique a-t-il une pertinence aujourd’hui ? Mais cette question elle-même ne peut prendre sens qu’à travers celle du sens donné à cet « aujourd’hui ». J’en viens donc à des considérations plus personnelles.

Walter Benjamin est un des penseurs qui m’ont aidé à articuler le regard que je portais sur les œuvres et mythologies esthétiques du XIXe siècle (Baudelaire et la « fin de siècle », la modernité décadentiste, les formes créatrices et critiques du nihilisme), et celui que je porte sur le XXème, plus précisément sur les réponses littéraires aux grandes catastrophes historiques issues des régimes totalitaires. Il n’a pas été seulement un jalon historique entre les deux : son œuvre est constitutive d’une modernité européenne, se développant dans l’entre-deux guerres, consciente des aspects politiques de la crise que la « culture » et la « littérature » devaient affronter, tenta d’y répondre par une lucidité critique accrue, jamais dissociée de l’exigence créatrice. Il incarne la dimension utopiste d’une modernité qui s’est essayée là, comme d’autres écrivains-penseurs ou poètes-essayistes qui, en Allemagne, mais aussi en Autriche (R. Musil, H. Broch) voulurent dépasser l’antinomie stérilisante et dangereuse entre scientisme et esthétisme, rationalisme et religiosité, par de nouvelles formes d’œuvre et de pensée, tout en se confrontant à la violence historique à une époque où le fascisme et le nazisme d’un côté, et la révolution soviétique de l’autre, posaient leurs options sur l’avenir mondial.

Parmi ces poètes-penseurs, Benjamin a un rôle critique particulier qui lui donne pour moi son prix. Son œuvre a en propre d’articuler une philosophie de l’histoire et une méthode critique qui refuse non seulement l’esthétisation fasciste de la politique, mais la téléologie du progrès, qu’elle fût d’obédience libérale ou marxiste, et ceci au nom d’un temps des œuvres dont l’effectivité oblige à prendre acte jusqu’au bout d’une conception non instrumentale du langage. Benjamin a fait de la philologie comme connaissance des œuvres non seulement un argument mais un fondement de sa philosophie de l’histoire, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre son projet de « faire de la littérature l’organon de l’histoire ». Il a mis au point un dispositif critique polarisé sur le présent de la réception, le « maintenant de la connaissabilité » des œuvres et des événements du passé : la constellation, le montage et l’image dialectique, toute cette machinerie est subordonnée à l’horizon utopique d’un sauvetage intégral du passé, qu’il nomme « apocatastase » en signe de lointaine amitié schismatique à Origène. Ce principe théologique devient une méthode de sauvetage par décomposition critique de l’objet textuel : l’acte critique est l’opération de différenciation et de séparation, dans l’œuvre, entre ce qui, au présent, devient lettre morte, et ce qui reste vivant : ce qui constitue sa vie, et explique plus tard sa « survie ».

Je reviens donc à la question que pose la lecture de Benjamin aujourd’hui, en la reposant autrement : cette méthode de sauvetage critique des œuvres, soumise à la forme messianique de sa pensée, a-t-elle une validité aujourd’hui ? Et plus précisément, a-t-elle un sens après les ruptures d’humanité liées aux violences historiques du XXe siècle, qui ont non seulement mis à l’épreuve l’espoir d’une humanité délivrée, mais ont fait de l’humanité une question ? Avec une question d’apparence subsidiaire, mais qui peut devenir décisive : la protestation philologique de Benjamin peut-elle survivre à son messianisme, et à ces ruptures historiques ?

L’usage critique que je continue de faire de cette pensée, le besoin que j’en éprouve, le prix qu’elle conserve pour moi, particulièrement du côté de cette protestation philologique, me dit que oui ; mais ce oui il me faut le préciser, le moduler, et chercher à le ressourcer ailleurs, chez des auteurs qui, dans « l’après » de ces grandes catastrophes historiques, ont pensé ou pensent à nouveau le temps dans lequel ils vivent, et dans lequel je vis, à travers leur « connaissance » des événements et des œuvres du passé.

Quelle philologie critique aujourd’hui ?

Dans un temps d’éclatement irrémédiable des traditions religieuses, scientifiques et morales, Benjamin a été attentif au caractère nécessairement politique de chaque opération de transmission culturelle et critique, et soucieux de tout ce qu’une histoire culturelle, du fait de son « universalisme » et de son « éclectisme », peut laisser derrière elle en termes de potentialités oubliées, de possibilités enfouies. Qu’on partage ou non l’espoir d’une humanité « pleinement délivrée », ce point précis survit sans difficulté au langage théologico-politique de Benjamin, et me semble rigoureusement actuel. L’attention portée au temps de la « survie » des œuvres, entendue comme activation possible de potentialités oubliées, suppose une critique de la mémoire littéraire conçue comme « héritage » ou « patrimoine » légué. En d’autres termes, elle implique une « critique de la culture », au sens où l’ont entendu dans son sillage Adorno et Horkheimer lorsqu’ils ont mis au point leur « théorie critique » – sans pour autant que je partage ni leur machinerie dialectique à eux, ni encore moins les propos sentencieux d’Adorno sur la poésie barbare après Auschwitz, ni ceux qui ont suivi, où il modulait et en fait radicalisait son propos.

Mais cette « suite » du côté de l’École de Francfort est limitée, et en bien des points même faussée ou inadéquate, dès lors surtout que - comme le montre du reste ce propos sur la poésie barbare -, cette « théorie » ne prête pas à la philologie le rôle critique et potentiellement philosophique que Benjamin lui prêtait. C’est Erich Auerbach, l’auteur de ce monument critique qu’est Mimesis, qui a doté la philologie d’une nouvelle conscience critique, à la fois mondialiste et post-catastrophique, avec le grand essai de celui-ci en 1951, Philologie der Weltliteratur [22]. On sait l’importance de cette étape pour Edward Said, qui a revendiqué l’héritage de l’ancienne philologie allemande pris pourtant dans le corpus « orientaliste » : il l’a fait dans le sens d’une réappropriation critique d’un potentiel libérateur selon lui resté intact, et même plus actuel que jamais en un temps de circulation mondiale des savoirs et des langues [23]. Mais Said, et les études postcoloniales à sa suite, se sont pris les pieds dans la question de « l’humanisme » [24], qu’il avait d’abord révoqué avec Foucault, et qu’il a brutalement réinvesti sur le tard sans que cette notion ait été véritablement examinée, sans que le legs philologique, pris dans l’héritage humaniste, ait été mis à l’épreuve des violences historiques du siècle - dont Said pourtant tirait argument. Dans la dernière préface de L’Orientalisme, en 2003, il retraçait la double filiation philosophique et philologique, qui allait d’un côté de Vico à Gadamer en passant par Herder, Wolf, Goethe, Humboldt, Dilthey, et de l’autre d’Erich Auerbach à Leo Spitzer et Ernst Robert Curtius ; s’arrêtant sur le grand essai d’Auerbach en 1951, il fait l’éloge de la « manière concrète, sensible et intuitive » d’Auerbach, celle d’un « esprit profondément humaniste », puis il passe brutalement à une déploration sur les dégâts du nazisme et sur ceux que produisent d’autres violences - il fait alors allusion à la guerre en Irak– à l’époque contemporaine :

Plus déprimant encore, depuis la mort d’Auerbach en 1957, et l’idée et la pratique de la recherche humaniste ont perdu de leur centralité. Au lieu de lire, au vrai sens du terme, nos étudiants sont constamment distraits par le savoir fragmentaire disponible sur Internet et diffusé par les médias de masse.

Et il y a plus grave. L’éducation est aujourd’hui menacée par les orthodoxies nationalistes et religieuses propagées par les médias, qui se concentrent de manière anhistorique et sensationnaliste sur les guerres électroniques lointaines, lesquelles […] masquent les terribles souffrances et destructions engendrées par la guerre moderne.  [25]

A cela, Said répond, en Arabe américain héritier de la philologie allemande, avec deux grands mots : « hospitalité », place donnée partout à l’Autre étranger, cohabitation des cultures ; et « esprit critique », qui suppose de « renouer avec la pratique d’un discours mondial laïque et rationnel » et de croire en une « communauté intellectuelle » mondiale, permise selon lui par le « très encourageant champ démocratique représenté par le cyberespace ouvert à tous » [26]. Mais dans quelle mesure ce crédit n’est-il pas lui-même messianique, sinon illusoire ? Ce messianisme-là croit pouvoir faire de l’humanisme, en 2003, un « rempart » : « Enfin et surtout, dit Said, l’humanisme est notre seul, je dirais même notre dernier rempart contre les pratiques inhumaines et les injustices qui défigurent l’histoire de l’humanité » [27].

L’optimisme de Said se montre là si fragile qu’il fait basculer dans le pessimisme celui qui jette un regard lucide sur le monde. « Hospitalité », « esprit critique », ces grands mots n’apparaissent-ils pas aujourd’hui comme de pauvres sésames ? Du reste, Erich Auerbach ne partageait pas cet optimisme : il avait autrement pris acte des méfaits de la catastrophe nazie, et voyait dans la mondialisation un mouvement d’« entropie » fatal aux particularités dont vivaient la littérature et la philologie : le critique allemand qu’il était s’estimait par force voué à l’étude des textes de l’ancienne Europe.

Surprise par le peu d’intérêt que portent les études postcoloniales à cette question, sans doute trop peu propice à l’atmosphère libératrice qui a accompagné leur création, puis leur adaptation en France, je cherche ailleurs et autrement une « suite » à la philologie critique, telle qu’elle devrait pouvoir exister à l’échelle mondiale et post-totalitaire. J’en trouve une, comme je l’ai dit plus haut, chez Jean Bollack, qui s’est fait l’exégète de Paul Celan après l’avoir été des tragiques grecs, et qui a problématisé les enjeux liés à cette lecture avec une radicalité salutaire, même si sa violence lui aliène bien des lecteurs. Mais cette violence n’est rien, me semble-t-il, à côté de celle qui s’exprime dans l’œuvre dont il traite. Et si Celan a hissé le degré de conscience réflexive du poème à un point peut-être jamais atteint dans la littérature européenne, sinon chez Kafka sans doute, il n’est pas le seul, ni le dernier, à avoir intégré dans son œuvre ce que Bollack appelle une « prise de position » quant à sa « fonction de relais ». Il me semble même que l’interrogation sur la transmission et l’interprétation des œuvres littéraires ne peut se faire aujourd’hui qu’à travers ce que disent du langage et de l’histoire certains écrivains : ceux qui sont les plus familiers de ces questions et les plus à même d’y répondre. J’en évoquerai deux ici rapidement, à travers quelques citations : J.M. Coetzee, puis Imre Kertész [28].

La survie du « classique »

J. M. Coetzee, écrivain anglophone d’Afrique du Sud, nobélisé en 2003, a prononcé en 1991 une conférence intitulée « What is a classic ? », où l’on voit revenir en force la notion de « survie », dans un autre sens que celui où l’utilisait Benjamin – auteur pour lequel Coetzee n’a d’ailleurs aucun goût [29]. Le romancier commence par une anecdote : il raconte avoir entendu un jour d’ennui dans son jardin de banlieue du Cap une musique qui le bouleversa, et fit que la musique lui parla « comme jamais auparavant » : c’était Le Clavier bien tempéré de J.S. Bach. L’émotion semblait lui dire que cette musique lui parlait à travers les siècles et les océans : était-ce là, demande-t-il, le signe d’une transcendance de l’art ou un besoin de changer d’air et de position sociale chez le jeune blanc que j’étais, dans cette Afrique-là ? Coetzee répond alors en distinguant deux plans, l’un historique, l’autre pas. Il y a, dit-il, une « construction historique » du « classique », qui nécessite d’identifier les « forces historiques » qui ont œuvré à cette construction. Mais le plus difficile vient ensuite : « quelles sont les limites, du moins s’il en est, de cette relativisation historique du classique ? Que reste-t-il du classique, du moins s’il en reste quelque chose après qu’il a été historicisé, qui puisse prétendre parler à travers les siècles ?» [30]

Coetzee retrace le chemin historique qui, passant par Mozart et Haydn, permit que Mendelssohn « exhume » la Passion selon Saint-Matthieu ; puis il évoque le classique en termes de « survivance » en plusieurs sens. Classique, dit-il, est l’œuvre qui survit parce qu’elle a « franchi l’examen de milliers d’intelligences critiques » et l’écran de ses traductions, mais surtout parce que plusieurs générations en ont éprouvé un besoin vital - et Coetzee reprend là un propos du poète polonais Zbigniew Herbert, pour qui le classique est un modèle de résistance à l’oppression : classique est « ce qui survit à la pire barbarie et survit parce que les générations ne peuvent se permettre de l’abandonner, et pour cette raison le retiennent à tout prix » [31]. Le classique est l’œuvre dont la force de conviction et de résistance lui fait survivre à la fois à ses conditions de production, à ses lectures critiques, et à la « pire barbarie » dans laquelle peut tomber une société ou une civilisation. A travers la notion de « survie », celle de « classique » prend donc un sens politique en même temps qu’anthropologique, éthique voire métaphysique. Classique est l’œuvre dont nous estimons avoir besoin pour désirer encore vivre dans ce monde et être hommes, celles qui nous sont salutaires, ou simplement « vitales ». Les œuvres qui survivent, dit encore Coetzee, sont celles dont les « fonctions vitales » ne sont pas « éteintes ».

C’est à cette « fonction vitale » que font revenir les œuvres de « l’après » qui témoignent de ces moments de « barbarie ». Il faudrait évidemment s’entendre sur ce qu’on entend par « après » et par « barbarie », et sur la pluralité des événements et des temps, qui font que la conscience de vivre dans un « après » entre elle-même en mutation constante. Poser la littérature comme fonction vitale, c’est ce qu’avait fait en Autriche Hofmannsthal à l’orée du XXe siècle, puis au lendemain de la première guerre ; et c’est ce que fait à nouveau Hermann Broch au début des années 30, puis lorsqu’il relit de près Hofmannsthal au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. C’est aussi ce que font Robert Antelme avant d’écrire L’Espèce humaine, puis Georges Perec lorsqu’il relit Antelme dans les années 60, et voit dans la « littérature des camps » s’exprimer la « vérité de la littérature ». Car la fonction vitale de la littérature, lorsque « l’après » se formule à partir de l’expérience de l’annihilation née d’un mensonge politique radical, se retrouve étroitement associée à celle de la vérité. C’est pourquoi, évoquant Antelme et Chalamov, j’ai parlé en 1999 de « schisme littéraire » à propos de la « vérité du témoin » [32].

Le schisme et le suspens

Répondre à cette question de la survie des œuvres passe pour moi par l’ajustement d’un regard critique sur le corpus des témoignages. Dans la mesure du possible, je tente d’étudier ce corpus sur un mode philologique en me posant deux questions : premièrement, la « littérature de témoignage » née des catastrophes historiques relève-t-elle encore de la littérature ? A cette question – qui passe par celle du « genre testimonial » –, je prends le parti de répondre en examinant de près le rapport que chaque auteur-témoin élabore avec l’activité d’écrire et l’idée de littérature. Ce rapport étant souvent crucial, car étroitement lié à la survivance et à la transmission du témoignage, je tente de dégager ces textes de la gangue d’interdits et de prescriptions qui, du côté de la théorie et de la morale, ont empêché de lire ces textes comme ce qu’ils voulaient être.

Prendre acte de ce faire-œuvre propre aux témoins de grandes ruptures anthropologiques, c’est penser la littérature aujourd’hui à travers aussi leurs modes singuliers de réappropriation ou de réinvestissement de l’acte de création, voire pour certains leur idée d’une refondation : une nouvelle utopie littéraire s’est exprimée chez Antelme et Perec à travers l’idée de « témoignage », de « poésie » et d’« expérience », mais aussi chez Jean Cayrol à travers celle d’un « art lazaréen » ; et c’est une éthique utopique qui s’exprime chez Imre Kertész, lorsque, dans un essai de L’Holocauste comme culture, il se réclame de « l’esprit du récit » comme divinité dernière et principe éthique actif, invoquant une nouvelle « catharsis », qui s’inspirerait de la réplique grecque à la Catastrophe, mais en prenant la mesure de la « ligne infranchissable » qu’emblématise Auschwitz [33].

Deuxième question : comment soumettre cette littérature aujourd’hui livrée aux mythes sociaux qui accaparent la « culture de l’holocauste », à un regard critique soucieux du sens politique d’une telle réception « culturelle » de l’événement et des œuvres qui en témoignent ? Peut-on poursuivre la critique de la culture à l’aide de ces textes, alors qu’ils semblent entrer aujourd’hui dans un processus de consécration sur un mode discutable ? Lire ces textes au rebours de leur « gloire » actuelle, c’est interroger leurs modes de canonisation et de patrimonalisation.

Ces questions imposent de « se battre avec les œuvres » plutôt qu’avec des « idées » ou des « figures », pour reprendre la formule de W. Benjamin. Cherchant dans les textes les linéaments d’une critique en acte de la culture, j’y suis encouragée par l’existence d’un corpus littéraire puissamment réflexif, où l’entreprise de « témoigner » se questionne et s’accompagne d’une dimension à la fois poétique et spéculative, produisant souvent une tension ironique ou iconoclaste (Kertész, Améry, Chalamov, Celan). Que disent de nouveau ou de spécifique ces œuvres issues de violences historiques qui ont fait rupture ? Que disent-elles de cette histoire, de ceux qui l’ont produite, de ceux qui l’ont subie, de ceux qui l’ont observée ? Que disent-elles de la « vie » et de la « culture », de la « fonction vitale » de la « littérature » ? Quelle histoire de la littérature font-elles raconter, et comment s’y prendre dans un tel récit ?

Observées de près, ces œuvres montrent bien qu’une fracture interne s’est ouverte au sein de la « littérature » : un écart se laisse voir entre une écriture qui se cherche et une « littérature » révoquée parce que périmée, disqualifiée par la catastrophe, sinon compromise dans ce qui l’a rendue possible. Mais une nouvelle poétique se cherche dans cet écart : Celan oppose une « poésie » conçue comme « utopie » à l’art et son bruit de quincaillerie ; Chalamov cherche à créer une nouvelle prose, puissamment poétique mais « anti-littéraire » ; Kertész répond par une « œuvre atonale » à la question qu’il s’est posée au moment d’écrire sur Auschwitz : « qu’avais-je encore à voir avec la littérature ? » - et par « littérature » il entend ici son « esprit » et ses « idéaux » empêtrés dans l’illusion humaniste. L’enregistrement d’une rupture historique majeure fait adopter à ces écrivains des postures d’hérésiarque.

La nobélisation de Kertész en 2002 pourrait faire penser que cette posture n’a plus lieu d’être, le processus d’intégration de la « littérature de témoignage » dans l’institution « Littérature » étant à présent pleinement accompli à l’échelle internationale. Mais cette consécration n’empêche pas l’existence d’un schisme de se manifester de l’intérieur, soigneusement entretenu par l’auteur, qui parle dans son discours Stockholm d’une littérature « mise en suspens » par le génocide [34]. Dans son dernier journal paru sous le titre Sauvegarde, Kertész cite une phrase qu’il a renoncé à prononcer dans son discours de réception du Nobel. Il y disait qu’il avait longtemps cherché avant de trouver son idée, celle d’« un roman ironique qui s’oppose à la littérature concentrationnaire archi-connue, voire à la littérature tout court » [35]. Un tel propos, difficile à tenir au moment de recevoir un prix Nobel de littérature, montre qu’une scission continue d’œuvrer - mais sur un mode littéraire encore, à travers « un roman ironique » : la littérature y est elle-même soumise à l’ironie, et pas seulement en témoignant du pire, comme peut le faire la « littérature concentrationnaire archi-connue ».

La littérature s’ironise donc elle-même pour rendre compte d’une « vérité » devenue « ligne infranchissable », longtemps après encore, et cette ironie nouvelle exige un haut degré de conscience poétique. La littérature n’est-elle pas cette totalité virtuelle qui peut se diviser à l’infini au gré des péripéties historiques, mais qui continue d’accompagner la vie humaine à la manière d’une « fonction vitale » ? L’histoire des hérésies fait partie de l’histoire de la foi, et c’est bien de foi qu’il s’agit ici, et non d’espoir. L’œuvre entière de Kertész, comme celle de Chalamov et de bien d’autres écrivains survivants d’autres destructions, est très claire là-dessus.

Il serait faux pourtant d’entendre ici un quelconque chant de victoire. Dans ce journal de fin de vie qu’est Sauvegarde, que la célébrité acquise n’empêche pas d’être profondément noir, Kertész mène de loin en loin une réflexion sur le destin pas très fabuleux de la « littérature » dans le monde qui l’entoure. La notion de catharsis n’y a plus la place centrale qu’elle avait dans L’Holocauste comme culture, qui rassemblait des textes rédigés ou prononcés au début des années 1990 : elle se montre en ceci liée aux espoirs mis dans un monde libéral que Kertész avait quelque peu idéalisé en homme de l’Est au lendemain de la chute du Mur, idéalisation qui semble dix ans plus tard avoir fait long feu. Mais une véritable irrésolution se fait sentir dès qu’il est question de « littérature ». Assistant en 2001 à un congrès littéraire à Stockholm, Kertész voit dans cette assemblée de « personnages tchékhoviens, véritables scribouillards qui s’écoutent les uns les autres et font de cela un commerce très lucratif », un « monde en voie de disparition : la “littérature” ». Mais s’il se demande ce qu’il fait là, c’est que pendant il Kertész cite « un grand livre singulier de W.G. Sebald », Luftkrieg und Literatur [36] : Sebald fait de « l’idéal de « vérité » « au vu de la destruction totale » – il s’agit du bombardement de Hambourg – « la seule raison légitime de continuer à faire œuvre de littérature. A l’inverse, tirer des ruines d’un monde anéanti des effets esthétiques ou pseudo-esthétiques est une démarche faisant perdre à la littérature toute légitimité » (p 188). Enfin, devant le succès d’Etre sans destin qui éclipse et annule ses autres livres, dégoûté du « rôle » qui lui est dévolu, qui le fige en « mort vivant », Kertész écrit :

Le mieux est d’en rire ; et pourtant, c’est suffocant. Mais comment garder le livre en vie, comment le doter d’un peu de sympathie, comment convaincre le monde de me témoigner de la compassion, de jouer avec moi ?  [37]

Lire un livre de littérature, n’est-ce pas vouloir « jouer » avec l’auteur, aujourd’hui comme hier ? Continuer à faire de la critique, est-ce autre chose que comprendre et poursuivre ce jeu, travailler à « garder le livre en vie », que ce soit contre son succès ou contre son effacement ? Étudier une œuvre, comprendre sa survie et pas seulement sa naissance, maintenir sauve sa puissance d’ébranlement et de schisme, faire voir le temps du lecteur dans celui de l’auteur, c’est apprendre à jouer avec l’auteur, longtemps après sa mort encore. Car il en va dans ce jeu, sinon d’un bonheur ou d’un salut, de la possibilité d’un jeu ensemble à travers le temps de l’histoire.

Le geste de l’étude

Ce « jeu ensemble », pourtant, est compromis par d’autres « barbaries » que la « pire » dont parlait Coetzee en 1991, citant Zbigniew Herbert. Il en est une, quotidienne et « normale », qui concerne le langage, et qu’évoque aussi Coetzee, entre autres dans un de ses derniers livres, les plus politiques et en un sens aussi les plus « philologiques », Journal d’une année noire (2007). Dans son propre journal Sauvegarde, Kertész évoque la « montée quotidienne de la barbarie » dans la langue qu’il entend parler à la télévision, tandis que lui « s’interroge sur des problèmes stylistiques » [38]. Résistant à l’idée de déclin et de catastrophe, il affirme que la « qualité » n’a pas disparu, mais qu’elle semble se « terrer en silence », et ajoute : « n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? L’âge de l’analphabétisme a fait du bien à la littérature, et s’il revient – ce qui est prévisible – il aura de nouveau un effet fécond » (p 156).

Cette spéculation me fait revenir encore à Walter Benjamin, celui cette fois de la « barbarie positive » invoquée dans un article paru à la fin de l’année 1933, (« Expérience et pauvreté » [39]). « Que vaut tout notre patrimoine culturel, demandait Benjamin, si nous n’y tenons pas par les liens de l’expérience ? » Si notre génération est si pauvre en expérience, ce n’est pas parce qu’elle est ignorante, mais parce qu’elle est dégoûtée de sa propre culture, dont elle a dispersé l’héritage : « nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de “l’actuel” ». Certains artistes (Klee, Loos) en prennent leur parti – dont Benjamin fait l’éloge : ils se tournent vers leur contemporain, « qui crie comme un nouveau-né dans les langes sales de cette époque » et se détournent de « l’homme paré de toutes les offrandes sacrificielles du passé ». Récusant l’humanisme, ils travaillent la dissemblance. Benjamin voit dans l’effort de ces artistes une préparation à une nouvelle ère :

Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits, l’humanité s’apprête à survivre, s’il le faut, à la civilisation. Surtout, elle le fait en riant. Ce rire peut sembler barbare. Admettons. Il n’empêche que l’individu peut de temps à autre donner un peu d’humanité à cette masse qui la lui rendra un jour avec usure. [40]

L’effondrement de civilisation a eu lieu. Il n’est pas sûr en revanche que la « masse » soit en mesure de rendre « avec usure » le « peu d’humanité » que « l’individu » tentait de lui donner avant la catastrophe. La situation actuelle montre que la littérature peut infiniment se survivre à elle-même, quitte à faire de l’apocalypse un nouveau paysage culturel, et de la « fin du monde » une parodie sans fin, ou un échantillon de jeux de rôles. Et de la Shoah, devenue religion civile, un réservoir de fictions redondantes jusqu’à l’écœurement, symptôme d’une littérature opportune jusqu’au cynisme et désespérément privée d’imagination. Que peut alors être la « barbarie positive » dont parlait Benjamin en 1933 ? Que signifie, en 2013 bientôt, « sauvegarder » des œuvres : seraient-elles propres à « donner un peu d’humanité » aux masses que nous sommes ?

Dans la pauvreté nouvelle qui se dessine, disait Benjamin en 1933, nous avons oublié non pas nos « gestes », mais l’expérience qui leur est associée. L’étude fait partie de ces gestes sauvegardés dont le contenu échappe à ceux-là même qui veulent le transmettre. Un an plus tard, Benjamin revenait sur le geste de l’étude à la fin de son grand essai « Franz Kafka pour le 10e anniversaire de sa mort » [41] : à travers sa lecture récapitulative de Kafka en forme de centon – ou plutôt de « Musivstil », la « mosaïque » de citations judaïque –, il entrelaçait des réflexions sur la loi et la parabole, sur la vie déformée sous l’effet de l’oubli, enfin sur les gestes mués par Kafka en drames, et plus précisément sur celui de l’étude, dans lequel la transmission est dissociée de la vérité à transmettre. Cette dissociation, il la fait voir en décrivant une « famille de créatures » qui habitent le monde de Kafka et dont le signe caractéristique est qu’ils « ne dorment jamais », mais grâce à leur folie ne sont « jamais fatigués » (« Description d’un combat »). En font partie les « aides infatigables » de K, dans Le Château, qui font penser à « des adultes, presque des étudiants ». Et de fait les meilleurs représentants de cette espèce, ses « porte-paroles et régents », dit Benjamin, sont ces jeunes gens affairés qui passent leur temps à lire, à changer de livre et à les annoter fébrilement. Dans L’Amérique, Karl observe l’un d’entre eux et engage la conversation, que Benjamin cite et commente ainsi :

« Mais quand dormez-vous ? demanda Karl, regardant l’étudiant avec étonnement. – Dormir, dormir, dit l’étudiant, je dormirai quand j’aurai fini mes études » [42]. On pense aux enfants : comme ils renâclent à aller se coucher ! Il pourrait se passer quelque chose d’intéressant pendant qu’ils dorment. « N’oublie pas le meilleur ! »  [43]

Retrouvant la formule des vieux contes romantiques allemands Benjamin ajoute ici cette phrase : « Mais l’oubli porte toujours sur le meilleur, car il concerne la possibilité du salut » [44]. L’oubli est pourtant ce contre quoi luttent ces héros vigilants, et parce qu’il est sans fond les étudiants sont fous, mais aussi héroïques. Dans le monde de Kafka, « l’artiste de la faim jeûne, le portier se tait et les étudiants veillent. […] L’étude est leur couronne. » [45] C’est à travers ce geste insomniaque que Benjamin ressaisit l’œuvre entière de Kafka, et expose sa propre vision de l’étude :

L’époque où les hommes sont devenus au plus haut point étrangers les uns aux autres, où ils ne connaissent d’autres relations que médiatisées à l’infini, est aussi celle où l’on invente le cinéma et le gramophone. Au cinéma, l’homme ne reconnaît pas sa propre démarche, sur le disque il ne reconnaît pas sa propre voix. […] La situation de Kafka est celle du sujet soumis à de telles expériences. C’est elle qui le renvoie à l’étude. Peut-être se heurte-t-il de la sorte à des fragments de sa propre existence, qui s’inscrivent encore dans le rôle qu’il doit jouer. Il parviendrait alors à se saisir de son geste perdu, comme Peter Schlemihl de son ombre perdue. Il parviendrait à se comprendre lui-même, mais au prix de quel prodigieux effort ! Car du pays de l’oubli souffle une tempête. Étudier, c’est chevaucher contre cette tempête.  [46]

Nous ne sommes plus dans la situation de Kafka : tout se passe comme si nous, nous ne nous reconnaissions que dans les images et les sons fabriqués et les « relations médiatisées à l’infini ». L’étrangéisation du monde, la déformation des êtres se sont certainement accentuées avec la dévaluation des vies qui accompagne le régime mondialisé dans lequel nous sommes emportés. Cette situation-là nous renvoie nous aussi à l’étude, comme chance de saisir nos gestes perdus, ou d’en inventer d’autres pour nous comprendre nous-même. Car nous continuons de conserver, et la « sauvegarde » a de fabuleux jours devant elle. Il nous faut donc, nous aussi, pouvoir désigner « l’endroit du sol » où nous conservons aujourd’hui nos trésors. Il nous faut nous « souvenir » de ce que nous « exhumons ». Revenir du « pays de l’oubli » suppose qu’à notre tour nous nous heurtions aux fragments de nos propres existences en lisant et annotant nos livres. Mais l’effort de se comprendre tient pour nous plus encore du prodige, car la tempête souffle de plus en plus fort, alors même que personne ne croit plus au « progrès ».

Réinventer le geste de l’étude, c’est sans doute à présent vouloir simplement qu’il y ait encore un « monde » : ce « monde » à qui Kertész demandait de « jouer encore un peu » avec lui. Ce n’est pas peu, c’est cela le meilleur : car le « monde » est comme la princesse en prison. Il attend qu’on le délivre - de trésors de plus en plus rutilants, et de plus en plus inutiles.

 

Carole Allamand : Transmission… de quoi ?

Merci à Hélène et à mon collègue François de m’avoir invitée à une discussion fascinante, à laquelle je ne suis cependant pas sûre de pouvoir participer. Je partage sans doute la désinvolture des vingtiémistes ou vingt-et-uniémistes face à l’identité de la littérature, aggravée dans mon cas par vingt ans aux Etats-Unis, où la théorie de la réception, les cultural studies, la déconstruction, n’ont jamais cessé de faire contrepoids à toute forme, à toute tentative d’objectivation du littéraire. C’est en tout cas une question que j’ai toujours eu tendance à balayer, au nom du sophisme bien connu selon lequel l’indéfinissabilité de la littérature ne l’a jamais empêchée d’exister.

Me préparer à vous parler aujourd’hui, c’est à nouveau faire l’expérience de la littérature comme phénomène, éprouver l’impossibilité d’un point de vue (au singulier – comme le souhaitait la description initiale de ce colloque [47]) sur l’objet de pratiques dont nous avons envisagé la multiplicité : la lecture (de travail ou de plaisir), la relecture, l’interprétation, la traduction, et finalement, l’enseignement, la transmission.

C’est un grand risque intellectuel, comme le disait François mercredi, que je prends ici à ne vous parler que de cette dernière pratique, à ne parler donc que d’expérience – sans le bouclier conceptuel de la recherche – et qui plus est d’une expérience – l’enseignement d’une littérature étrangère dans un système scolaire incomparable – que ne partage qu’un tout petit nombre de gens dans cette salle.

Depuis quatre ans, c’est-à-dire depuis la redéfinition radicale de notre mission au sein de l’université et le remplacement de la notion de « matière » par celle d’« objectif », les enseignants de Rutgers se voient obligés de formuler, par écrit et pour chaque cours, une liste de buts pédagogiques, les learning goals.Plus question de se contenter d’énoncer le sujet de son séminaire et de dresser la liste des textes qu’il compte aborder, il faut se donner la peine d’expliquer en quoi la lecture d’« Un cœur simple » ou d’Eric Chevillard contribue à l’acquisition d’une compétence définie en dernier lieu comme la capacité d’« examiner de façon critique des enjeux philosophiques ou théoriques concernant la nature de la réalité, de l’expérience humaine, de la connaissance, des valeurs, et / ou des productions culturelles. » [48] (Cela signifie que notre cours d’introduction à la littérature française se retrouve en compétition avec des cours sur le cinéma italien, l’éthique, le Moyen Orient, mais aussi la danse à Broadway, etc.)

Beaucoup d’entre nous ont déploré dans cette qualification du savoir le premier moment d’une dérive vers la quantification activement promue par le gouvernement de Bush. Sa secrétaire à l’éducation, Margaret Spellings, n’a jamais dissimulé son ambition de faire de l’instruction un produit de consommation comme les autres et de permettre aux parents qui s’apprêtent à débourser entre 50000 et 300000 dollars pour le diplôme de leur enfant de comparer leurs options, à la façon de l’acheteur de voiture d’occasion – une métaphore souvent employée par la secrétaire elle-même, qui regrettait que l’on ne puisse, en matière d’université, « kick the tires », autrement dit donner un petit coup de pied dans les pneus pour voir s’ils tiendront la route.

En tant que membre du comité chargé de définir les objectifs susmentionnés au niveau de notre département, j’ai toutefois été amenée à nuancer quelque peu ma position et à revenir sur ma répulsion initiale. Force m’a d’abord été d’admettre que ma propre conception de la littérature, celle d’une vingtiémiste standard nourrie aux définitions de Valéry, de Blanchot ou de Barthes, n’était simplement plus de saison. Tout ce que l’on gagne aujourd’hui à dire à un administrateur que la littérature est intransitive, essentiellement inutile, c’est qu’il vous prenne à la lettre et ferme votre programme.

Faire par ailleurs comme si la littérature allait de soi relève à mon sens du déni.

La littérature, comme passe-temps, connaît un déclin continu depuis trente ans. Si certaines séries – Harry Potter, Twilight, etc. – semblent avoir relancé la pratique de la lecture parmi les collégiens, celle-ci s’estompe progressivement chez les lycéens et disparaît presque totalement du quotidien des adultes, dont 15% seulement se disent « lecteurs ». Parmi toutes les statistiques ressassées dans ce domaine, la plus alarmante demeure à mes yeux les 42% de diplômés qui ne liront plus jamais de littérature après avoir quitté l’université.

La formulation de ces objectifs a été pour moi l’occasion d’une série de questions, semblables à celles que nous nous posons depuis trois jours, qui ne tirent pas leur valeur des réponses qu’on pourrait leur donner, mais au contraire de leur rapport, profond, au questionnement qu’est la littérature.

Ce qui est devenu évident, c’est que l’enseignement de la littérature n’est plus séparable, ou ne devrait pas être séparé, de l’enseignement de sa pertinence – pertinence au sein de la formation intellectuelle que l’université propose à ceux qui la fréquentent, mais aussi de notre société, et des phénomènes, problèmes ou enjeux qui la caractérisent. Ceci revient à dire que la question que nous nous posons ce matin mérite de devenir une partie intégrante de notre enseignement, chaque cours y apportant, dans la réflexion, dans le dialogue, sa ou ses propres réponses.

Si je devais nommer ce que je cherche à transmettre dans un cours d’introduction à l’étude de la prose, je parlerais du recul occasionné par la découverte de la relativité constitutive du récit et de la distance critique dont ce concept permet ou favorise l’émergence. Voilà pour la pertinence d’un tel savoir dans le transmission de compétences analytiques. Quant à la pertinence plus générale de la notion de récit, celle qu’elle peut avoir aujourd’hui dans l’univers d’une jeune femme ou d’un jeune homme de 18 ans, celle-ci nécessite, pour être transmise, un élargissement, voire un renversement de perspective. Lorsque je présente cette idée à des étudiants de première année, je ne leur parle donc plus de Genette, encore moins de Tomachevski ou de Brémond, et pas non plus de formalisme ou de structuralisme, mots qu’ils n’ont jamais entendus. Il importe au contraire de dépasser d’emblée le contexte de la narratologie et celui de la littérature pour mettre en évidence la centralité culturelle du récit comme phénomène. En montrant que le récit n’est pas uniquement une forme littéraire mais le moyen le plus répandu et le plus humain d’appréhender, de comprendre ou de rendre compte de la réalité, je peux inciter ces étudiants à concevoir la lecture ou l’analyse d’un roman comme un entraînement ou un exercice de décodage indispensable à leur survie, ou du moins à leur bon fonctionnement dans notre société. Ceci rejoint tout ce que l’on a pu dire sur les humanités et le développement d’une compétence d’interprétation.

Par renversement de perspective, je veux donc désigner la possibilité que les œuvres et les concepts qui se rattachent à leur étude ne soient plus l’objet (ou en tout cas plus l’unique objet) du cours de littérature, mais au contraire l’occasion de l’acquisition d’une compétence ou d’un savoir sur quelque chose d’autre qu’elle. On a beaucoup parlé à ce colloque de la contextualisation de l’œuvre, sans nécessairement tendre l’oreille à ce double génitif. Un bon cours de littérature, pour moi, aujourd’hui, ne se contente plus de contextualiser les œuvres, il s’efforce de contextualiser le présent à travers les œuvres.

Exemple : un cours sur l’autobiographie du XXe siècle. Lire W de Perec ou les Romanesques de Robbe-Grillet, c’est bien sûr donner à comprendre comment ces textes, avec leurs trous de mémoire, leur recours ostentatoire à la fiction, leurs narrateurs dédoublés, se détachent d’une tradition autobiographique dite naïve, comment ils s’articulent à ce qu’on pu appeler la crise du sujet, etc., mais c’est aussi faire entrevoir à un usager de Facebook la complexité d’une pratique qu’il ou elle croyait limitée à la création ou au maintien de réseaux sociaux. Est-ce instrumentaliser la littérature ? Non, c’est lire.

Je ne voudrais pas terminer cette petite présentation sans évoquer une autre compétence dont la littérature est susceptible de favoriser l’émergence, compétence qui ne serait pas d’ordre herméneutique, mais éthique. (C’est une des voies récemment prises par la défense des humanités aux Etats-Unis, notamment par Martha Nussbaum). Je mentirais si je niais que le cours que j’ai enseigné le semestre dernier sur la représentation de l’animal dans le roman français contemporain avait pour but de favoriser la compassion de mes étudiants pour des créatures auxquelles seule la littérature a su donner une voix, une intériorité. La pertinence de la littérature, ici, coïncide avec sa spécificité, elle qui ignore le « problème de l’autre », ne s’est jamais gênée de faire parler des ânes ou des ours et nous inspire donc une reconnaissance de l’animal (sur laquelle, soit dit en passant, s’appuient de plus en plus les autres disciplines pour lever l’interdit qui pesait sur l’anthropomorphisme dans le milieu scientifique).

Ce que je voulais indiquer, moins élégamment que le titre de cette table ronde avec ses points de suspension et d’interrogation, c’est l’impossibilité d’assigner, a priori, une fonction à l’étude de la littérature (qui prouve peut-être que nous ne sommes pas en train de l’instrumentaliser) et la nécessité, lorsque nous l’enseignons, de redéfinir, à chaque fois, sa pertinence.

 

 

Discussion

 

Hélène Merlin-Kajman : Merci à tous et à toutes. il m’a semblé que si quelque chose vous rassemblait, ce serait le terme de « potentialité ». Même si on supprime le complément à notre question : « transmettre... quoi ? », vous avez tous de manière différente envisagé l’enseignement de la littérature comme l’ouverture de potentialités. Mais je vous propose d’enchaîner ; car il est manifeste aussi que vous envisagez ce potentiel en question de manière parfois très différente. Avez-vous envie de rebondir par rapport à ce que vous avez dit les uns et les autres ?

Florence Goyet : Oui, je me demande comment réagissent les étudiants à ce bouleversement des habitudes ?

Carole Allamand : Alors, c’est difficile à dire, puisque ceux qui sont désormais dans ce système qu’on appelle maintenant le Pro-Curriculum n’ont rien vécu d’autre. La situation est plus inquiétante, parce qu’effectivement pour remplir la compétence que je vous ai décrite, on peut prendre un cours sur le Moyen-âge, un cours sur l’histoire de la danse, donc effectivement il faudra peut-être davantage les guider mais la situation que je vous ai décrite, avec différents cours, ne les bouleverse pas pour autant.

Florence Goyet : Et à enseigner, c'est très différent ?

Carole Allamand : Oui et non, parce que vous sentez bien qu’on peut jouer le jeu ou ne pas jouer le jeu ; et je pense qu’à cet égard, nous nous divisons ; pour la majorité des collègues, c'est une liste de buts assez arbitraires, réglés en quelques minutes ; et ils se soucient assez peu de savoir s'ils vont être atteints ou pas. Mais, dans ma position, j’ai été contrainte en quelque sorte de saisir la chance, dans ce système, de définir ce qu’on fait et de ne pas la laisser à des gens qui ne lisent pas. Ça, ça a été ma première réaction. J’imagine que d’autres enseignants aux États-Unis font l’expérience de cette contrainte de buts…

Catherine Coquio : Ce que vous avez dit concernant ces tâches qui vous ramènent au centre, en un sens, est-ce que ça vous fait imaginer - est-ce que ça vous rend possible ou impossible un autre propos sur la poésie, qui n’aurait donc pas cette position de centralité culturelle mais qui aurait aussi éventuellement une fonction de survie aussi, puisque vous-même avez utilisé ce terme ?

Carole Allamand : Alors là, non, je parlais seulement d'un cours d’introduction à la prose. Pour la poésie, je ferais miroiter, je parlerais de la poésie comme une exploitation de toutes les possibilités du langage, qui pourrait à nouveau fonctionner comme modèle. Je parlais un peu simplement, un peu naïvement de renversement de perspective. J'essaie toujours de libérer le cours dont je parle du discours qui a été celui qui l'a enrobé [inaudible] ; évidemment, parlant du récit, je parle de l’adulte, je parle du cinéma, mais ce qu'on a pu souligner, c'est qu'il s'agit de ménager l'aller-retour : en faisant ça, j’espère enrichir une lecture de roman, faire revenir l’étudiant à la littérature.

Catherine Coquio : Est-ce que ça vous semblerait plus difficile d’attirer les étudiants à la poésie ? Est-ce qu'il n'y a pas des étudiants qui écriraient plus facilement de la poésie que des romans - en tout cas, ceux qui écrivent ?

Carole Allamand : Euh… [à Uri Eisenzweig] Oui ?

Uri Eisenzweig : Oui, ce que je voudrais dire, parce que je suis un collègue de Carole, c’est qu'il faut se souvenir d'une grande différence entre vos étudiants en France et nos étudiants. Vos étudiants ont choisi d’étudier la littérature. C'est aussi ce qui m’a un petit peu perturbé au cours des  dernières discussions à propos de la naïveté, parce que la lecture naïve, a priori, chez ces étudiants, elle est déjà très patiente puisqu'ils veulent qu'elle ne soit pas naïve. Donc, on imaginait des gens qui n’étudient pas la littérature, qui se promènent dans la rue et qui disent « tiens, je vais lire Montaigne », ce qui me dérange un peu parce que je n'y crois plus. Mais ce dont il faut se souvenir, c’est que chez vous les étudiants choisissent d’étudier la littérature, alors qu’aux États-Unis, les étudiants de Licence font des études de caractère général a priori et, à certains moments, ils choisissent ce qu’on appelle des spécialisations, ce qu’on appelle des majors, d'habitude deux, par exemple la littérature, qui représente peu de crédits sur l’ensemble des 200 crédits à obtenir. L’autre chose, c’est que chez nous la sélection se fait par la langue, en l’occurrence le français. Donc ceux qui choisissent d’étudier la littérature française, ils la choisissent parce qu’ils comprennent le français et la vérité c’est que la plupart veulent étudier la langue française, pour des raisons qui nous échappent d’ailleurs, parce que je crois que beaucoup d’entre eux veulent absolument pouvoir commander un café-crème en français quand ils viennent à Paris… Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’en Amérique, la littérature étrangère sert à l’apprentissage de la langue. Je parle de la licence. Ils ont une approche très, très pragmatique, très utilitaire, ce qui rend les cours de littérature pas toujours attirants. Il faut faire des public relations ; c’est vraiment compliqué de les attirer. Notre département réussit pourtant à attirer des étudiants qui ne s’y attendaient pas du tout et alors, on a trois ou quatre étudiants qui vont faire ensuite des études graduées, maîtrise ou doctorat, mais dans une autre université. Cela représente 4 ou 5 étudiants au maximum sur les mille étudiants qui ne se préoccupent absolument pas de la littérature.

Ullrich Langer : Je voulais ajouter à ce que disait Carole Allamand sur les contraintes ou sur ces objectifs qui nous sont opposés en quelque sorte dans les différents États aussi bien que par les initiatives fédérales. Je suis sûr que dans le New Jersey ce doit être la même chose que dans le Winsconsin, et je voudrais dire qu’on nous ajoute sans arrêt ce qu’on appelle « outcome assessment » ; c’est l’autre versant, disons, de cette panoplie d’objectifs pratiques qu’on exige. C’est la chose suivante : un étudiant en français avec quatre années d’études se spécialisant en français parmi d’autres choses (parce qu’on ne peut pas totalement se spécialiser) doit remplir des questionnaires, au bout des quatre années, pour dire ce qu’ils ont appris pendant ces quatre années et il doit faire un résumé de ce que ces quatre années lui ont apporté. Le but c’est de nous obliger à quantifier l’enseignement pour que ça devienne un objet de consommation qu’on puisse comparer : Madison fait mieux ou moins bien l’enseignement de littérature française, et pas uniquement la langue, que Rutgers ou une autre université, comme ça les parents peuvent choisir, pour le mettre dans leur petit charriot, l’objet de consommation approprié pour leur enfant.

François Cornilliat : Je suis extrêmement heureux parce que je trouve que cette dernière session a non seulement tenu mais complètement dépassé ses promesses. Je ne sais pas si c’est une question d’espoir ou de foi, ou les deux à la fois, mais on entrevoit quelque chose, en effet, à l’horizon, sans savoir pour autant où on va. Hélène parlait de potentialité, ce qui me paraît en effet très important, vous en avez tous parlé, et aussi d’indétermination, sous des formes très différentes, voire contradictoires bien entendu. C’est peut-être un anti-concept ou concept-clé, celui de l’indétermination. Quelque chose qu’on pourrait appeler « littérature » ou encore autrement, en tout cas n’existe pas sans indétermination à certains égards. On vient de parler grâce à Carole de ce qui est à la fois une menace et une opportunité de relance pour les études littéraires aux États-Unis – menace dont il ne faut pas sous-estimer la virulence et relance parce qu’il ne faut pas sous-estimer non plus, surtout qu’on n’a pas le choix comme Carole l’a également rappelé… Et j’ai été frappé par la convergence entre ce danger et ce que Marc Hersant décrivait à propos du champ lexical. Ce champ lexical n’est pas une notion intrinsèquement démoniaque, on l’a bien compris ; ce qui est démoniaque, ce qui la rend démoniaque, c’est son instrumentalisation totale à partir d’un excès de détails. Si on fait semblant de croire qu’on sait ce que c’est que la littérature et qu’on va pouvoir la transmettre sans problème, sans ce type d’urgence problématisante, sans ces contraintes qui se rejoignent à l’horizon – dès lors qu’on fait semblant de savoir de quoi on parle –, alors les instruments dont on se sert sont dévalués et toxiques et rendent ce dont on parle insupportable à certains égards. Et il peut se passer exactement la même chose avec ces « outcome assessments » ; si on rentre dans une logique purement mercantile à partir de laquelle on est tenu de quantifier, de faire tout ce dont on a parlé, ça devient catastrophique. En même temps, il n’y a rien de scandaleux en soi à se poser la question qui nous force précisément à sortir de notre propre évidence. Parce que ce qui rend le « outcome assessment » ridicule, pour nous, c’est que ce qu’on transmet nous semble une évidence. Or, si cette évidence n’est à aucun égard partagée, alors il faut bien se poser la question. Et je crois que dans le malaise que, moi le premier, je ressens, il y a à la fois une légitime inquiétude par rapport à la menace, il y aussi une résistance pas forcément légitime à remettre en cause l’objet que je suis censé transmettre. Donc voilà, je crois qu’il n’y a pas de remède miracle en ce sens que n’importe quel remède peut devenir un poison, dès lors qu’il s’avère lié à quelque chose d’autre. Et ce qui est intéressant dans cette indétermination, c’est que finalement on est constamment obligé de désamorcer des alibis ou de détruire des alibis potentiels, de les empêcher de se cristalliser en alibis. Je ne sais pas si vous seriez d’accord mais il me semble que vous avez tous dit la même chose alors même que dans le détail, bien sûr, on pourrait trouver des oppositions, de quoi discuter certainement ; mais ça, ça me paraît un très grand signe d’espoir et je voulais simplement vous en remercier.

Florence Goyet : Je me demande si on n'est pas mieux placés que dans une autre discipline puisque, ce que je voulais montrer ici, c'est que c'est la même chose pour la littérature elle-même. Maintenir l’œuvre vivante, pour l’auteur comme pour le public, c’est un petit peu homologue à notre nécessité de maintenir nos outils et notre pratique vivants. Il faut éviter les savoirs fossilisés.

Oana Panaïté : J’avais envie de réagir sur plusieurs points mais vous en avez déjà parlé, François. J’ai peut-être saisi de façon abusive ce que disait au début Marc Hersant de la nécessité ou du dégoût pour le traitement du texte et de sa transmission d’une manière machiniste et, finalement, ce qui a été dit de l’effet inattendu, inespéré, de l’exercice que nous impose l’institution américaine ou la politique américaine de l’éducation, à savoir la fixation des objectifs, de formuler notre propre langue de bois, etc. L’effet dans la salle de cours est celui d’abandonner l’approche scolastique, structuraliste, formaliste de l’enseignement des textes pour leur apprentissage et de s’interroger non seulement sur l’utilité de la littérature mais encore sur le plaisir, le bonheur et la valeur humaine, la valeur existentielle de la littérature… Alors, c’est pour dire qu’en Amérique, les obligations politiques, économiques, enfin le programme politico-économique, aboutissent finalement, en ce qui nous concerne, nous, enseignants-chercheurs, à un effet que l’administration n’anticipe pas, qui est celui de nous libérer, de sortir d’un certain cadre formel et linguistique et de pouvoir faire les textes de manière ouverte, éthique, affective, etc. Et un autre point était celui-ci : je voulais simplement réagir à ce que Catherine Coquio évoquait par rapport à Coetzee au fait que la littérature est quelque chose de vital, qui est absolument nécessaire à l’humanité, à l’homme, parce qu’elle survit à la barbarie – enfin, la littérature classique survit, celle qui se transmet et qui dure –, je dirai que cette littérature est peut-être aussi celle qui survit à sa propre barbarie, notamment dans le contexte de ma propre recherche, celui de la littérature contemporaine et de la littérature francophone. Finalement, l’adoption des classiques et de la littérature par des écrivains coloniaux et postcoloniaux, c’est une manière de dépasser la violence que la littérature elle-même et que les classiques eux-mêmes ont pu représenter en leur temps. Il y a quelque chose d’autre dans les classiques qui serait peut-être l’essence de la littérature, quelque chose de vital, d’humain, qui résiste à son historicisation, à sa politisation.

Xavier Garnier : Oui, j’aurais voulu revenir sur une sorte de paradoxe dans les différents points de consensus autour de la notion de monument. À propos de ce que disait Marc Hersant à propos de l’œuvre comme monument, dont on ne veut plus, on voit bien pourquoi parce que ça va avec patrimonalisation, donc non. Et en même temps, on aime bien voir le monument, on y prend du plaisir… Celui qui admire un monument, on voit bien qu’il fait le monument par son admiration et par le plaisir qu’il a à l’admirer. Alors je me demande si on ne pourrait pas finalement garder le terme et faire jouer la métaphore en demandant ce qu’on admire dans le monument. On admire l’œuvre et si on admire l’œuvre, comment échapper au fait que ça va devenir un monument ? L’interface de l’admiration, ça va être que telle chose est digne d’être admirée, que certains ne savent pas l’admirer, donc on retourne dans une logique de la prise de pouvoir, d’un corpus culturel constitué, patrimonialisé… Le monument, c’est aussi ce dans quoi on pénètre, c’est pour ça qu’on peut peut-être le récupérer. Le monument, on peut y entrer, en faire un usage et puis, de ce monument, on peut voir le monde. Et, à ce moment-là, est-ce que ce qu’on admire, ce n’est pas le monde d’une certaine façon ? Les œuvres, à ce moment-là, seraient des sortes de monuments dont on ferait un certain usage, qu’on n’admirerait pas pour elles-mêmes mais qui nous permettent d’admirer le monde. Je n’étais pas là hier malheureusement mais j’ai bien compris que quelqu’un parlait de modélisation et il me semble que le mot « modélisation » est peut-être un peu réduit. Il ne rend peut-être pas forcément compte de tout. Moi, je préférerais le mot « clairvoyance » : on entre dans un monument qui nous permet de donner une intelligence, une clairvoyance du monde, ce qui est quand même un peu différent. Dans la modélisation, il n’y a pas forcément de plaisir alors que dans la clairvoyance, dans l’œuvre qui nous rend intelligent sur le monde, on comprend d’où vient le plaisir ; c’est le plaisir de l’intelligence et c’est très différent du plaisir d’être très cultivé. Deuxième avantage : un monument, c’est situé. Si c’est un point de vue sur le monde, qui va nous permettre d’admirer le monde, c’est aussi un point de vue situé, une perspective. Bon, moi je suis africaniste et il y a des lieux pour lesquels nous faire voir le monde et nous le faire admirer nécessite de grosses architectures et de gros monuments. Et il y a d’autres lieux qui ne nécessitent pas de gros monuments ; à la limite, si on fait un gros monument, on va casser la perspective. Donc savoir si le monument doit être gros, petit, complexe, simple, etc., c’est une question moins importante que de savoir quelle est la perspective. Voilà, ce sont mes réflexions…

Marc Hersant : Juste une précision : je n’ai pas parlé de monument. J’ai parlé de grandeur et puis j’ai parlé d’admiration mais j’ai pris la précaution de rappeler ma propre expérience. Quand on m’a présenté, au lycée, les textes comme des monuments, ça n’a pas marché. Et je suis allé voir moi-même, c’est peut-être la chance que j’ai eue, d’autres textes que ceux dont on me parlait au lycée notamment, et j’ai entretenu un certain rapport avec eux, sans doute fondé sur la révolte ; puisqu’on n’en parlait pas au lycée, ils m’apparaissaient plus intéressants. Bon, je ne sais pas si je suis là pour raconter ma vie mais quand je parle d’admiration, elle n’est pas liée au discours, au consensus qui entourerait les œuvres, mais bien à une relation dialogique et nourricière. J’ai parlé de singularité généreuse et libératrice, c’est ça qui, pour moi, est le plus important. Je pense que c’est dans cette formule que les choses, pour moi, se concentrent.

Claude Mouchard : Je crois que vous n’employez pas le mot de la même façon [à Marc Hersant et Xavier Garnier].

Jean-Paul Sermain : Juste deux petites remarques. L’une sur le fait que le paysage serait différent aux États-Unis et en France. Je crois que si l’on voulait comparer vraiment, il faudrait comparer avec les départements d’anglais où l’on aborde la littérature comme nous nous l’abordons en France puisque c’est la langue nationale. En Chine, il y a 110 universités où l’on apprend la langue française et 4 seulement qui introduisent la littérature. Et ces cas sont nouveaux, c’est-à-dire qu’il y a trente ans, ça n’existait même pas. Et d’autre part, pour revenir sur les monuments et une remarque d’Hélène hier qui disait que, souvent, c’est le poète qui dit quelque chose de durable, – il y a la phrase d’Horace « je dresse un monument » –, je crois que les poètes peuvent faire quelque chose de durable parce qu’ils vont mettre leur expérience dans une forme qui assure une durée tout en exprimant l’expérience. Mais le monument, aujourd’hui, c’est aussi un fragment du passé qu’on nous indique en tant que tel et l’on voit bien qu’il y a une muséification générale de nos vies. Tout fragment du passé est intéressant en tant que fragment du passé. Donc il y a, me semble-t-il, avec l’idée de durable et de monument, une promesse de quelque chose de durable mais aussi la possibilité de marquer la coupure complète avec ce passé parce qu’un fragment, il est intéressant en tant que tel. Ce qui est ancien est beau en quelque sorte, c’est une attitude aujourd’hui très répandue.

Myra Jehlen : Je voulais juste revenir à ce que disait Florence Goyet, que nous sommes les mieux placés pour répondre à cette crise ; peut-être ! Mais aussi, je crois que nous sommes les moins bien placés. Les moins bien placés, parce que tu décrivais comme essentiel à l’appréhension, à la compréhension, de l’épopée, le plaisir qui, justement, permet de passer à un autre mode de pensée. À travers le plaisir, on passe à l’intuition, c’est-à-dire à une façon de comprendre les choses qui met ensemble toutes les capacités de la pensée ; et ça, le décrire, faire qu’on apprécie ce processus, c’est peut-être la chose la plus difficile dans tout notre enseignement. Pour expliquer qu’on va apprendre, pas ce qui a été déjà décidé, pas ce qui peut être décrit noir sur blanc, mais à penser à partir de textes qui eux-mêmes ont fait la même chose, eh bien bonjour ! Je crois qu’il y a des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal. [à Carole Allamand] J’apprécie beaucoup ce que tu dis, j’avoue que moi, je ne remplis pas ces formulaires. Je me dis « Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils ne vont pas me renvoyer » [rires des participants] ; donc, je ne les remplis pas et je suis tout à fait d’accord avec ta manière de les remplir ; mais je veux dire que la crise est très profonde et que celle-ci va aux bases de la pensée… C’est une crise qui se redéfinit à travers les époques, à toutes les époques, et, dans notre époque, elle se redéfinit d’une manière particulièrement compliquée parce qu’elle se redéfinit justement contre – à l’encontre de – la définition de la pensée qui est en premier lieu représentée par la littérature.

Mathilde Bombart : Je voudrais dire trois petites choses et, peut-être, tout d’abord m’adresser à Marc Hersant puisque nous sommes dans un dialogue autour de ces questions. Donc, tout d’abord, pour dire que, moi je n’ai pas du tout employé le terme d’historicisme. Mais, bon, pourquoi pas ; reste que l’historicisme, dans tous les cas que je pratique, ne consiste absolument pas à enfermer les œuvres dans le passé. Et je pense, au contraire, que montrer la manière dont les œuvres ont été produites et reçues en leur temps permet aussi de comprendre la manière dont elles peuvent vivre encore aujourd’hui. Et un exemple tout simple qui fera peut-être plaisir à Hélène, je travaille actuellement sur Le Cid en Licence 2 et aussi la Querelle du Cid, donc je travaille sur les textes, les polémiques et la vie de l’œuvre en son temps, et je pense que c’est très intéressant pour les étudiants de savoir qu’autour de cette œuvre, en son temps, étaient soulevées plusieurs questions, notamment la question du plaisir. Cet historicisme peut aussi finalement permettre de montrer comment les œuvres ont vécu en leur temps et comment elles peuvent vivre aujourd’hui. Ce n’est pas une coupure mais ce par quoi on peut établir une continuité. Et je voulais te poser une question pour le coup : cette idée de grandeur, je ne suis pas du tout contre, mais j’ai l’impression qu’elle n’est pas forcément intrinsèque à l’œuvre et aussi que l’œuvre telle qu’on l’a aujourd’hui, telle qu’elle nous est transmise, elle ne l’est pas indépendamment de certains processus matériels qui l’affectent directement dans sa lettre. Je donne l’exemple tout simple des lettres de Mme de Sévigné qui sont au programme de l’agrégation cette année. Un certain nombre de critiques ont montré que les lettres les plus fameuses n’existent pas, ne sont pas de Mme de Sévigné, sont quasiment apocryphes et fabriquées par des éditeurs, notamment du XVIIIe siècle. Alors qu’est-ce qu’on fait face à ça ? Malgré tout, elles sont dans le corpus et on est obligé de les étudier. Mais ça pose la question de la grandeur matérielle du texte. Et les lettres les plus fameuses ne sont pas forcément les plus intéressantes ; ce ne sont pas les plus belles à mon sens mais ce sont les plus fameuses en tout cas. Et dernière chose à propos de la technicisation de notre enseignement. C’est très important ce que tu as dit, François, sur le fait que ça nous amenait à rompre l’évidence, à la fois dans un processus qui est peut-être un arrachement par rapport à d’où l’on vient, peut-être un arrachement douloureux, mais qui peut être aussi salutaire. Et je voulais juste rappeler que cette technicisation – champ lexical, genres, etc., que l’on pratique dans le secondaire notamment – elle se fonde quand même, à la base, sur la volonté de défaire, de déconstruire, l’idée que l’école aurait vocation à transmettre une expérience esthétique qui peut être ramenée aussi à une appartenance sociale, bien entendu. Il faut quand même se souvenir que cette technicisation est liée à une volonté de démocratisation, elle accompagne ce mouvement, elle essaie de répondre à cet objectif. Finalement, qu’est-ce qu’on transmet, qu’est-ce qu’on attend des textes si on adresse à des élèves qui n’ont pas le patrimoine social et culturel qui leur permet de les aborder avec évidence. Peut-être que ça été mal fait mais, quand même, au départ, il y avait ça ; et je crois que quand même il faut le savoir, parce que ça ne veut pas rien dire…

Marc Hersant : Très rapidement : tu dis qu'historiciser les textes, c'est une manière de rendre les textes vivants ; comme je ne suis pas dans ta classe, je ne peux pas le savoir ! [rires] Mais ce que je constate en tout cas en tant que lecteur d’œuvres de recherche qui représentent ce que j’appelle historicisme ou certaines tendances de l’historicisme, c’est que, comme dit Bakhtine, ça rend les œuvres captives, effectivement, de leur époque. C’est interdire à ces œuvres de vivre dans le présent et c’est quelque chose qui me paraît hautement problématique, dénoncé en son temps, avec quelle géniale éloquence, par Nietzsche. C’est un positivisme qui a retrouvé un certain dynamisme aujourd’hui. Il faut bien s’en rendre compte, on est quand même, à certains égards, positivistes en littérature, en tous les cas sur les siècles anciens. Pour ce qui est de la grandeur, il y a une part de provocation dans mon discours, que j’assume, mais il y a aussi quelque chose de sérieux, une part de sincérité. J’admire les textes sur lesquels je travaille, je le dis et je le répète, mais est-ce que cette admiration confère aux textes une grandeur qu’on pourrait objectiver ? Je n’en sais rien mais, en tout cas, elle est une source de pensée sans laquelle je n’écrirais rien, c’est-à-dire que c’est véritablement, comme disait Rimbaud, le lieu de l’éclosion de ma pensée. Alors pourquoi est-ce que je nierais ce que j’appelle admiration ? Bon, d’ailleurs, il faudrait s’entendre sur ce mot « admiration » qui est un mot dangereux, un mot piégé, qui peut porter des choses très différentes… Mais tel que je l’emploie, il ne me semble pas qu’il soit forcément lié à une sorte de…

M. Bombard : Non, mais ma question portait sur l’œuvre en elle-même…

M. Hersant : Pour moi, pour dire les choses autrement, il n’y a pas de coupure entre la lecture naïve, émerveillée, et la lecture savante. L’une engendre l’autre. La lecture savante a son origine dans ce que vous appelez la lecture naïve ; en elle est la légitimation, elle en permet l’approfondissement, la justification, la transmission aussi d’une certaine manière.

H. Merlin-Kajman : Je voudrais rebondir sur ce que Claude Mouchard disait, je crois que ça a à voir aussi avec la définition par Coetzee du « classique », que nous rappelait Catherine Coquio. Quand vous disiez, en commençant par cette expérience de traduction de poèmes coréens, en l’occurrence en demandant aux étudiants de présenter les textes et la poésie de leur culture et de les traduire pour les autres, vous avez dit : « moi je n’ai pas transmis, j’ai reçu ». Alors ça me faisait penser à l’exposé d’hier de Florence Dumora, qui a insisté beaucoup sur la dimension de la rencontre. J’ai envie de dire que, dans mon esprit, de plus en plus, pour moi, transmettre c’est se souvenir qu’on a reçu. Et dans ce sens-là, je dirais que oui, quand même, vous avez transmis quelque chose, parce qu’il faut qu'il y ait quelqu’un qui pose cette question ; il faut que quelqu’un organise une proposition. Et, du coup, j’entendais aussi, Carole, dans tout ce que vous avez présenté, que nous sommes face à des possibilités de propositions, aujourd'hui, dont certaines étaient proprement impossibles il y a, je ne sais pas, trente ans - pour ma génération en tout cas, quand on a commencé à enseigner. Même si on contestait toutes sortes de choses de la littérature, il n’empêche que c’était dans ces frontières-là, c’est-à-dire que la contestation elle-même, lorsqu’on sortait des frontières, ne nous empêchait pas d’avoir une conscience extrême de ces frontières en en sortant. Pour reprendre le mot de « rencontre » de Florence, personnellement, j’ai l’impression de concevoir de plus en plus l’enseignement de la littérature comme l’organisation d’une rencontre avec un dehors plus radical de la littérature. Et je voudrais simplement donner l’exemple d’un type d’enseignement qui a provoqué des expériences particulièrement paradoxales, peut-être, aux États-Unis comme en France d’ailleurs, autour de la sorcellerie. C’est un enseignement que j’ai intitulé « Sorcellerie et littérature ». Dans cet intitulé, le « et » a deux sens : d’une part, je mobilise « la littérature » comme corpus de textes qui parlent de la sorcellerie, par conséquent, comme une proposition de contenu, de domaine de savoir historique ; mais en même temps, ce que je cherche à faire à travers cet enseignement, c’est de réfléchir sur des différences de rapport au langage : donc c’est un « et » qui, ici, serait plutôt disjonctif cette fois-ci - l'idée étant que la littérature et la sorcellerie ne mobilisent pas le même rapport au langage, la même croyance dans ses pouvoirs. Mais, en fait, ce n’est pas pour ça que je vous dis ça. Le plus important, et ça me rappelle ce que vous disiez sur Facebook, au fond, oui, c’est analogue, parce que Facebook, c’est une sorcellerie moderne, du reste, les croyances dans la sorcellerie sont en plein développement dans le monde et c’est totalement compatible avec la modernité ; la modernité développe même de façon exponentielle dans le monde, actuellement, la croyance dans la sorcellerie. Alors, ce que cet enseignement m’autorise à faire, c'est d'autoriser des références à des croyances ordinaires hérésiarques... Enfin, je sollicite mes étudiants de ce côté-là – car je ne vois pas sinon comment leur faire comprendre ce que j’essaie de toucher, qui est un point inquiétant et important pour moi, pour moi-même je veux dire, je ne suis pas dans la position des Lumièresà cet égard –, eh bien cet enseignement me permet de les faire revenir à des zones d’expérience clandestines dans leur vie. Donc, ce n’est pas Facebook, car Facebook, il n’y a rien de moins clandestin ; mais quand même, il y a quelque chose d’analogue au sens où cela permet de faire droit à des zones d’expérience qu’on pourrait dire indisciplinées, mais pas au sens de l’insubordination, non, au sens de non discipliné ; et on pourrait introduire un parallèle avec ce que vous disiez, Claude, sur le témoignage.

Catherine Coquio : Moi, je voulais revenir sur ce que disait tout à l’heure Xavier Garnier sur le monument comme ce dans quoi on pénètre. C’est aussi ça le plaisir lié à l’œuvre. On y pénètre et on voit, de là, le monde. C’est cette notion de monde qui me semblait à la fois forte, intéressante, mais aussi très difficile, très problématique. Avant-hier, quelqu’un disait qu’on enseignait sur une œuvre, mais qui a existé dans un monde qui n’existe plus et, justement, je dirais qu’enseigner serait peut-être dessiner les contours d’un monde où, quelque part, cette œuvre existe encore, où elle peut exister encore. Et ça, ça a à voir avec quelque chose qui n’est pas seulement la clairvoyance sur le monde mais la foi dans un monde. Ça a à voir avec le mystère évoqué par Monsieur Illouz. Arendt disait dans les années cinquante que les poètes et les artistes étaient les seuls à croire encore en un monde. Et elle parlait d’un monde en tant que système de relations entre les hommes, à la fois dans le temps et dans l’espace. Alors qu’est-ce que le rapport exact entre ce monde-là dont elle parlait, qui serait un objet de foi aussi pour nous, et le monde de la mondialisation qui est différemment multi-polarisé, qui est quelque chose comme une expérience d’étrangeté à nous-mêmes, continuellement, et qu’on est obligé de réfléchir, dont on est obligé de saisir les effets constamment y compris sous la forme de ce mélange entre l’expérience d’une libération et l’expérience d’un malaise lorsqu’on enseigne ? On est à la fois libre de se dégager du formalisme et du structuralisme pour parler du récit, ça je le ressens beaucoup aussi, et dans la difficulté de cette réception : comment aussi recevoir, par exemple, le monde de Facebook ? Est-ce que ça suppose pas, maintenant, l’activité d’enseigner, de recevoir ça aussi ? C’est-à-dire pas seulement une ouverture des frontières et d’autres mondes, avec cette histoire de littérature mondiale, de littérature-monde, mais aussi comment imaginer la réception de Facebook, de ces mondes-là, alors que ce n’est pas notre génération ?

Participante : Mon intervention va à la fois revenir sur des aspects qu’évoquait Carole Allamand et sur la notion qu’a utilisée Claude Mouchard. Moi, je suis médiéviste. J’enseigne à Paris 4 Sorbonne depuis un an et, certes, il y a des différences entre les États-Unis et la France, on n’est pas dans le même contexte, mais il est bien évident qu’on a quand même en commun quelque chose qu’on ne peut absolument pas ignorer. Vous avez dit que faire de la littérature une évidence relevait du déni, et je pense qu’en France c’est pareil à l’heure où la professionnalisation est prioritaire et à l’heure d’un certain utilitarisme. Donc il me semble que c’est aussi une question qu’il faut se poser ici. La contrainte d’essayer de penser en termes de pertinence générale pour des étudiants destinés à être enseignants en littérature peut être tout à fait pertinente. Je voudrais juste donner un petit exemple : j’ai enseigné dans un institut de génie mécanique, la littérature française, c’est-à-dire plutôt des techniques d’expression, où l’on peut mettre absolument tout, et mon enseignement était complètement instrumentalisé par le département de Génie mécanique parce que je devais faire de l’insertion professionnelle et ensuite, tout le reste m’a forcée à me poser, justement, la question de la pertinence d’un enseignement, disons des lettres d’une manière générale, pour des étudiants qui sont destinés à devenir des techniciens purs et, paradoxalement, c’est sans doute à cet endroit-là que j’ai tiré le plus de fierté pédagogique et que j’ai aussi le plus innové en termes de types d’exercices et de types d’approche des textes. Donc, simplement, il me semble urgent d’essayer de définir, peut-être d’une manière commune, la pertinence de l’enseignement de la littérature à l’Université par rapport aux collègues, par rapport aussi aux autorités de tutelle, en se posant la question de qui sont les étudiants auxquels on transmet. Et c’est là que la question de l’indétermination me semble très intéressante, parce qu’on a une certaine indétermination du public, on ne sait pas ce que deviennent nos étudiants, ce qu’ils veulent et vers quoi ils se tournent après. Ça me paraît très intéressant pour réfléchir sur la pertinence de l’enseignement de la littérature et pour créer, derrière, des nouveaux types d’enseignement moins sclérosés, moins tributaires des concours d’enseignement…

François Cornilliat : Oui, ça continue ce qui vient d’être dit de façon un peu différente. J’avais envie de réagir de façon un peu parallèle à deux choses qui ont été dites par Catherine Coquio, par Claude Mouchard et par Florence Goyet. À propos de la barbarie et de la façon dont les classiques lui ont survécu, évidemment je réagis à ce terme en tant que spécialiste de la Renaissance… Cette espèce d’ironie qu’on connaît bien, le mépris pour les œuvres obscures n’est-ce pas, les barbares, les Goths qui ont détruit toute bonne littérature, c’est évidemment vrai et faux à la fois puisque les barbares qui ont détruit certaines littératures ont également sauvé ce qui a été sauvé ; et, bien sûr, ce qui est frappant dans ce sauvetage des manuscrits qui ont été copiés et recopiés dans les monastères, c’est que ce n’est certainement pas un hit-parade, un palmarès des classiques. On ne sait pas très bien ce que c’était et je ne prétends pas avoir les compétences sur la question mais, en tout cas, c’était une conception très large compte tenu de ce qu’ils ont copié et recopié, une conception certainement plus proche de la littérature au sens ancien, c’est-à-dire l’ensemble des savoirs qui passent par le livre, qu’il s’agissait de recopier pour transmettre, plutôt que ce que nous appelons ainsi. Donc à cet égard, la barbarie qui a sauvé la littérature a sauvé un corpus gigantesque qui avait des côtés esthétiques, des côtés utilitaires, du savoir certainement, avant tout. Lorsque la Renaissance prend conscience d’elle-même, ou plutôt lorsqu’elle décide qu’elle existe, elle méprise évidemment ce sauvetage informe et elle s’intéresse de très près au hit-parade, c’est-à-dire au palmarès de ce qu’on appellera les « classiques » et à partir de ça, on commence à distinguer les grands textes à partir de critères qui ne resteront pas forcément les nôtres et qui sont déjà problématiques à leurs propres yeux. Mais on a cette ironie, et la Renaissance dit deux ou trois choses à la fois qui sont contradictoires ; il y a d’abord cette idée que ce qui a été sauvé, ce sont en effet les chefs-d’œuvre ; ils voudraient le croire et en même temps ils savent que c’est faux puisque certaines grandes œuvres ont complètement disparu ; ils savent qu’on n’a pas gardé un seul vers de Maevius par exemple. Mais ils ont envie de croire que ce qui va passer à l’immortalité, c’est ce qu’il y a de mieux. Ils sont plein de mépris pour ces œuvres mauvaises qui ont disparu, pour ces mauvais littérateurs du passé qui ont disparu parce qu’ils étaient mauvais et, en même temps, on regrette qu’ils aient disparu parce qu’on pourrait comprendre à quel point ils sont mauvais et pourquoi ceux qui sont meilleurs sont en effet meilleurs. Donc cette idée de barbarie, de transmission, d’immortalité, d’éternité est une idée qui est intrinsèquement divisée en elle-même et en lutte avec elle-même ; elle est à la fois évidemment importante et consciente de cette hiérarchie. Sur l’indétermination, pour revenir à ce qui vient d’être dit et à ce que disait Claude qui a amené cette notion évidemment centrale, c’est un peu la même chose ; c’est-à-dire que tu parlais, Claude, de littérature des XIXe, XXe et XXIe siècles de façon très claire et totalement bouleversante et, entendu avec la mémoire des littératures antérieures, on a envie de renverser la proposition. C’est-à-dire que beaucoup d’écrits rhétoriques sont des écrits adressés à quelqu’un, à un public, à quelque chose de particulier et alors, en même temps, on problématise, ­– je renvoie à l’analyse de Francis Goyet –, la façon dont un texte éloquent est adressé à quelqu’un de précis, mais jamais seulement à ce quelqu’un de précis. Et si ça survit, Francis Goyet veut le croire ou le démontre, ou les deux, c’est que ce n’est précisément pas fini, c’est infini, ça s’adresse à quelque chose de plus large et ça ne peut s’adresser à quelque chose de plus large que parce que ça s’adresse aussi à quelqu’un. Évidemment, on peut penser aussi aux Confessions de saint Augustin. Ce n’est pas de la littérature au sens moderne, mais c’est un texte qui s’adresse à Dieu. Je veux dire que ça ne fonctionne pas si ça ne s’adresse pas à Dieu. Quelqu’un de précis, ce n’est pas forcément un voisin. Donc c’est un peu la même chose, c’est-à-dire que chaque fois qu’on avance ce type de propositions, on prend conscience de ce qui la problématise, éventuellement de ce qui la récuse dans un usage polémique, mais on prend conscience aussi du fait qu’il y a des problématisations sinon équivalentes, en tout cas au moins comparables, à des époques différentes, auxquelles on peut se référer, qu’il s’agisse de barbarie, qu’il s’agisse de transmission, qu’il s’agisse de survie et de détermination ou d’indétermination. C’est un petit peu le même problème au sujet du public dont Florence disait qu’il doit pouvoir s’emparer des œuvres de la même façon que celles-ci s’emparent du public. Je repensais aux œuvres obscures pour la même raison. Encore une fois, ce qui sauve la littérature, c’est une douzaine de moines dans un monde qui ne lit plus et ce que cela sauve est tout sauf évident. Avant qu’un critique puisse s’emparer de quelque chose, il a fallu que ça survive en effet et ce qui survit alors, je ne sais pas exactement ce que c’est. Est-ce que c’est la volonté de transmettre à un public la chance de pouvoir réaliser dans le futur les opérations dont tu parles ? Je n’en sais rien, mais je crois qu’il faut garder aussi cette notion : c’est que quelquefois en effet, ça ne tient qu’à un fil et il n’y a pas de public pour sauver une œuvre, il suffit qu’il y ait une personne quelque part et qu’il y ait un manuscrit.

Marc Hersant : Je voulais réagir à une formule d’Hélène tout à l’heure parce qu’elle m’a touchée et parce qu’elle a résumé assez bien ce que j’appellerais ma conception de la littérature, c’est la formule de l’expérience pédagogique comme l’organisation d’une rencontre. Cette formule résume pour moi beaucoup de choses. J’utiliserais peut-être plutôt le mot « dialogue » mais dans cette rencontre, il n’y a pas une historicité, il y en a deux qui se font face et aucune ne doit être niée. Cette historicité doit également avoir le droit à la parole et c’est ici qu’un dialogue s’engage entre les gens qui lisent et ce qui est l’objet de la lecture. Cela permet de revenir à la question du contre-sens parce qu’il me semble que celui-ci est précisément l’un des symptômes qu’un dialogue se fait et qu’il avance dans une dynamique interactive, entre nous et le texte, entre les élèves et le texte. Ce contre-sens n’est pas considéré comme la finalité ou comme le terminus d’un dialogue qui, de toute façon, n’a pas lieu de se terminer mais que le professeur doit faire fonctionner aussi bien que possible. Le contre-sens, c’est quelque chose de précieux, ce n’est pas quelque chose de définitif. Enfin, je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de scinder l’enseignement et la recherche parce que, pour moi, la recherche est aussi le lieu d’un dialogue, d’une rencontre, de notre discipline. Il y a quelque chose du même ordre qui se joue.

Étudiante en Master 1 : Je suis étudiante, j’ai 21 ans et je pense que je suis la seule dans la salle à avoir cet âge. Je voudrais intervenir déjà juste pour vous remercier de donner une sorte d’espoir à l’éducation ; vous écouter, ça fait du bien parce que je voudrais être prof et je souhaite passer l’Agrégation, et j’ai toujours cette impression que je vais rater des choses si je passe tout de suite le concours et qu’il y a ce fossé entre la transmission du savoir un peu dictée par les autorités supérieures et la transmission de son propre savoir et de l’amour de ce qu’on fait. Donc je veux devenir prof et j’ai tendance à rechercher d’autres pédagogies alternatives. Donc l’année dernière, je suis partie en Thaïlande avec mon sac à dos pour aller voir comment ils travaillaient concrètement, dans les écoles, et j’ai touché à des choses qu’on peut retrouver par exemple dans les lycées autogérés en France, où il y a beaucoup de choses qui ne vont pas, c’est sûr, on le sait, mais il y a aussi beaucoup de choses à prendre, je le pense sincèrement. Et, par exemple, les professeurs qui travaillent ensemble : un plasticien, qui travaille sur l’esthétique, va travailler avec un philosophe ou un prof de français, voire même avec un prof de mathématiques. Donc ça c’est très intéressant, et il y a aussi ce côté du discours, entre le professeur et l’élève, où l’on n’a plus ce côté « doctoral » en fait… Le prof descend de son estrade. Et en même temps, la littérature, cette fameuse notion dont on parle depuis trois jours, c’est une notion qu’on a tendance à monumentaliser, c’est sûr, mais du coup, c’est surtout dans cette transmission qu’on va réussir à la descendre pour qu’elle soit plus accessible à l’élève. Je travaille sur Raymond Depardon, je compte faire un mémoire sur sa capacité à écrire sur la photo à partir d’un moment donné, et c’est aussi dans ce sens-là que je voudrais orienter cette discussion. Il y a de l’indétermination de la littérature mais, en fait, si je peux me permettre un jeu de mots, cette indétermination, on pourrait en faire une détermination dans l’Université, parce qu’en tant qu’étudiante, je n’ai pas l’impression quand on parle des Universités américaines où on consomme l’enseignement et quand on dit que c’est différent en France, moi je n’ai pas cette impression-là… En France, il n'y a qu’à voir dans les couloirs quand on s’inscrit à l’Université, c’est surtout de la consommation de cours et les professeurs n’ont pas tendance à nous donner l’impression qu’il y a une ouverture possible sur les autres arts et sur les autres domaines, bon pas les professeurs en général mais les professeurs que je connais. Moi, je vous invite à faire preuve de plus de détermination dans la fac et à faire passer concrètement ces ouvertures dont vous parlez ici dans l’enseignement.

Claude Mouchard : Sur le mot « indétermination », je rappellerai seulement que c’est aussi un terme central de Claude Lefort dans sa pensée de la démocratie. Pour moi, ce n’est pas sans rapport. [À François Cornilliat] Il y aurait une histoire de la barbarie à faire, en tant que destructrice des documents, des lettres. La barbarie dont tu parles, c’est une barbarie, disons, non intentionnelle en un sens, c’est-à-dire par négligence. Je te dis ça parce que j’ai en tête, évidemment, la barbarie moderne qui, elle, est accomplie en connaissance de cause. [Propos de François Cornilliat inaudible]. Ils ont voulu détruire, vraiment, à la Renaissance ?

François Cornilliat : Non, ils étaient bêtes. [rires]

Claude Mouchard : Ils étaient bêtes, simplement. D’accord. C’est tout à fait différent d’une destruction volontaire… Un mot encore, tu as parlé du fait que les Confessions sont adressées à Dieu : pour moi c’est une chose, me semble-t-il, que j’ai entendue avant-hier sur la détermination de l’idée de littérature et qui est importante : la littérature en Europe est née aussi par rapport aux textes sacrés, par rapport à la profanation des textes sacrés, par leur mise à disposition. Il me semble que les Romantismes européens se différencient aussi par là. Quelle est l’histoire de la profanation des textes sacrés dans les diverses sociétés européennes ? Ce n’est pas du tout la même chose en Angleterre, en Allemagne ou en France, et je crois que ça détermine des traits de la littérature, au sens auquel, moi, j’ai affaire à elle. La question du religieux, par rapport à la littérature, est évidente.

François Cornilliat : Bien entendu. Mais là encore on peut dire que c’est un texte qui se développe en se détachant d’une simple raison […].

Claude Mouchard : Oui, donc, il faut nuancer, tu vois ce que je veux dire. Il y a une histoire, là, vraiment…

Catherine Coquio : Oui, je voulais parler aussi à propos de la barbarie et de Coetzee. Les classiques n’ont pas été sauvés parce que c’étaient des chefs-d’œuvre mais ils sont devenus des classiques, en tout cas au sens où il l’entend, parce qu’on avait besoin que ces œuvres survivent, parce que des gens à un moment ou à un autre ont besoin de les voir, de les lire ou de les entendre. À propos de Bach, dans cette conférence, Coetzee revient assez longuement sur le chemin très obscur et extrêmement aléatoire par lequel Bach a pu être transmis avant l’exhumation officielle à l’époque romantique ; c’est-à-dire que ce sont des relais tout à fait improbables en Autriche qui ont fait que Mozart a pu l’entendre, Haydn a pu l’entendre – il y a une transmission souterraine qui aurait pu ne pas se faire, alors ce n’est pas le hasard qui me semble important. Cela signifie peut-être autre chose, je ne sais pas. En tout cas, lui, bien sûr, ce qu’il entend par barbarie, c’est quelque chose qu’il connaît là où il est, c’est-à-dire l’expérience de l’Apartheid, une destruction intentionnelle qui est aussi une partition de l’espèce. Par exemple, le mot « barbarie » est aussi employé par Kertész lorsqu’il entend parler à la télévision. On pourrait aussi s’interroger sur la télévision comme moyen de transmission. Il y a une barbarie des lieux où se transmet quelque chose.

Jean-Nicolas Illouz : Je voudrais quand même revenir sur la notion d’ironie, qui est une forme de profanation d’une certaine façon. Tout à l’heure [à Claude Mouchard], tu avais une résistance par rapport à cette notion mais je pense que tu serais d’accord pour penser qu’il y a une ironie qui n’est pas sarcasme ou destruction de l’œuvre mais qui est quasiment l’air dans lequel l’œuvre peut exister, justement parce que cet air qui serait l’ironie non destructrice la décolle du monde des choses, lui permet aussi de passer d’un acteur à un autre. C’était ma première question et j’ai une autre question sur l’œuvre de témoignage. Ce que j’apprends, c’est que ces œuvres nous invitent à reprendre la littérature à son commencement, à son « moment zéro » en quelque sorte. Écrire, faire œuvre, revient, non pas à s’adresser à quelqu’un mais à inventer quelqu’un, non pas à l’inventer mais à appeler ce quelqu’un à qui l’œuvre s’adresserait ; et donc on se rend compte par ce détour-là que c’est peut-être pour ça que les œuvres, en effet, vivent, qu’elles ont ensuite ce destin classique parce que ce qui se transmet c’est cette espèce d’urgence vitale qui est au début de l’œuvre et c’est ça qui fait qu’elle rebondit dans le temps. Finalement, le sujet qui tente cela est en train de disparaître ; il s’adresse à quelqu’un qu’il appelle ; cela permet de penser une sorte de classicisme de l’œuvre qui ne soit pas imitation au sens où on imiterait des chefs-d’œuvre, des choses déjà reconnues, mais imitation au sens où l’on a quelque chose à vivre en faisant une œuvre et cette vie se transmet.

Hélène Merlin-Kajman : Je vous remercie de votre intervention. Tout à l’heure, en écoutant la remarque d’Uri sur la différence entre la situation de l’Université américaine et la situation de l’Université française, j’ai pensé à quelque chose ; bon, je ne peux pas discuter de la question de savoir si nos étudiants ont choisi de venir faire de la littérature ou pas, lesquels, comment. Le fait est que ça s’est beaucoup bouleversé ces derniers temps ; mais, autant que je sache, il reste une différence importante entre la France et les États-Unis, peut-être entre l’Europe et les États-Unis, mais en tout cas, ça me permet simplement d’insister sur un point auquel je tiens beaucoup, c’est que dans la question « transmettre quoi ? », pour moi, l’enseignement primaire et secondaire sont là, présents, et la littérature, avec des tas de guillemets, reste au cœur de l’enseignement de la langue dès le primaire, en France. Alors il me semble que quand je dis que c’est très présent pour moi, ça veut dire que ça devrait être, à mes yeux, une question. Quand j’étais élève, quand on apprenait une langue étrangère, on était aussi en contact avec la littérature. Aujourd’hui dans les cours de langue étrangère dans le secondaire, il n’y a plus aucun contact avec la littérature. Donc, après tout, l’horizon de l’enseignement de la langue française pourrait aussi être un horizon sans littérature. Et donc, une autre de mes perplexités, c’est que, dans mon enfance, il y avait, bien sûr, de la littérature de jeunesse au sens où elle précédait l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, mais très peu. Or cette littérature a connu un développement exponentiel et il me semble qu'aujourd'hui, si l’on va dans une halte-garderie, dans une crèche ou chez une assistante maternelle, il y a des livres… Jamais, les enfants, en France, n’ont été mis en contact de façon aussi précoce avec l’objet-livre. Il n’y a peut-être pas de rapport direct de cause à effet : mais nous avons bien cru qu’en mettant les enfants en contact le plus précocement possible avec les livres, ils allaient lire. Ce n’est évidemment pas ce qui se passe ; et pourquoi ça ne se passe pas ? Je pense au fait que si on a appelé le site Transitions de cette façon, c’est d’abord parce qu’on a fait référence à Winnicott et à la théorie transitionnelle. Le livre est devenu un doudou ; il y a des livres-doudous, des livres de bain… Qu’est-ce qui se passe ? Pour moi, il y a un problème là ; et il me semble que, comme universitaires et comme enseignants-chercheurs, nous devrions toujours au moins nous souvenir de cette question, aussi puérile qu'elle puisse paraître. Je ne sais pas très bien quoi en faire ni comment la mettre dans notre réflexion, mais il faut nous en souvenir. Bon, ça a à voir certainement avec cette question de l’enfance et de l’animal…

Uri Eisenzweig : À propos de ce que Claude a proposé si brillamment sur l’œuvre de témoignage… [à Claude Mouchard] Tu as insisté sur le fait que l’œuvre est très fragile. Parce que ce sont des œuvres certainement mais en tant que témoignages, ce sont des événements. Et des événements ont des contextes et quand on les répète, les événements changent de nature et j’ai un problème avec ça, je crois que tu as mentionné le rite qu’il faut éviter. Je ne vois pas comment on peut continuer à enseigner une œuvre de témoignage, disons sur le génocide des années 1940-45, sans entrer dans le rite, dans le rituel. C’est assez intéressant parce qu’on parlait de profanation dans la discussion, il y a deux jours surtout, et là, je vois une sorte de sacralisation. Il y a une sorte de silence respectueux, allégorique, qui s’installe dès qu’on aborde une œuvre de témoignage qui témoigne de ce qui s’est passé il y a cinquante ans… Je n’aime pas le mot « holocauste » à cause de sa connotation religieuse, mais le génocide a provoqué des œuvres de témoignage depuis 1947, et j’ai l’impression que ce ne sont pas des œuvres littéraires en tant que témoignages parce qu’elles ont un temps, parce qu’elles ne peuvent plus survivre en tant que véritables témoignages, puisque les témoins on les a déjà entendus. Excuse-moi d’être aussi brutal mais j’ai un problème : celui de la sacralisation et, d’ailleurs, du retour du religieux à travers ce rituel. Moi, j’ai connu ça en Israël où, quand j’étais à l’école, on a, le jour de la Shoah, cette sirène vers 8 h du matin et tout le monde s’immobilise pendant 2 minutes. Plus personne ne bouge, toutes les voitures s’arrêtent, les profs prennent tout à coup un air très sombre. Et c’est une banalisation de l’expérience à travers sa répétition ; mais ce rituel a amorcé un retour à la religion dans un pays qui était anciennement antireligieux, qui a été créé par des athées socialistes. Et je vois la même chose en France dans ce rapport au génocide, qui me gêne beaucoup, y compris d’ailleurs la notion de blasphème, puisqu’il y a maintenant une loi, qui existe depuis un certain temps en France, qui interdit de nier l’existence des camps de concentration, ce que je trouve absurde. Évidemment que je suis d’un certain côté ! Mais l’idée de transformer ça dans ce qui est l’équivalent d’un blasphème rejoint mon sentiment de malaise à l’idée de ce rite de l’œuvre de témoignage, revécue, relue, enseignée. Et je crois qu’en fait, ce n’est pas sain, ni pour le témoin, ni pour le témoignage d’un événement extrêmement important, ni pour la littérature.

Claude Mouchard : Justement, justement. Tu ne peux pas dire qu’il y ait sacralisation chez Antelme ou chez Chalamov ; là, je ne parle pas seulement du génocide des Juifs, mais de cette littérature en général. Justement, le travail de la littérature est, non pas de désacraliser, ce serait absurde, mais en tension avec le sacré, depuis toujours. Et je pense que dans les œuvres dont on parle, celles que j’appelle des œuvres, il y a des textes que je considère en effet comme des textes de bigoterie et ça je n’ose pas en parler parce que si j’en parlais, je me ferais assassiner. Je pense que les œuvres dont nous essayons de parler sont vraiment des œuvres au sens propre en tant qu’elles ont affaire au sacré, à la sacralisation, mais sans se laisser capter. Je ne crois pas que ces œuvres, nous les commentons dans les termes de la sacralisation. C’est d’autre chose dont il s’agit. Donc c’est très important ce que tu dis mais c’est un pôle du problème à quoi, justement, il y a résistance. [À l’étudiante de Master 1] Je voudrais réagir au passage à ce que vous avez dit à propos de la collaboration, on pourrait dire, entre les domaines, les arts en particuliers. Moi je trouve ça très important et c’est vrai que, souvent, quand nous parlons de littérature, nous nous restreignons aux textes écrits, mais je trouve aussi vital que, dans une certaine mesure, il y ait intersection entre les divers domaines. Je vais évoquer mon expérience. J’ai vu à Orléans, il n’y a pas longtemps, un spectacle de danse d’un chorégraphe et deux danseurs de République démocratique du Congo. J’y suis allé un peu par curiosité ; il y avait d’ailleurs très peu de monde. Au premier rang, il y a avait surtout des jeunes de banlieue. Or, ce chorégraphe est un type que j’ai rencontré, incroyablement cultivé, et les textes font partie de son entreprise de chorégraphie : il y a des textes, quelquefois même des textes affichés, qui sont dits éventuellement. Or, cette participation à la transmission de quelque chose comme des œuvres m’a paru fascinante. Deux choses : j’ai rencontré le chorégraphe, j’ai vu un autre spectacle de lui à Bruxelles, j’ai discuté avec lui et il était absolument fasciné que je puisse, moi, lui parler des spectacles de Tadeusz Kantor par exemple. J’ai vu tous les spectacles de Kantor : et il le recueillait absolument ; pour lui, c’était du savoir vivant, je lui ai transmis ça. Et puis il a été invité par la Comédie française grâce à Peter Sellars qui a vu ses spectacles et qui en a parlé à des gens de la Comédie française où il a mis en scène Britannicus. Je l’ai vu dans une salle de banlieue et cette mise en scène m’a fasciné, j’étais avec un ami chinois qui a été aussi captivé. D’autres certainement détesteraient ça, mais il s’appropriait le texte de manière très étrange, pas du tout en déformant, en dénaturant le texte, mais en utilisant les acteurs de façon très singulière. Titus était noir avec un côté potentat noir et Bérénice était joué par un homme, un Iranien.

Catherine Coquio : [À Uri Eisenzweig] Bon, je ne suis pas du tout d’accord, non plus, avec ce que tu dis. Mais, ce qu’il y a de bien, c’est qu’il n’y a qu’un Israélien qui peut dire ces choses-là. Il y a des auteurs de témoignages qui ont une intention littéraire et à partir de là, il n’y a aucune raison de les exclure de la littérarité. Je suis d’accord sur le fait que la mémoire est devenue une religion civile et qu’elle prend une forme d’injonction politique insupportable. Mais l’usage qu’on essaie de faire de ces textes est justement un antidote contre cette ritualisation et on peut prendre appui dessus, justement, comme instrument de critique d’un certain usage de l’Holocauste. On a hérité de ces histoires-là et il s’agit de venir à parler d’autre chose en ayant incorporé, assimilé, ces histoires et ces textes. Or, ça n’a pas lieu, il y a un manque d’imagination effrayant…

Étudiante de Master 1 : Moi, je voulais mettre en garde contre les frontières qui apparaissent de plus en plus nettement entre les matières. Je suis en M1. L’année dernière, je suis arrivée à Paris, je venais de province, de Prépa, où les choses sont encore plus radicales, où les frontières apparaissent vraiment nettement. Mais quand je suis arrivée à Paris, j’ai essayé de faire une double L3, de Philo et de Lettres, ce qui n’a pas été possible parce que c’est trop lourd et j’ai eu cette réflexion-là. On nous demande de choisir et de nous en tenir à une matière. Ce mot « matière », c’est matériel, en fait. On nous demande de ne surtout pas rajouter autre chose dessus. On a parlé de l’esthétique mercredi, qui pourrait devenir un mot voisin du mot « littérature », et pour moi, c’est la même chose. J’ai l’impression qu’on a quand même toujours tendance à confondre « esthétique » et « beau », ce qui n’est pas la même chose à mon avis. Il faudrait une esthétique qui permettrait à la littérature d’être riche parce qu’elle accepterait les autres domaines et les autres arts, par exemple, et plus que ça, parce qu’elle serait capable de rester ouverte et même d’attirer les autres domaines.

François Cornilliat : Avant de nous séparer, je voulais rappeler que Carole et Florence ont conclu dans des termes similaires. Florence conclut en nous invitant à garder en mémoire ce double bind de quelque chose qui est insu et qui doit quand même être transmis ; et, de même, Carole, en concluant sur l’impossibilité d’assigner a priori une fonction à la littérature alors que tu parlais aussi de compétence éthique et de ta propre attention d’un usage éthique et pathétique de la littérature qui donne voix à des créatures que la littérature est en effet seule à voir. Il y a une contradiction vécue et affichée… Vous avez conclu là-dessus et, en quelque sorte, vous n’avez pas développé et, en effet, on n’a pas envie de développer ce double bind, on n’a pas envie de lever cette contradiction bien qu’on soit tenté de le faire. Notre milieu naturel, est-ce que c’est bien ça ?

Carole Allamand : On ne peut pas lever la contradiction sans simplifier à outrance le problème.

Hélène Merlin-Kajman : Eh bien, sur ces mots, il ne me reste plus qu’à lever la séance, et, une dernière fois, de dire merci à tous les participants, non seulement ceux de cette session, mais ceux de l’ensemble du colloque. Et merci aussi, tout particulièrement, à Sarah Nancy, ici présente, pour son organisation.

(Applaudissements)

 

Fin du colloque

 



[1] Environ trois cents articles, ouvrages ou communications sur le sujet dans les quinze dernières  années - voir le site www.épopée.eu (ou www.epopee.eu).

[2] Geras, « part d’honneur » et timè, « honneur », sont les mots qui reviennent constamment pour définir l’enjeu de la colère d’Achille.

[3] Le « travail épique » me semble une potentialité de la littérature (la littérature comme « pensée sans concepts ») que l’on trouve dans bien d’autres genres, même si c’est dans l’épopée, me semble-t-il, qu’il trouve sa forme la plus haute et la plus achevée (pour aller très vite : par rapport à la comédie et au roman, par ses enjeux pour la société tout entière; par rapport à la tragédie : par sa construction d’une nouveauté qui dépasse la crise). Mais le fait d’être appelé « épopée » par la tradition n’est pas la garantie de l’existence de ce travail épique.

[4] Problèmes de la poétique de Dostoïevski, surtout chapitre 5.

[5] C’est le rôle de l’« auralité » : l’épopée est reçue par l’oreille, récitée devant un public physiquement présent dont les réactions façonnent le texte. Sur les deux points, je me permets de renvoyer à mon livre, Penser sans concepts, fonction de l’épopée guerrière, Paris, Champion, 2006.

[6] Voir Judith Schlanger, L’Invention intellectuelle, Paris,Fayard, 1983.

[7] W. Benjamin, Œuvres, II, trad. M. de Gandillac-P. Rusch, Paris, Folio, 2005, p 283. Texte allemand paru dans Die literarische Welt le 17 avril 1931.

[8] Ibid., p. 280.

[9] Ibid., p. 281.

[10] Il cite alors L’Histoire de la littérature de Scherer, « avec son infrastructure de faits exacts et ses grandes périodisations rythmées par tranches de deux à trois siècles », et rappelle les « projets de politique culturelle et d’organisation sociale qui ont inspiré ce livre », reposant sur la « vision à la Makart d’un immense cortège triomphal des figures allemandes idéales » (Ibid., p. 276).

[11] Ibid., p. 282.

[12] Œuvres II, Ibid., p. 282. Suit alors le passage conclusif que j’ai cité au début.

[13] Voir Jean Bollack, « Comment j’ai appris à lire : un itinéraire philologique », premier chapitre de Sens contre sens. Comment lit-on ? Entretiens avec Patrick Llored, Paris, La Passe du vent, 2000.

[14] Stanley Cavell, Les Voix de la raison, cité par Bollack en épigraphe de Sens contre sens, op. cit., p. 9.

[15] J. Bollack, p. 18.

[16] Ibid., p. 19.

[17] Ibid., p. 27.

[18] Marc de Launay l’a récemment reprise comme titre pour une série de proses littéraires de Benjamin rédigées à cette époque : Walter Benjamin, N’oublie pas le meilleur, traduit et annoté et préfacé par Marc de Launay, Paris, L’Herne, 2012. Ce fragment de la « Suite ibizienne », intitulé « N’oublie pas le meilleur », se trouve pp. 46-47. Le conte auquel il est fait allusion est d’après M. de Launay « La fleur merveilleuse » de Johann Gustav Büsching, Volks-Sagen, Märchen und Legenden, Leipzig, 1812.

[19] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, p. 429. Je choisis de dire « délivrée » et non « rédimée » comme le fait P. Rusch.

[20] Ibid., p. 429.

[21] « Fragment théologico-politique », Œuvres, 1, Paris, Folio, pp. 263-265. Benjamin ajoute pour finir que la « méthode » politique de ce bonheur est le « nihilisme ». Il y a pour lui un usage politique du nihilisme qui ne relève pas du fascisme, mais bien de la critique. Il se confirme dans l’existence de « caractères destructeurs » pour lesquels la « transmission » passe par le geste de la « liquidation » (cf. « Le caractère destructeur »), et dans l’efficience de la méthode de « décomposition » qu’est l’apocatastase (cf. Paris capitale du XIXe siècle). J’ai évoqué ce point à la fin de mon livre Baudelaire, le « joujou » moderne et la décadence, Vallongues,Méthode, 2006.

[22] Repris en français dans le recueil de textes Où est la littérature mondiale ? Dirigé par Christophe Pradeau et Tiphaine Samoyault, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2005.

[23] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 2005 (contient la postface de 1994). Cette évolution simplificatrice était très sensible déjà dans Culture et impérialisme, trad. P. Chemla, Paris, Fayard, 2000.

[24] Je renvoie sur ce point à Marc Nichanian, « Retours d’humanisme. Humanisme, orientalisme et philologie chez Edward Said », dans C. Coquio éd., Retours du colonial ?, Paris, L’Atalante, 2008, pp. 259-276.

[25] Préface de 2003 à L’Orientalisme, op. cit.,p. VII.

[26] Ibid., p. IX.

[27] Ibid.

[28] Pour une mise en relation de ces deux œuvres, voir Lucie Campos, Fictions de l’après : J.M. Coetzee, I. Kertész, W.G. Sebald, Paris, Garnier, collection « Littérature, Histoire, Politique », 2011.

[29] J’évoque cette question, ainsi que cette conférence, dans « Comme un chien. Coetzee et Kafka », in Jean-Paul Engélibert (dir.), J.M. Coetzee et la littérature européenne, Rouen, PUR, 2007, pp. 89-106. J.P. Engélibert commente plus longuement ce propos sur les « classiques » dans son introduction.

[30] « What is a classic », Stranger Shores : Essays 1986-1999, London, Secker and Warburg, 2001, p. 9; Doubler le cap. Essais et entretiens, trad. J.L. Cornille, Paris, Seuil, 2007, p. 76.

[31] Ibid., p. 19.

[32] C. Coquio, « La vérité du témoin comme schisme littéraire », in La littérature des camps, une littérature du XXe siècle, Paris,La Licorne, 1999. Numéro repris et complété en 2006 par ses concepteurs, D. Doebbels et D. Moncondhuy.

[33] I. Kertész, L’Holocauste comme culture, trad. N et Ch. Zaremba, Arles, Actes Sud, 2009. J’ai évoqué ce point dans « La catharsis sous condition. De l’interdit de représentation à ‘l’Holocauste comme culture’ », in Jean-Charles Darmon (éd.), Littérature et thérapeutique des passions. La catharsis en question, Paris, Hermann, 2011, pp. 195-237. Un colloque international a été consacré à l’œuvre d’Imre Kertész et à ces questions les 21-22 juin 2013.

[34] Je reprends cette formule dans La littérature en suspens (I et II), L’Arachnéen, 2013.

[35] I. Kertész, Sauvegarde. Journal 2001-2003, trad. N. et Ch Zaremba, 2012, p. 194.

[36] Traduit en français sous le titre De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2004).

[37] Sauvegarde, op. cit., p. 196.

[38] Sauvegarde, op. cit., p. 171. Mais pourquoi pas, demande-t-il ensuite : il n’y a qu’à considérer l’écriture comme un « sport » parmi d’autres, qui mérite elle aussi des « exploits » – mais cette réponse se sait et se dit « triste » et ne sauve pas l’écrivain de son ridicule.

[39] « Erfahrung und Armut », Die Welt im Wort, 7 décembre1933. Œuvres, II, pp. 364-372.

[40] Ibid., p. 372.

[41] Article paru partiellement dans la Jüdische Rundschau les 21 et 28 décembre 1934. Œuvres II, pp. 411-453.

[42] Citation par Benjamin du Château, in « F. Kafka… », art. cit., p 448.

[43] La phrase s’achève par une citation de Kafka tirée du Journal de Kafka, février 1918, Ibid. : « voilà une considération qui nous est familière à cause d’une foule d’anciens récits, bien qu’elle ne se trouve peut-être dans aucun ». Benjamin détourne ici Kafka au profit de la formule des contes allemands évoqués plus haut, qu’il a faite sienne.

[44] « F. Kafka… », Ibid., p. 448.

[45] Ibid..

[46] Ibid., p. 450.

[47] « [C]hacun présentant son point de vue de façon synthétique… »

[48] Examine critically philosophical and other theoretical issues concerning the nature of reality, human experience, knowledge, value, and/or cultural production. [AHo]

Analyze arts and/or literatures in themselves and in relation to specific histories, values, languages, cultures, and technologies. [AHp]

Understand the nature of human languages and their speakers. [AHq]

Engage critically in the process of creative expression. [AHr]

 

 

 

 

 



Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

 Préambule

Après la première, la deuxième et la troisième sessions du colloque « Littérature » : où allons-nous ? organisé par Transitions les 3, 4 et 5 octobre 2012, la quatrième était consacrée à la « dislocation des méthodes ». Cette dislocation n’a pas été déplorée. Au contraire, elle est apparue à tous comme une opportunité, une brèche par laquelle introduire de nouvelles manières de faire.

Avec la rhétorique, percevoir l’importance du facteur temps dans le rapport entretenu par l’orateur ou l’auteur avec son auditeur ou son lecteur ; c’est-à-dire se servir de la rhétorique comme un « outil de plus » qui nous permettra d’entendre ce qui est devenu inaudible (Francis Goyet).

Disloquer la méthode historienne d’enchaînement des causes aux effets en y introduisant un coin, celui du regard proprement littéraire sur l’histoire, un regard qui permet par exemple de repérer comment la crise du récit et de la référentialité littéraire accompagne, dans une même cohérence, l’ère des attentats de la fin du XIXe siècle et l’Affaire Dreyfus (Uri Eisenzweig).

Résister à l’univocité de la prescription herméneutique contenue dans la catégorie du contresens, même quand il s’agit de complexifier la lecture de Descartes, qui s’avère jouer de plusieurs pragmatiques du sens à la fois : ce qui peut faire paradigme pour notre approche des textes (Emma Gilby).

Ou enfin, mesurer qu’aucune méthode ne peut prétendre « marcher » sauf en réduisant abusivement tous les dysfonctionnements heureux du désir et du sujet : la bonne méthode, ce sera alors celle qui remettra un peu de hasard et du risque subjectif dans la théorie critique ; c’est-à-dire de l’engagement « littéraire » dans la théorie, en renonçant à son rêve de scientificité (Pierre Bayard).

Une caractéristique de cette session, c’est qu’elle a, explicitement ou implicitement, croisé plusieurs de nos interrogations : et nous en remercions très vivement les contributeurs. Faire valoir la transitionnalité de la littérature, qu’est-ce, sinon en faire valoir ce que Florence Dumora, reprenant les propositions convergentes d’Emma Gilby et de Pierre Bayard, appelle « l’impropre » de la littérature, sans lequel aucune appropriation ne serait possible ?

Certes, la figure de la transition mise en avant par Francis Goyet, celle qui ménage le passage du singulier au consensus collectif par les prudentes avancées progressives de la conviction, n’est pas exactement la transition impropre qui préserve le hiatus entre l’adhésion aux normes collectives et l’intimité irréductible des différences individuelles (que la rhétorique ne semble connaître que sous la forme de l’objection, de la contradiction, voire de l’hostilité). Mais nous sommes heureux que cette figure de la transition soit déclinée en tout sens !

Et par ailleurs, l’intervention d’Uri Eisenzweig jette une lumière décisive sur les enjeux de notre thème de réflexion « trop vrai » : la vérité crue d’un passage à l’acte sans mots hante une certaine littérature – celle qui, à nos yeux, n’est pas transitionnelle... C’est sans étonnement que nous la découvrons, ici, ultra-réactionnaire et antisémite.

N. B. : un problème survenu à l’enregistrement a rendu les débats intranscriptibles, passées les deux premières interventions.

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Dislocation des méthodes ?

Quatrième session

 

 

 
 

12/04/2014

 

   

Sarah Nancy : ouverture de la session

 

Ce matin, je me suis tout de suite dit en écoutant les quatre intervenants qu’on allait jeter à nouveau les dés, renouveler la perspective. Je reviens sur ce que disait Nathalie Dauvois à propos de la dislocation actuelle du corpus ; elle disait, notamment, que c’était parce qu’aujourd’hui, pratique et théorie étaient disjoints. Florence Dumora, elle, a parlé de la dislocation qui s’impose, de fait, dans la pratique de la littérature, la dislocation qui est un droit quand on la considère comme une pratique. Bill Burgwinkle a parlé de son expérience de médiéviste de fait confronté à un corpus disloqué et il nous faisait réfléchir sur la conduite à tenir face à ce corpus. Et Nicholas White montrait comment le corpus bouge, par exemple lorsqu’on considère que lire, entendre, c’est traduire. Donc j’ai l’impression que des pistes ont déjà été lancées ce matin.

Cet après-midi, parle Pierre Bayard, qui est professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste. Il est l’auteur de très nombreux essais ; le dernier s’appelle Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Il a écrit un ouvrage qui touche directement notre propos, en 2004 : Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Il y a aussi, en 2009, Le plagiat par anticipation Et si les œuvres changeaient d’auteur. Pierre Bayard réfléchit beaucoup sur les méthodes qui ne marchent pas : il va nous apprendre des choses ! Uri Eisenzweig est professeur de littérature française et comparée à Rutgers University. Parmi ses publications les plus récentes, il y a Fictions de l’anarchisme paru aux Éditions Christian Bourgois en 2001, et des articles, parmi lesquels « Fictions et violence entre auteur et Créateur » en 2011 et « Violence Untold : The Birth of a Modern Fascination », en 2006. Il vient de terminer un livre qui porte sur la transformation littéraire du discours politique durant l’Affaire Dreyfus et en finit un autre sur le duel dans la littérature du XIXe siècle. Emma Gilby, quant à elle, est Senior Lecturer à l’Université de Cambridge. Elle a consacré sa thèse au Pseudo-Longin au XVIIe siècle. Et son livre, qui s’intitule Sublime Worlds : Early Modern French Literature, est sorti en 2006 et suivi d’une édition crique de Longin. Actuellement, elle travaille sur un ouvrage qui s’intitule Descartes’s Fictions, qui porte notamment sur la critique cartésienne anglo-saxonne et la tradition rhétorique française. Enfin, Francis Goyet est professeur de littérature française du XVIe siècle à l’Université Stendhal – Grenoble 3 où il a créé en 1998 une équipe qu’il dirige depuis, qui se consacre à la rhétorique de l’Antiquité jusqu’à la Révolution. Ses principales publications : Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, chez Champion, en 1996 ; le commentaire-essai de La Deffence et Illustration de la langue françoyse, de Du Bellay, chez Champion, en 2003, et Montaigne et la poésie, en 2006, ainsi que Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, chez Classiques Garnier, en décembre 2009. On sait tout de suite qu’on va être face à des méthodes différentes. Je vous laisse la parole.

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

 

Les interventions

 

 

Francis Goyet (Université Stendhal – Grenoble 3),
       Rhétorique, littérature et linéarité 

[« De là je viens à l’affirmation très forte entendue vers la fin du colloque, et qui m’a marqué au point de revoir en partie ma propre communication. Ce fut le rejet véhément, par Marc Hersant, de toute idée de “stratégie” » : cette phrase de son texte nous le dit, Francis Goyet a très largement réécrit, transformé et développé la contribution qu’il avait donnée le jour du colloque. Cette transformation aurait pu rendre la discussion qui a suivi un peu obscure : mais comme la panne de la prise de son nous en a privés, cette seconde contribution ne pose en fait aucun problème d’enchaînement, sinon une sorte d’anticipation par rapport à ce qui constituera notre dernière publication, celle de la dernière session du colloque. Et elle synthétise de façon particulièrement claire les positions tout à la fois très déterminées voire assertives et très nuancées défendues par Francis Goyet. (note de la rédaction/ HMK)]

 Le mot de linéarité est peu élégant, mais il permet de souligner, entre rhétorique et littérature, une ressemblance et une différence, avec une question à la clé.

La ressemblance est très simple. L’auditeur entend un discours dans le temps, dans le déroulé, sans possibilité de revenir en arrière, et d’ailleurs il n’y aura pas de seconde audition. De même, comme le dit Claude Simon, « Un livre, c’est de la durée. Cela commence à la première page, va vers et se termine à la dernière page », alors que, précise-t-il en citant Delacroix, « l’œuvre picturale est donnée dans une seule appréhension, d’un seul coup » [1]. Discours ou livre, de ces objets semblablement inscrits dans la durée, nous avons à quelques siècles de distance deux méthodes d’analyse très différentes. Dans la classe de rhétorique des XVIe et XVIIe siècles, les professeurs suivaient pas à pas l’ordre du texte [2]. Dans la classe de littérature française, en France et à partir (je suppose) des années 1960, la méthode fondamentale est celle du « commentaire composé », même lorsque celui-ci se présente sous forme d’« explication linéaire ». Les deux méthodes diffèrent comme le temps et l’espace. Le commentaire composé suppose la relecture et même de très nombreuses relectures, il s’appuie en fait sur l’espace, celui de la page où, d’un seul coup d’œil, on peut appréhender ce que l’esprit a relié, par exemple les divers mots éparpillés d’un « champ lexical ». Nous faisons du texte un tableau, et le mettons d’ailleurs au tableau, ou sur une photocopie distribuée, ne pouvant nous passer d’un support visuel, spatial. Suivant la méthode employée, on aura ainsi deux sortes d’unité du texte, avec, on s’en doute, des objectifs et des résultats eux-mêmes très différents.

On voit la question qui se pose, et qui est une question à la Bergson, dont la durée ou temps vécu est le concept-clé. Dans nos analyses de littéraires, où est passée la durée pure, l’expérience immédiate du déroulé ? Les anciens rhétoriciens, eux, savaient que c’est là, dans le temps vécu, que se joue la conviction, c’est-à-dire l’essentiel pour un discours. La gestion du temps est donc très importante en rhétorique. Il serait bien étonnant qu’il n’en aille pas de même en littérature. Ma question est de savoir ce que nous perdons à minorer voire oublier le temps propre à la lecture. Du reste, lors du colloque, on a bien vu que l’expérience même de la lecture était un point à la fois aveugle et désiré, et qu’il nous en manque un descriptif autre que mythique.

À partir de ce constat d’une perte, mon propos ne sera pas d’opposer la « bonne » durée au « mauvais » espace, ou, pour le dire autrement, je ne cherche en rien à récuser l’intérêt considérable du commentaire composé. Mon propos est plutôt d’articuler temps et espace. Pour cela, je vais d’abord décrire très brièvement la linéarité dans des termes empruntés à Bergson, ce qui me permettra ensuite, plus longuement, de me situer par rapport à une affirmation très forte qui a surgi vers la fin du colloque, et qui touche directement la rhétorique. Ma troisième partie sera une application à un texte de Ronsard qui est à la fois argumentatif et poétique, et relève donc autant de la rhétorique que de la littérature.

1. Bergson

La thèse de Bergson est bien connue, et, du moins dans ses grandes lignes, elle est sans difficulté. Par opposition au temps objectif ou « homogène » de l’horloge (homogène parce que pensé en fait comme de l’espace), la durée est un temps subjectif, hétérogène, c’est-à-dire si l’on veut qualitatif et non quantitatif. Chaque moment y a son importance propre, sa couleur, sa qualité, irréductible à tout autre. Si on regarde le temps vécu en fonction de l’avenir, il est attente : dès que je mets un morceau de sucre à fondre, le temps me dure, car aussi longtemps que le sucre n’a pas fondu, je ne puis boire mon café sucré. Si maintenant on regarde le temps vécu en fonction du passé, il est mémoire : « la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remémore le passé » [3]. Chaque coup qui sonne, à l’horloge ou au clocher, n’a de sens que dans la mesure où, très vite, je compte les coups, et me remémore les deux ou trois premiers. Mémoire et attente sont du reste indissociables, comme le montre bien l’exemple chéri de Bergson, celui de la phrase musicale. Sans mémoire, il ne saurait y avoir de phrase, et par exemple un effet de crescendo suppose qu’on se rappelle l’intensité de la note précédente, et encore de celle qui précédait celle-ci. Sans attente, il ne saurait non plus y avoir de phrase : aussitôt lancé, un mouvement attend sa résolution, tout comme une question, sa réponse, et une protase, son apodose.

Ce descriptif élémentaire s’applique aisément à l’art du discours. Le « spectateur conscient » de Bergson y est l’auditeur. La phrase, musicale ou faite de mots, existe lorsqu’un auditoire la fait sienne, et que, comme on dit très justement, il « suit ». Il en va de même de la suite de phrases. L’auditeur ne s’endort pas au milieu du concert ou du discours. Tel le lecteur diligent que Montaigne appelle de ses vœux, il ne perd pas le fil du propos, le déroulé. Auditeur ou lecteur sont dans la durée quand ils se rappellent ce qui précède et anticipent ou attendent ce qui va suivre. De son côté, l’orateur ou l’auteur tire parti du déroulement linéaire pour créer des attentes ou des surprises, pour susciter du répondant, pour créer en somme une dynamique gagnante. Audition et lecture sont dans leur déroulé une chaîne d’événements, ponctués de oh et de ah. À l’image bergsonienne du morceau de sucre, on peut ainsi ajouter celle très populaire de la mayonnaise qui prend. Là où le morceau de sucre fait de nous des spectateurs purement passifs, devant un résultat couru d’avance, l’image de la mayonnaise est plus interactive, elle parle de l’événement d’une « co-construction », événement qui ne se produit pas toujours et que signent, au concert, les applaudissements. Dans un discours, l’événement est, à partir du désaccord initial, le passage à un accord et idéalement à un nous. Ce n’est mystérieux que si on oublie que le passage est progressif. On va pas à pas d’un événement à un autre, d’une micro-décision à une autre, l’événement et la décision d’approuver, d’accepter. Ou non : à chaque pas une bifurcation est possible, et reste ouverte la possibilité de ratage, de décrochage du public.

Oublier que le passage est progressif est précisément oublier la durée. Pareil oubli transforme la réussite de l’orateur ou de l’auteur en magie, et l’adhésion du public en mystère étonnant voire, dans certains contextes, inquiétant.

2. Marc Hersant

De là je viens à l’affirmation très forte entendue vers la fin du colloque, et qui m’a marqué au point de revoir en partie ma propre communication. Ce fut le rejet véhément, par Marc Hersant, de toute idée de « stratégie ». L’attaque ne visait d’ailleurs pas la rhétorique, où le mot de stratégie est d’emploi très habituel, mais plutôt les méthodes d’analyse des littéraires, ce qui englobait entre autres, m’a-t-il semblé, le commentaire composé.

Hersant récuse les attendus qui sont derrière le mot de stratégie, et qui lui paraissent être les suivants. Le texte serait vu comme « une machine rusée dont le lecteur pourrait déjouer la ruse », et pareille vision s’appuie elle-même sur « le fantasme d’un rééquilibrage de la relation auteur/lecteur sur le mode de la domination ». Voilà qui ressemble aussi à la vision courante que tout un chacun se fait désormais de la rhétorique. Cet art servirait à fabriquer un piège pour nous dominer, et du coup, logiquement, l’écoute du moindre discours est pour le moins suspicieuse, ce serait « piégeux ». Je récuse pareille vision de la rhétorique, avec autant de véhémence que Hersant. Aussi ai-je été très sensible à la suite de ses formules. Avec l’idée de stratégie, on inculquerait « la méfiance face au texte », alors que « apprendre ne saurait être apprendre à se méfier ». Ce dernier énoncé est absolument superbe, et l’une des beautés du colloque fut de faire surgir comme ici de véritables cris du cœur, des professions de foi (et de foi dans la profession, celle de professeur). Lire de la littérature ne saurait non plus être « apprendre à se méfier », mais plutôt se confier, se laisser emporter par le livre et la lecture.

Pour autant, la manière dont sont articulés les deux énoncés me laisse perplexe. L’opposition absolue entre « bonne » confiance et « mauvaise » méfiance ne tient elle-même que dans l’absolu, hors de toute temporalité. Je vais m’étendre sur ce point, puisque c’est mon sujet, la linéarité. Et du coup, j’affirmerai aussi que la relation auteur/lecteur n’a jamais été sur le mode de la domination, pas plus du reste que la relation entre l’enseignant et l’étudiant. On ne peut donc revenir à ce qui n’a pas été. En fait de fantasme, il y a eu un bref moment historique où on a fantasmé que le maître et l’élève étaient comme le maître et l’esclave, et que l’autorité était en général le masque de la domination, du Pouvoir. Tant que l’on n’aura pas soldé ce fantasme, seuls seront possibles des cris du cœur. Là où il n’y a pas de domination, il n’y a pas de ruse, mais un passage progressif de la méfiance à la confiance, sous la direction d’un guide. La confiance passe par une pédagogie.

Or, la confiance ou fides est le but même de la rhétorique, puisque l’orateur doit, aux dires de Cicéron lui-même, fidem facere, construire la confiance, obtenir que l’auditeur « ajoute foi » à son propos. Je reviens ainsi à mon sujet.

Aussitôt que l’on réintroduit la durée, on articule méfiance et confiance. La première est le point de départ, le désaccord initial, et la seconde est le point d’arrivée, du moins quand la mayonnaise prend. La confiance ne se décrète pas, elle se construit, au fil du temps, du discours, ou se déconstruit et se délite, tout aussi progressivement. C’est en tout cas ce qu’enseignait la rhétorique, qui a très fortement thématisé l’idée de l’auditoire hostile. Tout y est fait pour surmonter les réticences ou pis les résistances de l’auditor, ce mot latin désignant, dans la rhétorique du barreau, le juge, celui dont on attend la décision et à qui l’avocat s’adresse (celui-ci ne parle ni au public ni à son adversaire, sauf par intermittences). Le juge, par définition, est critique, méfiant, sur ses gardes. Il n’est pas non plus impossible à persuader, à la différence de l’adversaire. C’est cet entre-deux qui rend possible ce que je viens d’appeler une pédagogie de la confiance, laquelle passe par la linéarité. Je vais en donner deux moments où cela apparaît de façon saillante, l’exorde et la réponse à l’objection.

L’exorde face à un auditeur radicalement hostile se mue en insinuatio, et je reprendrai ici l’analyse fouillée et puissante de Déborah Knop [4]. L’orateur use alors de détours, de circonlocutions. Il ne dévoile pas tout de suite où il veut en venir, car, dit trop tôt, cet énoncé achèverait de braquer l’auditoire. Les détours disent, sous forme spatiale, qu’il faut gérer la durée. Ce n’est que « peu à peu » (Quintilien), donc au fil du discours, que l’auditoire verra où l’orateur veut en venir. Avant d’en avoir une perception claire, on en aura une confuse : on va deviner, mais progressivement, en repérant des contours d’abord vagues, des indices. Peu à peu l’auditoire va commencer à saisir, à comprendre, et dans cette progressivité il commencera aussi à accepter, à moins se méfier, à baisser peu à peu la garde. Quand l’opération réussit, le moment où l’auditoire voit enfin pleinement le but visé est aussi le moment où il est prêt à écouter la suite. D’hostile il est devenu bienveillant. Hostile, il embrassait entièrement le point de vue de l’adversaire. La métamorphose qui dans l’exorde transforme la méfiance en confiance devrait empêcher l’emploi des mots de stratégie et de ruse. Car le stratège ou chef d’armée a en face de lui une autre armée et un autre stratège : avec l’ennemi, il est ou était licite d’user de ruses de guerre, de stratagèmes. Or, ici, l’orateur s’adresse au juge-ennemi comme à un futur allié. On ne piège pas un futur allié, ou alors on se l’aliène au moment précis où celui-ci découvre que c’était un piège.

Par rapport à l’exorde, la réponse à l’objection intervient plus tard dans le discours. Le cas le plus habituel est celui-ci, et il est très familier, comme va le montrer cet exemple, que je reconstitue. Dans le journal municipal, l’élu écologique a droit à sa tribune d’opposition, où il commence par plaider avec flamme pour moins de voitures en ville. Arrive un moment où cet argumentaire suscite de lui-même une objection et cristallise une réaction, même chez le lecteur standard, ni hostile ni acquis. Que veulent les écolos finalement, une ville sans voiture ? C’est peut-être un peu exagéré, non ? L’auteur s’en rend compte lui-même et corrige le tir. Il va alors anticiper l’objection, y répondre par avance, ce que les rhétoriciens nommaient une prolepse (argumentative) : « On me dira que notre idéal est l’utopie infaisable d’une ville sans voiture, mais nous ne sommes pas des utopistes. Au contraire », etc. Suivent quelques propositions plus modérées et réalistes. Dans ce cas de figure, c’est l’orateur lui-même qui a suscité l’objection. L’auditeur ou le lecteur standard est de bonne volonté : au début, il suit volontiers l’orateur ou le lecteur, sans hostilité préalable, et le laisse développer son argument. Mais la bonne volonté a des limites, et à un moment donné l’auditoire se crispe. À l’oral, dans une salle, face à son public, l’orateur le sent aussitôt (l’enseignant, aussi). Même quand c’était bien parti, la confiance générale peut se défaire, capoter.

Exorde-insinuatio et réponse à l’objection, mes deux cas de figure permettent de faire le lien entre linéarité et hostilité. L’auditeur est, comme le juge-auditor, à tout instant critique c’est-à-dire libre. Il est toujours prêt à retirer sa confiance. De même, hors obligation scolaire, le lecteur est toujours libre de laisser tomber le livre, et ne s’en prive pas. La liberté signifie que ne convient pas la description de la relation auteur/lecteur en termes de domination. Je dirais même que le cri du cœur de Hersant montre à quel point ce vocabulaire à la Foucault est daté. Les mots d’aujourd’hui sont interaction ou co-construction. L’auditeur ou le lecteur ne reste pas passif face à ce qu’il entend ou à ce qu’il lit. Il n’est pas un pauvre naïf dont l’orateur ou l’auteur ferait ce qu’il veut, rusé et machiavélique. Même captivé, un auditoire n’est pas captif, ce n’est pas un esclave. Oui, le fantasme de la domination est récurrent dans les anciens traités rhétoriques, parce qu’ils s’adressent à de futurs avocats : là, la tentation est grande de présenter par exemple l’insinuatio comme un piège, qui se refermerait sur le juge au moment précis où celui-ci se rendra compte que c’était un piège. Mais c’est une présentation liée au contexte. D’une part, pour survaloriser le seul orateur, on vante ses capacités de stratège, sa phronèsis ou prudentia. D’autre part et surtout, l’avocat cherche autant à contraindre le juge qu’à le convaincre : dans ce contexte agonistique, il s’agit de le coincer, de l’obliger à accepter une conclusion. Ce n’est pas le contexte habituel de la lecture. Là, l’auteur vise à terme l’amitié avec le lecteur, et non que celui-ci rende les armes.

L’image de la ruse et du piège me paraît donc aussi erronée que datée. Pour l’insinuatio, Knop lui substitue à raison celle du labyrinthe, qu’elle trouve chez Ramus. Le passage d’ennemi à ami est celui de Dédale à Ariane, de l’architecte du Labyrinthe à celle qui en donne le fil conducteur. Le labyrinthe est l’antique image de la durée obscure où, dans les ténèbres et l’urgence vitale, on parie de faire confiance à un guide. Notre vie ne tient qu’à un fil, fil du discours ou fil d’Ariane. Celle-ci ne rééquilibre pas sa relation avec Thésée sur le mode de la domination : elle construit avec lui (elle « co-construit ») une aventure commune, laquelle d’ailleurs ne finira pas trop bien. Avec lui et non contre lui : « Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue / Se serait avec vous retrouvée ou perdue. »

L’image du labyrinthe est particulièrement adaptée à l’insinuatio, mais il nous en faut une autre pour la réponse à l’objection. Je la demanderai à Focillon. Dans le labyrinthe et les détours de l’exorde, d’abord on ne voit pas où on va, « la vue chemine sans se reconnaître », puis progressivement on trouve ses marques et des repères, on devine confusément une direction et on la suit. Si l’image est inadéquate pour la réponse à l’objection, c’est que la place de celle-ci dans le discours est d’une grande régularité, juste après l’argumentation (et pour cause, nous l’avons vu). Focillon : au « système du labyrinthe, qui procède par synthèses mobiles, dans un espace chatoyant », il faut opposer le « système de la série composée d’éléments discontinus, nettement analysés, fortement rythmés » [5], définissant selon lui un espace stable – et, pour notre propos, une durée stable. Focillon décrit évidemment ici toute espèce d’ordre classique, mais il ne la baptise pas d’un mot, encore que sérialité serait une bonne façon de dire ce type de linéarité. Pour ma part, je proposerais volontiers un mot devenu usuel chez les historiens, las eux aussi du vocabulaire de la domination. C’est le rituel. Autant le système du labyrinthe convient face à un auditoire hostile, autant celui de la série nettement rythmée s’adresse à un auditoire standard, ni hostile ni acquis. Et ce rythme est celui du rite, de la cérémonie réglée, de toute espèce de processus qui aura des airs de liturgie, de procession. Un rituel est un process, forcément installé dans la durée. L’image décrit donc l’effet que produit la segmentation d’un discours en parties prévisibles et reconnaissables, qu’elles soient ou non annoncées. Le séquençage de la durée se fait en éléments discontinus et nettement distincts, mais auxquels, conformément à l’analyse bergsonienne, la mémoire et l’attente donnent continuité et rythme. Car sans un spectateur conscient et actif, sans interaction, les éléments retomberaient dans la discontinuité. Pas de rituel sans son public.

En voici un bref exemple moderne. C’est la réponse à une objection qui cette fois a précédé le discours. À la mort de François Mitterrand, le rituel voulait que le président en titre prononce le jour même une allocution télévisée. Comme Jacques Chirac était non seulement le successeur mais l’ancien adversaire politique de Mitterrand, chacun attendait de voir, avant même qu’il ouvre la bouche, comment il allait se tirer de ce mauvais pas – sans même parler des autres (le passé pétainiste, etc.). Voilà l’objection préalable, ou simplement la curiosité, chez un public ni hostile ni acquis : un président de droite faisant l’éloge d’un président de gauche, comment est-ce possible ? Le problème a été résolu grâce aux ressources de ce genre qu’est l’oraison funèbre. L’orateur en a combiné les deux possibilités traditionnelles, éloge des vertus du défunt et récit de sa vie – combinaison elle-même très classique, et qui fait ici les deux grandes parties de l’allocution, I) les vertus, II) la carrière. Comme on sait, la mise en récit suffit à mettre en perspective, à justifier, en donnant la succession des causes, des enchaînements. Ici, l’orateur a d’abord fait une vertu au socialiste d’avoir rendu faisable et crédible l’alternance politique entre droite et gauche : « l’alternance maîtrisée » [6]. Il a ensuite restitué la longue durée de sa vie politique. Ceci explique cela : l’opposant de toujours avait déjà été au pouvoir, il avait pour lui-même pratiqué l’alternance. Cela rend logique et non pas surprenant sa maîtrise de l’alternance politique, et par voie de conséquence que l’orateur fasse son éloge post mortem. Certes, « Ma situation est particulière » [7], puisque je loue qui je blâmais, mais la réponse est dans la durée, celle de la vie, celle de mon discours : vous comme moi devez prendre du champ, de la hauteur, et moi en tout cas j’ai du respect pour mon ancien adversaire, avec qui j’ai alterné. Or, le moment même où cette formule apparaît dans le discours de Chirac (juste après la fin du II) est là où se trouve rituellement la réponse à l’objection.

Le rituel a ainsi été respecté. Il y a attente, et satisfaction de celle-ci, ce qui est l’élémentaire de la durée. Tout est dans le timing. Le public se posait la question, mais savait aussi qu’il aurait à un moment donné la réponse. Il est comblé, puisque celle-ci élève le débat, et par là est convaincante, adaptée à la situation : pas de petitesses politiciennes dans une oraison funèbre. Si, avant le discours, le public avait une vague curiosité, du discours lui-même il n’attendait pas d’émotion particulière, et fut en fait tout surpris de la réussite, de l’effet que cela produisit en lui. C’est ce que l’on dit toujours avec le rituel, qui est à la fois convenu et attendu, sans effet et plein d’effet.

3. Ronsard

Dans l’oraison funèbre de Mitterrand, l’objection préalable à laquelle je me suis tenu n’était pas bien redoutable, ni bien difficile à parer. Il en va tout autrement dans mon dernier exemple, sur lequel je m’étendrai d’autant plus qu’il est à la ligne de crête entre rhétorique et littérature.

Lors de la première guerre de religion, Ronsard prend parti du côté catholique en publiant le Discours sur les misères de ce temps. Les protestants ripostent par diverses attaques auxquelles il réplique dans ce très long poème qu’est la Réponse aux injures publiée en 1563. Comme il se doit, la Réponse ne cherche pas à convaincre l’adversaire protestant, mais une opinion publique que Ronsard prend pour juge et qui a été sensible aux arguments de l’adversaire. Ce juge est dans l’entre-deux standard, ni tout à fait ennemi ni tout à fait ami. Parmi les attaques qui ont porté, il y a celle sur la vie « lascive » du poète, « En délices, en jeux, en vices excessive » (v. 508) [8]. L’attaque est très dangereuse, entre autres parce qu’elle réactive le soupçon récurrent, depuis 1552, d’un Ronsard païen. Sa réponse va être là aussi le recours au récit : « si tu m’avais suivi / Deux mois » (v. 508-509), tu saurais comment je vis vraiment. Il faut « suivre », en effet, sinon on s’interdit de comprendre, d’être compréhensif.

Ronsard se lance alors dans le récit de sa journée-type, qui va en fait remplacer une argumentation en forme. Le récit est censé se suffire à lui-même. Or, l’auto-suffisance du récit est annoncée d’emblée par l’idée de journée-type. Ronsard s’installe et nous installe dans la durée, une durée stable : programmée, prévisible, avec son début et sa fin, du matin au soir. Il lui suffit ensuite de dérouler la journée pour que l’objection, si redoutable au début, tombe d’elle-même, sans autre intervention, sans même y répondre. En termes de linéarité, la question est de savoir à quel moment va être nommée l’objection : à quel moment du discours, c’est-à-dire à quel moment de la journée.

La journée-type est un rituel. Elle est elle-même divisée en parties, en éléments nettement distincts, ce qui n’empêche pas bien au contraire la continuité, laquelle justifie l’enchaînement même des parties, le passage d’une activité à une autre. La réponse à l’objection interviendra ainsi à sa place rituelle, à son moment chronologique (dans la journée) et logique (dans le discours). Pour aller vite, je dirais que le rituel de la journée calque celui du discours.

Exorde : moi, un païen ? Avant même de sortir de mon lit, je fais ma prière matinale (v. 513-520). Ces huit premiers vers sont nettement distingués par l’alinéa, et on a là un premier paragraphe, le récit complet en comportant sept. Je numérote donc les suivants.

2e § (v. 521-530)

Le paragraphe commence par « Après je sors du lit ». Je travaille toute la matinée, « quatre ou cinq heures seul ». « Puis sentant mon esprit de trop lire assommé / J’abandonne le livre, et m’en vais à l’église » (v. 526-527). Enfin « dîner », c’est-à-dire l’actuel déjeuner, lequel est « sobre », et est suivi des grâces. Ce paragraphe est en soi le début de la narration. Mais il est aussi, de façon inextricable, le cœur de l’argumentation : je ne suis pas un fêtard, car je travaille. Ou plus exactement : ma vie n’est pas déréglée, mais réglée, « rangée » (« Je me range à l’étude », v. 522). L’argument sous-jacent est facile à reconstituer de façon syllogistique, chère aux anciens rhétoriciens. Tout travail mérite une récréation ; or je travaille ; donc j’ai droit à une récréation. C’est indiqué, sobrement là aussi, à la fin de ce paragraphe. Après l’église, « Au retour pour plaisir, une heure je devise ». Le « pour plaisir » est orienté vers la conclusion finale, il a une valeur argumentative.

Ronsard a commencé par le plus consensuel. Même l’adversaire le plus puritain admet la majeure, que nous formulerions aujourd’hui par le proverbe « après l’effort, le réconfort ». L’époque citait volontiers l’Ecclésiaste, « il y a un temps pour tout », donc un temps pour travailler et un temps pour se reposer. La difficulté va être évidemment le passage de la récréation légitime à la récréation excessive. Le rituel permet de présenter ce passage argumentatif comme un passage chronologique insensible, avec l’espoir de rendre ainsi insensible la frontière ou ligne rouge entre le permis et l’interdit. Insensible ou plutôt compréhensible, admissible, acceptable, approuvable.

Lors de ce premier paragraphe, il est donc demandé au lecteur une première adhésion : accepter de constituer le travail comme un premier temps, et aussi bien comme une prémisse dans un syllogisme. La prémisse, comme son nom l’indique, est mise avant : elle aura son après (la mineure) et son enfin (la conclusion). Le syllogisme lui aussi est une gestion de la durée, un processus lent d’adhésion, d’acceptation. Une fois l’accord obtenu sur le fait que le travail du matin est un petit a, l’espoir est que tout s’enchaîne ensuite, vers le petit b qui est la conclusion désirée. Si A implique B (majeure), et que a (mineure), alors b. Au travail du matin répondra, c’est prévisible, le repos du soir. Et c’est le soir qu’a lieu la vie festive, « lascive » aux yeux de l’adversaire.

Entre matin et soir, il y a tout un entre-deux, un long détour. C’est à la fois une longue et prudente transition et une insinuatio, qui montre que le lecteur est senti comme hostile – nous aurons retrouvé le sens de la linéarité quand nous serons de nouveau sensibles, comme les anciens rhétoriciens, à l’art des transitions et des préparations. Du point de vue argumentatif, puisque le 2e § pose la majeure, le 3e constitue ce que les rhétoriciens appellent la « preuve de la majeure », sa confirmation.

3e § (v. 531-544)

Après midi et avant le soir, il y a donc l’après-midi, ou exactement « l’après-dînée ». Les deux paragraphes suivants sont une préparation, c’est-à-dire le lointain début, sans en avoir l’air, de la réponse à l’objection – à ce qui se passe le soir, jusqu’à une heure avancée. Puisqu’il est licite de se divertir après le travail, « au reste je m’ébats » (v. 530) : fin du 2e §. La journée de travail de Ronsard est terminée le matin. Ensuite, repos. Suit le 3e §. L’après-midi, s’il fait beau il a va à la campagne avec un ami, dans quelque locus amoenus où se refaire, se re/créer, « revivre » (v. 540). La simple possibilité de résumer aussi vite ce très long et très beau passage souligne sa valeur argumentative. L’adversaire, et en tout cas mon ami lecteur, ne peut pas me refuser la récréation honnête dans un locus amoenus, d’autant plus honnête qu’elle se fait, selon la règle du temps, en compagnie – la solitude absolue serait d’un asocial. Le mot revivre synthétise à lui tout seul l’argument. Il confirme le bien-fondé de la majeure, en est la « preuve ». Il faut se reposer après le travail, car la récréation est, en profondeur, une recréation de soi. À preuve, le locus amoenus : preuve de la majeure, et une preuve difficile à réfuter, tant elle avait elle aussi valeur d’évidence partagée.

4e § (v. 545-550)

Mais la sortie à la campagne dépend du temps qu’il fait. S’il fait mauvais, le poète joue à quelque jeu de société. Le mot de jeu est une première réponse à l’objection, puisque la vie de Ronsard a été décriée comme toute « En délices, en jeux ». Les jeux de société sont aussi honnêtes que la promenade loin de la ville, du moins ceux qui sont nommés là – n’est pas mentionné le « jeu », au sens absolu, à savoir les jeux d’argent. Mais on approche dangereusement de la limite à ne pas franchir.

6e et 7e §§ (v. 555-560 et v. 561-564)

Je passe sur la toute fin, qui commence par « Puis quand la nuit brunette a rangé les étoiles ». La nuit est tombée, de façon tout aussi rangée que la vie rangée du poète. Celui-ci alors se couche et fait dans son lit sa prière du soir, symétrique de celle du matin. Le 6e § décrit la fin de la journée et est aussi, en symétrique de l’exorde, la péroraison, ou du moins son début, le 7e étant l’envolée finale.

5e § (v. 551-554)

C’est le point chaud. Les Athéniens s’atteignent. Juste avant la nuit complètement tombée, la vie festive sinon lascive est isolée dans un paragraphe de quatre vers, le plus court de tous, et le plus lourd. L’orateur n’esquive pas l’objection, mais de façon classique et attendue la reformule, et même crânement, avec force – avec confiance affichée en sa cause (Cicéron, De l’invention, I, 25) :

J’aime à faire l’amour [à courtiser], j’aimer à parler aux femmes,
        À mettre par écrit mes amoureuses flammes,
        J’aime le bal, la danse, et les masques aussi,
        La musique et le luth, ennemis du souci.

Et c’est tout. Seuls les derniers mots, « Ennemis du souci », reprennent de façon synthétique l’argument de la récréation légitime. Pour le reste, l’énoncé de l’objection n’est pas suivi de sa réponse. Cela accroît la force même de l’énoncé, sa valeur d’évidence partagée par Monsieur Tout-le-monde, par l’honnête homme de l’époque qui peut se reconnaître dans la journée-type de Ronsard, dans cette vie réglée, rythmée comme la musique, grande ordonnatrice de la durée (musique boucle avec les Muses, étudiées le matin). J’aime danser : sous-entendu, de façon complice, « et alors ? où est le problème ? » Est complice qui veut. L’orateur fait comme si il n’y avait plus de problème, à ce stade, à ce moment du discours, parce que l’objection a été énoncée le plus tard possible, au soir du récit et de la journée. Tout a été fait précédemment pour préparer et désamorcer. L’absence de réponse correspond de façon symétrique à l’absence d’argumentation. Elle fait comme si l’évidence partagée de la majeure, elle aussi passée sous silence, donnait force et validité à toute la suite, y compris la soirée festive et litigieuse. Il y a un temps pour tout, dont « un temps pour danser » (Ecclésiaste 3, 4). L’adversaire protestant refusera cette prolongation de la validité et dira : non sequitur. Pour lui, de la légitimité du locus amoenus ne se déduit pas celle du bal. Lui, il ne « suit » pas, et chacun peut faire de même, refuser de suivre le poète dans son récit, dans son raisonnement. De fait, il n’a pas été répondu au problème soulevé : le caractère excessif des récréations.

Le déroulement de la journée a ainsi organisé un crescendo, vers des plaisirs de plus en plus grands et potentiellement de plus en plus répréhensibles. Mais l’orateur considère que la conviction de ses lecteurs, ennemis devenus amis, est aussi allée crescendo. La preuve qu’il les pense désormais de son côté est que, à ce point, il retourne sa défense ou apologie en attaque. Une formule comme « et alors, où est le problème » suffit en soi à renvoyer la balle à l’envoyeur. Ronsard ne répond pas à la question posée, il la déplace. L’excès est de votre côté, pas du mien. Le problème, c’est vous et votre puritanisme. Moi, je suis Monsieur Tout-le-monde, et vous, un excité isolé. Les asociaux déréglés, c’est vous, les protestants. En me récréant et recréant, j’accède à une paix et une sagesse qui vous manquent. Mon conseil « amical » : vous feriez bien de vous divertir un peu vous aussi, cela vous rendrait plus humains, moins agressifs, moins fauteurs de guerre civile.

Le programme rituel de réponse à l’objection a ainsi été rempli. La vie festive est dite avoir lieu le soir, et est donc mentionnée au moment classique de réponse à l’objection. De façon non moins classique, ce qui précède a déminé le terrain, a désamorcé la bombe qu’est l’objection – et qu’elle demeure : Ronsard supprimera les quatre vers à partir de 1578, l’air du temps n’autorisant plus ce genre de propos. Je demande : où est le piège ? Confronté à un lecteur et juge méfiant, qui était ébranlé par l’objection de l’adversaire, l’orateur a rétabli le lien temporel et par là le lien causal. Il a ainsi refait le lien avec son auditeur. Comme dans l’oraison funèbre de Mitterrand, il faut reprendre de plus haut le récit de la vie pour « comprendre » au sens d’admettre, d’accepter, d’approuver. Mais il n’y a pas de piège. En fait de fil conducteur, la ficelle est grosse, visible, chacun est libre de ne pas se prêter au jeu, et de voir Ronsard du point de vue critique des protestants. Chacun est libre de faire « comme si » il n’y avait pas de problème, d’entrer ou non dans le jeu, de comprendre à demi-mot, ou pas. Donc, et contrairement au fameux titre de Louis Marin, ici le récit n’est pas un piège.

Il est un mixte de rituel et de labyrinthe. Ronsard fait mine de s’adresser avec confiance à un auditoire peu hostile : c’est le rituel de la journée-type, d’une vie paisiblement réglée, d’une durée collective où chacun se reconnaîtra avec plaisir [9]. Le rituel donne le fil conducteur, la main courante qui dit d’emblée qu’on s’en sortira, que l’objection ou obstacle sera surmonté. Mais le temps qu’il faut pour en arriver à l’énoncé de l’objection est aussi le temps long des détours, et suppose en fait un auditoire d’abord hostile : la lente gradation qui va des menus plaisirs aux grands est un labyrinthe. Dans cet espace chatoyant on prend son temps, et, dans le locus amoenus et le si beau 3e §, on perd de vue même le but, qui était de répondre à une attaque. Le plaisir du narratif fait oublier la visée argumentative, et c’est certainement là le passage le plus « littéraire » du texte. L’oubli lui-même sert la conviction (un oubli volontaire).

Et en même temps, dans ce labyrinthe où nous nous égarons avec délice, nous repérons obscurément des contours, nous devinons la suite, nous nous orientons peu à peu, comme l’a si bien décrit Knop. Ces contours, l’explication en mode « commentaire composé » n’aura pas de mal à les dégager, de façon beaucoup plus nette et explicite : l’opposition entre l’intériorité de la maison et l’extériorité de la vie sociale ; entre l’invisibilité du travail et la visibilité du festif ; entre le sacré et le profane [10]. D’un point de vue argumentatif, tout cela prépare le retournement de la défensive en offensive. L’adversaire qui prétend juger ma vie au nom de la religion me condamne au vu du seul visible, des seules apparences. Il croit comme Dieu sonder les reins et les cœurs, et l’essentiel lui échappe. « Or je veux que ma vie en écrit apparaisse » (v. 511) : l’écrit est le lieu où ce qui apparaîtra ne sera pas les apparences, mais l’essence même. Pour reprendre la fin de l’oraison funèbre de Mitterrand, « seul compte, finalement, ce que l’on est dans sa vérité », une vérité que le récit prétend reconstituer, en faisant comme si les contradictions avaient été par lui résolues [11].

Le récit n’est pas un piège, mais un rituel ou un labyrinthe, ou encore la danse et le bal, ou l’un de ces jeux de société dont parle Ronsard. C’est la proposition d’un jeu interactif, de se prêter au jeu du « comme si », d’entrer dans la danse, librement. Le labyrinthe même est le jeu du labyrinthe. Comme on sait, c’était dans les jardins un de ces jeux que l’on jouait à plusieurs, à être Thésée et Ariane, ou Phèdre. Frissons garantis.

Pour finir, de ce qui précède je tirerai surtout un programme de travail, en ce qui me concerne et pour le seul âge classique.

Avant de l’énoncer, et pour récapituler le parcours, on pourrait dire que mon descriptif a été un hommage continu au mot même de transition, dont le site Transitions a fait son totem. Je n’ai cessé de dissoudre des oppositions tranchées, absolues, parce que la magie de la rhétorique est celle du passage, le plus souvent insensible. La méfiance ne s’y oppose pas à la confiance, on va graduellement de l’une à l’autre, grâce à la linéarité ou pour mieux dire la fluidité. L’auditeur d’abord ennemi est ensuite un allié et idéalement un ami, il était au début « vous » à qui l’orateur s’adresse et pour finir il est inclus dans le « nous » construit par le discours. Dédale est l’architecte du Labyrinthe, bâti pour piéger les ennemis, mais il y entre sous la figure d’Ariane : l’architecte ou stratège se fait guide, non plus contre nous mais avec nous – c’est l’expérience qu’a faite Knop dans sa thèse, en confrontant Ramus plutôt piégeur (mais aussi psychagogue) et Montaigne plutôt guide et pédagogue (mais aussi stratège). L’analyse même du texte de Ronsard n’a pu stabiliser l’opposition absolue dressée entre rituel et labyrinthe, c’est-à-dire entre ordre classique et ordre « baroque » ou « maniériste ». Enfin, ce même texte de Ronsard rend bien difficile de distinguer fermement rhétorique et littérature, peut-être parce que pour une fois le poète descend dans l’arène. En tout état de cause, je ne vois pas l’étude de la rhétorique comme une machine de guerre contre la littérature. C’est un outil de plus. Travailler l’une peut être (devrait être ?) une des manières de mieux comprendre l’autre, si insaisissable.

Même quand j’avais d’abord, pour la clarté conceptuelle, posé des oppositions et des distinguos nets, le fil de mon exposé a mis des bémols. L’autorité, disais-je en commençant, n’a jamais été le pouvoir, et il est ruineux de faire pareille confusion. Mais je n’ignore pas que celle-ci a souvent été faite en pratique, et on comprend bien qu’après des titulatures comme le Duce, le Conducator ou le Führer, nous soyons sur nos gardes, et craignions que le simple fait d’indiquer une direction soit attentatoire à la liberté ; et pourtant, il est temps de rouvrir la question de l’auteur-guide, lequel dans les ténèbres du labyrinthe voit à peine plus clair que ceux qui lui font confiance, tel Virgile conduisant Dante. De même, et pour revenir à ma toute première opposition, le temps n’est pas l’espace. Ce distinguo est aussi le point de départ de la réflexion de Bergson. Mais la transition est constante, et quand on chasse le vocabulaire de l’espace pour parler du temps, il revient par la fenêtre. J’en sais moi-même quelque chose, puisque, au fond, mon propre totem et point de départ fut jadis le mot de locus. Un « lieu » est de l’espace, mais c’est d’abord, dans un texte continu, un… passage. C’est un moment nettement distingué, à son rang, à sa place, si net qu’on peut l’isoler, s’y installer, oublier le mouvement et la dynamique d’ensemble, oublier que ce moment est lui aussi emporté par le grand fleuve de la durée.

J’en viens ainsi au programme de travail. Puisque, dans un labyrinthe, « la vue chemine sans se reconnaître », pour en sortir ou du moins avancer il faut reconnaître des formes, voir ce que nous avons désappris de voir. Sinon, nous risquons de nous imaginer qu’il y a labyrinthe là où il n’y en a pas. Le programme est donc de reconnaître des loci, des contours, par le moyen de la rhétorique. Il n’a rien de neuf, sinon peut-être, et encore, sa dimension quantitative. Il est clairement dans la continuité de l’historicisme, dont j’ai vu à ma surprise, lors du colloque, qu’il suscitait encore réticences et résistances, et le fantasme d’une domination. Je croyais cette querelle dépassée depuis longtemps : l’historicisme n’est qu’une contribution parmi d’autres à la critique d’art, puisque le geste de tout critique est de faire surgir, de nous faire voir ce que nous n’avions pas vu.

Dans mon cas, il s’agit d’histoire non des idées mais des formes. À toute époque, les contemporains n’ont pas de mal à reconnaître les formes de leur propre temps, cela se fait sans réfléchir, participe de leur culture commune. Or, avec l’âge classique, c’est la distance des siècles qui transforme souvent pour nous en labyrinthe ce qui était nettement distingué. Je veux bien que cela ne manque pas de charme. Et puisque, dans le labyrinthe, Phèdre se serait avec Hippolyte « retrouvée ou perdue », je comprends bien aussi que nombre de littéraires aujourd’hui trouvent délicieux de se perdre, et quelconque de se retrouver. Ils voudraient identifier la littérature à cette version radicale du labyrinthe, sans fil conducteur, version dominante aujourd’hui, et peut-être pas demain. Mais là encore, en pratique, le passage d’une version à une autre se fait insensiblement, avec, lors des colloques, le plaisir de quelques polémiques qui dramatisent des oppositions tranchées, des positions sur lesquelles chacun se verrait bien camper. Face à ce vocabulaire spatial et aisément guerrier, face à l’arrêt sur image, la transition préfère, selon la belle formule de Focillon, les « synthèses mobiles ».

 

Emma Gilby (University of Cambridge),
       L'Art du contresens 

Mon intervention s’inspire notamment des textes trouvés sous les rubriques « Le Contresens » et « La Beauté » trouvés sur le site du mouvement Transitions. En feuilletant ces textes, je me suis confrontée à un problème : je n’ai jamais su traduire le terme de « contresens ». Il paraît en effet que l’équivalent en anglais n’existe pas. Si on cherche le terme « contresens » dans un dictionnaire bilingue, on retrouve la définition suivante : misconstruction, misconception, misinterpretation. Dans les trois cas, on retrouve à la base non pas la notion de « sens », de « signification », mais, à la place, un acte herméneutique, qui renvoie surtout à un processus : « construction, conception, interpretation ». Alors que le contresens, pour le Petit Robert, est contraire à la « signification véritable ». Il aboutit à une traduction contraire à ce qui a été énoncé. Dans une hiérarchisation des fautes de français que j’ai faites au cours des années, le contresensme paraît donc plus grave que le faux-sens, qui consisterait simplement à mal interpréter le sens d’un mot, et, par contre, moins grave que le non-sens, ou l’absurdité.

On remarquera que, selon ces définitions, les notions en anglais de « misconstruction, misconception, misinterpretation » correspondent en fait beaucoup mieux à la notion de faux-sens qu’au contresens proprement dit. Ce qui soulève une ironie: on ne peut pas traduire le mot de contresens sans faire une sorte de faux-sens. En même temps, c’est clair que la ligne de démarcation entre le contresens et le faux-sens est difficile à tracer, même en français. Ce fait semble accepté de façon générale dans le contexte de la pédagogie de la traduction. En cherchant un système plus performant de correction des traductions, de ce qu’on écrit en rouge dans la marge, la pédagogie récente nous laisse une abondante bibliographie d’exemples de contre-sens qui se glissent en faux-sens. (Voir par ex. André Dussart, « Faux sens, contresens, non-sens… un faux débat ? » dans Enseignement de la traduction dans le monde / Teaching Translation Throughout the World Volume 50, numéro 1, mars 2005, p. 107-119.)

Mon attention était attirée vers l’exemple suivant : un exemple classique de faux-sens. Texte de départ : John loves Mary. Traduction : John ne déteste pas Mary. Exemple qui rappelle irrésistiblement le « Va, je ne te hais point » de Chimène à Rodrigue. Et chaque dix-septiémiste, ainsi que chaque étudiant de la rhétorique, comprend très bien que « John ne déteste pas Mary » peut signifier avec la plus grande précision qu’il l’aime à la folie. Suivant le schéma des traducteurs, la litote est un faux-sens, un décalage du sens. Pour nous, lecteurs du Cid, ce décalage exprime un sens plus complet, plus parfait, en exprimant à la fois l’amour et la difficulté, le coût subjectif de l’articulation de cet amour (voir par ex. Hélène Merlin-Kajman, « Horace et Chimène, ou le déchirement de l’èthos », dans Ethos et pathos : le statut du sujet rhétorique, éd. Par F. Cornilliat et R. Lockwood [Paris, Champion, 2000), p. 305-19). Pour Myriam Dufour-Maître, citant Alain Michel sur le site Transitions, la litote est une « nouvelle manière de concevoir la raison »: une voie indirecte pour arriver à un partage de sens.

En supposant que c’est ce partage de sens, ces relations épistémologiques, qu’interrogent les chercheurs en « littérature », il convient de nous tarder sur cette « nouvelle manière de concevoir la raison ». Je voulais donc passer à une critique qui a voulu explicitement penser « la rationalité autrement que sur le mode hégémonique. »Dans son livre L’Imaginaire philosophique (Paris, Payot, 1980) Michèle Le Dœuff commence son chapitre sur Descartes, un chapitre qui s’appelle « En rouge dans la marge », en prenant comme sujet un contresens : c’est-à-dire, la tendance dans la critique, et dans le travail de ses étudiants, de transformer la fameuse expression cartésienne de « morale par provision » en « morale provisoire » (« En Rouge dans la marge : L’invention de l’objet “Morale de Descartes” et les métaphores du discours cartésien », dans L’Imaginaire philosophique, p. 85-132). Cette tendance est d’ailleurs d’autant plus frappante dans la critique anglo-saxonne, où l’on parle quasi-universellement de « provisional moral code ». Alors qu’en cherchant dans les dictionnaires du XVIIe siècle, le terme « par provision » ne signifie pas provisoire, temporaire, mais plutôt, je cite, « ce qu’on adjuge par avance à une partie » (p. 91). C’est une sorte de « caution ». Pour Le Dœuff, l’expression « morale provisoire » est dévalorisante : elle désigne quelque chose qui est destiné a être remplacé, quelque chose de probablement inadéquat qui sera frappé d’invalidité quand on aura trouvé mieux (p. 92). Tandis que la provision dit la validité de cette morale. Il y a une idée de consommation positive dans ce terme. Le point clé est le suivant : « Habituellement, quand on a fait le contresens critiqué ici, on va chercher ailleurs une morale “définitive”, ailleurs et plus tard » (p. 94). Si nous nous focalisons, par contre, sur la provision dans la « morale par provision », on prend la morale que se prescrit Descartes dans son Discours de la méthode pour suffisante, parfaite même, comprenant par exemple des résolutions fermes et nobles : l’intention d’être « le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois ».

Mais dans un deuxième temps, et plus fondamentalement, ce chapitre établit que l’imagerie de Descartes trahit en même temps ces conclusions philologiques. Par exemple, le recours cartésien à l’image d’un « logis » – un bâtiment qu’il va habiter pendant un certain temps - réintroduit dans le texte l’idée du provisoire. Autrement dit, Descartes lui-même n’est pas innocent des glissements de sens commis par ses commentateurs. La lecture qui « fait preuve de précision lexicale et qui dénonce l’expression “morale provisoire” comme un contresens » ne prend pas en considération « le fait que Descartes, dans son imagerie, insinue le contraire de ce qu’il opère. (p. 130) » L’imagerie insinue le provisoire. Comme la litote de Chimène, donc, l’imagerie insinue le contraire de ce qu’il opère, et offre au lecteur non pas un sens mais un décalage du sens, un aperçu du processus complexe de signification.

Pour finir, j’aimerais tenter d’ajouter à cette lecture très proche de Descartes l’étude d’autres usages ponctuels du terme « par provision », qui peuvent, je pense, réactiver autrement les tensions du texte (nous suivons l’argument de notre article, « Descartes’s “Morale par provision” : A Reevaluation » dans French Studies LXV, numéro 4, p. 444-58). Prenons par exemple ceci, de Nicolas Peiresc, qui parle en 1627 de la réception en France d’un décret du Concile de Trente :

« Le tout », dit-il, « n’est faict que par provision en attendant la publication requise de l’authorité du Roy » (Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, lettre de 17 mai 1627, in Lettres de Peiresc, éd. par Philippe Tamizey de Larroque, 7 vols [Paris: Imprimerie nationale, 1888–98], vol. 1, p. 239-40).

Ou bien :

« La profession de foy du concile y est aussy formellement receüe et jurée par provision en attendant plus solennelle reception du concile » (vol. 1, p. 242) (c’est nous qui soulignons).

Dans ces exemples, « par provision » ne veut dire ni inadéquat, ni suffisant en soi : le terme est opposé à ce qui est « plus solennelle ». Ce qui est par provision manque de solennité, de rigidité. Considérer Descartes à la lumière de ces exemples, c’est sortir de l’antithèse, à mes yeux moins intéressante, de la perfection et du provisoire, et c’est restaurer le sens d’une distinction entre formalité et absence de formalité. Cette absence de formalité, chez Peiresc, correspond à un argument éthique : une inquiétude gallicane envers les lois rigides imposées du dehors, par le Concile. Chez Descartes, cette absence de formalité correspond également à un argument éthique : à une intention d’être « le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois », où le « que je pourrais » s’avère maintenant tout-à-fait dépendant du contexte. La fermeté de la résolution comprend en soi de la variabilité, des contingences, de l’informel. La morale qu’il se prescrit reconnaît la flexibilité de nos décisions éthiques. Mais, au-delà de ça, Descartes reconnaît la flexibilité de la narration de ce« que je pourrais ». Il parle de l’effort « généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible ». (Discours de la méthode, 3e partie)

Il y a un jeu de perspectives ici qui me paraît extraordinaire. Il faut faire tout ce qu’on peut, parce qu’il faut croire après qu’on a fait tout ce qu’on aurait pu faire. La « morale par provision » se réfère ici à l’ordre phénoménologique de la réponse. Et cet intérêt pour la réponse, pour la réponse de ses lecteurs, est à l’opposé du solennel, du ferme, du rigide, mais n’est pas, pour autant, « provisoire ».

Je suis partie donc du particulier, du singulier même – des usages ponctuels et un peu aléatoires de l’expression « par provision » – afin de faire des juxtapositions à mes yeux révélatrices, et afin de faire de mon mieux pour ne pas combler les blancs – les taches obscures – du texte. En prenant l’idée de « morale provisoire » pour un contresens, j’ai voulu non pas imposer un sens, mais plutôt mettre en valeur toute la plurivocité des traductions de ce terme – « misconstruction, misinterpretation » – pour mobiliser les processus d’interprétation à leur base. C’est une tentative de reconstruction littéraire qui reste partielle, mais qui correspond bien, je l’espère, aux mouvements indiciaires et indirects du projet Transitions.

 

Uri Eisenzweig (Rutgers University)
       Réflexion littéraire et analyse historique 

Mon propos concerne un rôle possible pour une réflexion spécifiquement littéraire dans l’analyse historique. Pour ce faire, plutôt que de développer des généralités théoriques, je propose d’examiner un cas précis : celui du hiatus récurrent, dans l’historiographie française, entre deux moments chronologiquement contigus et dont bien des acteurs sont les mêmes. Je veux parler de ce que l’on appelle souvent l’« ère des attentats » et l’Affaire Dreyfus.

Inutile, j’imagine, de nous attarder sur cette dernière. Je rappellerai plutôt que l’épisode des attentats se termine moins de quatre mois avant la condamnation initiale du capitaine, en décembre 1894. C’est aussi que les livres d’histoire, lorsqu’ils daignent accorder quelques lignes aux attentats, le font tout à fait séparément du chapitre qu’ils consacrent à l’Affaire. Et pourtant.

Bien que peu nombreux, les attentats des années 92-94 traumatisèrent les contemporains parce que perçus comme une série relevant d’une stratégie supposément anarchiste appelée « propagande par le fait », selon laquelle des événements spectaculaires sont nécessaires pour attirer l’attention sur certaines idées. D’où le privilège d’actes violents, mais d’une violence voulue arbitraire, incompréhensible, de manière à surprendre, à frapper l’imagination.

Je laisserai de côté le fait qu’il n’y eut en réalité ni stratégie ni anarchisme derrière les attentats en question, tous commis par des individus marginaux et sans liens entre eux. Ce qui doit nous intéresser, c’est le pessimisme épistémologique qui sous tend l’idée même d’une « propagande par le fait ». Car son corrélat logique, c’est évidemment la vanité supposée d’une propagande par le mot.

Cette conception négative de la fonction référentielle du langage ne pouvait pas être indifférente aux écrivains de l’époque. Et effectivement, les attentats ainsi perçus fascinèrent beaucoup d’entre eux. Ainsi, le 9 décembre 1893, une bombe avait été lancée dans l’enceinte des députés au Palais-Bourbon, blessant une personne. La nouvelle s’étant répandue au cours du dîner annuel de la revue La Plume qui se tenait ce soir-là, des réactions d’écrivains présents furent mentionnées dans la presse du lendemain, à commencer par celle du poète Laurent Tailhade : « Qu’importe la victime si le geste est beau ! ».

La phrase se voulait évidemment provocatrice, mais elle resta parce que révélatrice du déplacement au cœur du phénomène : du sens au bruit, du langage au geste. « Qu’importe la victime... » Beauté d’une violence vide de sens. Cauchemar, aussi, d’une société troublée par la fragilité de plus en plus manifeste de l’idée d’un langage transparent, idée au principe de tant d’aspects de la modernité, à commencer par la possibilité d’un système politique authentiquement représentatif.

Et le cauchemar allait s’accentuer deux mois plus tard. Le 12 février 1894, un jeune homme, Emile Henry, posa une bombe dans le café de l’hôtel Terminus, près de la gare St-Lazare, tuant une personne et faisant plusieurs blessés.

Ce fut là un tournant. Car si la violence spectaculaire, jusque là, avait été marquée par un sentiment d’incompréhension, une opacité emblématisée par un masque au-dessus d’une cape – celle-ci cachant une bombe, celui-là un visage  –, les véritables visages que l’on avait pu voir, une fois le masque enlevé, au tribunal, avaient été ceux de déséquilibrés ou d’individus particulièrement démunis et désespérés. Alors que la personnalité d’Emile Henry frappa au contraire par sa normalité apparente.

Et surtout, les premiers poseurs de bombes avaient visé des magistrats, des policiers, des militaires, des responsables politiques. Henry, lui, ne visa personne, c’est-à-dire tout le monde, n’importe qui, un public anonyme et pour ainsi dire accidentel. D’où l’impression d’un non-sens définitivement absolu, d’une violence délibérément aveugle. Avec Henry, une fois le masque enlevé, n’apparaissait au fond qu’un autre masque.

Or, là, ce n’est plus une phrase mais tout un article qui, à peine quatre jours plus tard, à la une du quotidien Le Journal, allait souligner avec enthousiasme ce qui lui paraissait être la dimension littéraire du geste.

Sous le titre « Enfin, Balzac a vieilli ! », les tout premiers mots de l’article proclamaient que « La bombe du “Terminus” est, en outre, une date littéraire. Elle marque l’avènement d’une façon de sentir que n’avait pas prévue Balzac ». Et suivait un long développement, sur deux colonnes. « Tout ce siècle a vécu de la sensibilité balzacienne », avec « des jeunes gens de la bourgeoisie [...] avides de prendre leur part de pouvoir et de jouissance [...] ». Avec Émile Henry, par contre, « surgit une nouvelle espèce [...] Rastignac ne menaçait guère les nobles maisons du faubourg Saint-Germain, où son rêve était de pénétrer [...] Il n’en sera pas de même avec des bacheliers comme celui du Terminus. La maison [...], il ne rêve point d’y pénétrer, mais de la faire sauter ». Etc., etc.

Dans cet article apparaît le lien, le chaînon manquant des livres d’histoire, entre les attentats et l’Affaire Dreyfus. Car l’auteur était Maurice Barrès, et cette fascination ressentie face à la bombe du café Terminus, pour l’éventualité d’une vérité échappant au récit, surtout sous sa forme balzacienne – cette fascination allait désormais marquer la démarche du futur chantre de la Terre et des Morts, aussi bien dans la littérature que dans ce qui s’en distinguait encore, mais de moins en moins : la politique.

Viendra d’abord son roman le plus important, Les Déracinés, publié en 1897, où une série d’éléments d’apparence balzacienne – ambitions parisiennes d’un groupe de jeunes provinciaux, une pension rappelant la pension Vauquer, et ainsi de suite – ne se voient évoqués que pour être aussitôt détournés, neutralisés. D’ailleurs l’intrigue y est quasi-inexistante et il n’est jusqu’à l’idée même d’un récit qui ne se voie en quelque sorte éliminée à travers le seul véritable événement romanesque du texte : l’assassinat d’une princesse orientale dont l’unique activité est de raconter des histoires.

Enfin, et surtout, face à la vérité immuable, non-narrative représentée par l’enracinement dans la terre lorraine (enracinement à la fois encensé par le roman et menacé par l’évolution qu’il ne peut faire qu’il n’esquisse), l’exclusion de la logique textuelle balzacienne est comme signalée tout au long du texte par les curieuses apparitions, chacune arbitraire et éphémère, de personnages anonymes, étrangers les uns aux autres et, surtout, à l’univers représenté. Des personnages qui, n’y jouant absolument aucun rôle narratif, n’ont rien à faire, au fond, dans Les Déracinés. Sauf à y figurer les deux traits qui les distinguent de tous les autres membres de la société décrite : ils viennent d’Allemagne  – tous – et ils sont – tous – mus par des intérêts exclusivement économiques.

Investis ainsi par cette double extériorité au texte que sont l’univers balzacien et une nation ennemie, ces personnages qui planent si bizarrement à l’horizon des Déracinés sont – on s’en doute – des Juifs. Et s’annonce en quelque sorte ce qui allait suivre.

Car le 15 novembre 1897, deux mois à peine après la publication des Déracinés, est publié le nom du véritable auteur de l’acte d’espionnage pour lequel Dreyfus avait été condamné au bagne à perpétuité.

Et c’est à ce moment précis que Barrès, qui ne s’en était plus soucié depuis la dégradation, décide de s’engager contre la révision du procès.

Il s’engage  – alors même que l’innocence du capitaine juif est devenue évidente. J’y insiste, car ce fait n’a pas été suffisamment remarqué par les historiens. De même que ne l’a pas été la nature proprement littéraire du positionnement qui fera de Barrès le porte-parole principal de l’antidreyfusisme. Ceci expliquant peut-être cela.

Or, à lire attentivement les textes, on constate que face au récit de l’injustice commise, la démarche que Barrès allait affiner au cours des années 1898-99 serait, non pas de prouver – c’est-à-dire de raconter – la culpabilité de l’individu Dreyfus, mais de contester la nature narrative de la Vérité. De toute vérité.

De dissocier, comme dans Les Déracinés, récit factuel et vérité immuable, une vérité intouchable par quelque contingence que ce soit. Une vérité organique.

« Dreyfus n’appartient pas à notre nation et dès lors comment la trahirait-il ? », écrira même Barrès dans un de ses nombreux raisonnements acrobatiques visant à minimiser l’importance du récit Dreyfus, c’est-à-dire de l’univers romanesque, quasi balzacien dans sa dimension mélodramatique, que représente un innocent condamné.

Et cette innocence devenant de plus en plus criante, au fil des preuves et révélations s’accumulant durant ces deux années mouvementées, Barrès finira par recourir à des effets purement rhétoriques, comme lorsqu’il traitera dédaigneusement d’« historiette » le récit de l’injustice subie par le capitaine juif. « Historiette ». On connaît la variante qui surgira cent ans plus tard, sous la forme d’un certain « point de détail ».

Je ne suis certes pas le premier à considérer le Barrès de l’Affaire comme un précurseur du racisme moderne, qui se définit moins à partir du récit de crimes supposés que contre celui de l’innocence révélée.

Ma suggestion, que je ne peux évidemment qu’esquisser ici, c’est que les racines de ce racisme nouveau sont littéraires, peut-être même avant que d’être idéologiques. Et que leur matrice fondatrice, la tentation fin-de-siècle d’une dissociation entre récit et vérité, a besoin d’une réflexion proprement littéraire pour être formulée.

De même que c’est une réflexion littéraire qui, seule, me semble-t-il, est capable  – précisément sur la base de cette matrice – d’articuler un rapport entre ces deux moments de l’histoire de France que sont l’ère des attentats et l’Affaire Dreyfus.

 

Pierre Bayard (Université Paris 8 – Saint-Denis)
       Comment inventer une méthode qui ne fonctionne pas ? 

Aussi étrange cela puisse-t-il sembler, la question de savoir comment inventer une méthode qui ne fonctionne pas est une vraie question qui s’est posée à moi depuis longtemps et j’espère, sans me vanter, être parvenu en ce domaine à des résultats non négligeables.

La question s’est d’abord posée pour moi dans le domaine de la littérature et de la psychanalyse. Comme chacun sait, il a été beaucoup reproché à la psychanalyse, confrontée aux œuvres littéraires ou à d’autres productions cultu­relles, non de ne pas fonctionner – il est vrai aussi que ce reproche lui est parfois fait également –, mais, si je peux dire, de trop bien fonctionner.

Ce que veulent dire ceux qui lui font ce reproche est que non seulement la psychanalyse est assurée, face à un texte, d’y trouver des contenus latents, mais que ceux-ci se ressembleront souvent, au point que le lecteur peut plus ou moins deviner, en commençant un texte critique freudien, comment celui-ci se termi­nera, par la mise à jour de quelques complexes et fantasmes fondamentaux.

Cette même critique sur le caractère prévisible des interprétations psychanalytiques a été formulée dans le cadre de la cure, sous une forme un peu différente. Il a été remarqué depuis longtemps que toute interprétation était une forme de violence, puisqu’elle revenait à couler le discours de l’analysant dans le moule d’une parole extérieure et de catégories qui peuvent certes s’adapter à ce qu’il dit, mais qui, le faisant, le transforment en ce qu’il n’est pas.

Aussi n’est-il pas anodin que, sous l’influence de Lacan, tant d’analystes aujourd’hui interprètent aussi peu – la comparaison est frappante avec les cures freudiennes, qui ressemblent parfois à des conversations à bâtons rompus –, comme s’ils craignaient de parler à la place de l’autre et de superposer à sa parole autonome un discours extérieur.

On voit que l’idéal ici supposé est que l’analysant puisse interpréter lui-même ce qu’il dit sans le support d’une parole étrangère et demeurer aussi près que possible de la spécificité de son histoire et de son discours. Ou si l’on veut, pour reprendre le mot de François Roustang, le but d’une analyse devrait être pour un analysant d’« expérimenter l’incom­préhension foncière de son analyste » [12].

Dans le même ordre d’idées, on raconte que Lacan, un jour qu’un psychanalyste en contrôle lui disait son inquiétude de ne rien comprendre à l’une de ses patientes, lui aurait répliqué par cette phrase encourageante, et, si l’on y réfléchit, pleine de sagesse : « Elle en a, de la chance ! »

Dans les deux cas, celui de la psychanalyse appliquée aux œuvres comme celui de la cure, on voit qu’est à craindre ce qui fonctionne trop bien, dissipant à chaque fois l’originalité d’une écriture ou d’une parole dans des catégories trop générales, et qu’est dès lors à rechercher impérativement ce qui ne fonctionne pas.

C’est dans cet esprit de rénovation que j’ai proposé d’inverser les termes de la formule « psychanalyse appliquée à la littérature » et de créer la « litté­rature appliquée à la psychanalyse ». Alors que la première tend à retrouver dans les textes les éléments partageables de fantasmes collectifs, la seconde, revenant au geste freudien originaire, considère qu’un grand nombre d’œuvres offrent des modèles du psychisme originaux, différents de ceux de la psycha­nalyse, et qu’il est donc important de prêter attention à leur enseigne­ment.

Impeccable sur le papier, la littérature appliquée à la psychanalyse a en réalité autant de chances de produire des résultats positifs que le socialisme réel ou la loi sur l’autonomie des universités. Il n’est pas vrai, tout d’abord, que toutes les œuvres offrent des modèles alternatifs à ceux que propose la psychanalyse, et certaines périodes sont manifestement plus propices que d’autres à la création de textes où des amorces de théorisation donnent le sentiment de pouvoir rivaliser avec les théories de l’inconscient.

Mais, surtout, il est utopique de penser que l’on puisse « écouter » une œuvre sans disposer déjà d’une grille de lecture préalable qui en modèle la réception. Aussi affranchie soit-elle des grandes catégories freudiennes, l’attention de la littérature appliquée aux éventuelles propositions alternatives des textes ne peut prétendre être indemne du système de lecture qui permet de poser ce genre de question, à savoir la psychanalyse. Nous sommes ici en plein cercle herméneutique.

Tentant périlleusement de trouver ce qui échappe à la psychanalyse, la littérature appliquée est donc vouée à l’échec. Mais ce dysfonctionnement même n’est pas sans valeur et j’ai pu me réjouir, dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? [13] – où je réponds négativement à la question posée par le titre – d’avoir enfin inventé une méthode qui ne fonctionne pas.

Dire que cette méthode ne fonctionne pas, ou qu’elle fonctionne mal, en regard des résultats de la psychanalyse appliquée traditionnelle, c’est en fait restaurer la place du sujet en critique, et ce à un double niveau. Il en va d’abord ainsi de l’écrivain, dont l’œuvre est moins soumise à des catégories extérieures, puisque ce qui est recherché, aussi utopique cela puisse-t-il sembler, est préci­sément ce en quoi cette œuvre échappe aux concepts existants.

Mais ce qui se trouve aussi restauré, par cette organisation concertée du ratage, est le sujet de l’inconscient, dont la place était secondaire dans la psychanalyse appliquée classique. Même si sa subjectivité restait déterminante dans l’écoute des significations latentes du texte, le critique demeurait le porte-parole d’un savoir dont il tentait de montrer la validité dans la lecture de l’œuvre.

Autre est le sujet que met en place la littérature appliquée, que l’on pourrait nommer sujet du non-savoir. Faute de disposer d’un système signifiant fermé qui lui permette de produire du sens, le sujet se retrouve dépossédé d’une part de sa maîtrise et en est réduit à exhiber sa fragilité et son ignorance. Le rôle du critique se trouve ainsi mis en valeur, au centre d’un dispositif où il n’est plus appelé à produire du sens, mais à manifester son impuissance face à un sens qui se dérobe.

Si les méthodes qui ne fonctionnent pas ont cet avantage de mettre en évidence cette déstabilisation du discours critique que produit la prise en compte du sujet de l’inconscient, la question se pose alors de savoir comment produire du dysfonctionnement. Or, si je disais ma fierté dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? d’être parvenu à mettre au point une méthode qui ne fonctionne pas, c’est qu’il est de la nature d’une méthode critique, emportée par son propre mouvement, de donner le sentiment qu’elle rend compte du texte avec perti­nence, alors que nous devons précisément nous méfier de celle-ci.

Produire du dysfonctionnement, c’est donc d’abord mettre en valeur dans l’approche critique à quel point les dispositifs de captation des textes auxquels nous recourons laissent subsister du reste dans l’analyse, c’est-à-dire à quel point les textes continuent d’échapper, comme les analysants de Roustang ou de Lacan – et c’est leur chance –, aux lectures et aux interprétations.

C’est donc montrer, pour chaque utilisation d’une méthode, ce qui la contredit et la rend inopérante, ou ce qui reste du texte comme son énigme essentielle et donne à celui-ci une chance d’expérimenter par lui-même, pour reprendre la phrase de Roustang, l’incompréhension foncière du critique.

Cette prise de conscience et son éventuelle mise en écriture ne suffisent cependant pas si l’on ne tient pas compte du fait que le principal dysfonc­tionnement est le sujet lui-même, aussi bien celui de l’écriture que celui de la critique. Faire dysfonctionner les méthodes, c’est montrer quelle part éminente le sujet occupe dans leur construction et leur utilisation, à cent lieues du rêve d’objectivité qui ne cesse de revenir hanter la critique.

Cette part éminente du sujet, sur laquelle j’ai été amené à construire mes essais en inventant des narrateurs fous, va à l’encontre, me semble-t-il, du vœu de scientificité qui a traversé la théorie littéraire dans les années soixante-dix, laquelle visait souvent – pas toujours, loin de là, comme en témoigne le dernier Barthes – à exclure ou à relativiser le sujet dans l’exercice critique.

Elle n’est peut-être pas sans rapport avec le développement parallèle de l’auto-fiction dans la sphère narrative, qui tend à mettre en valeur, en en rendant plus visible la présence, l’influence du sujet dans l’écriture, comme cet élément incontournable qu’aucun projet, qu’il soit littéraire ou scientifique, ne peut prétendre évacuer.

Il me semble pour ma part – et c’est la raison pour laquelle j’ai appelé « fictions théoriques » mes essais – qu’une part de littérature est plus ou moins inévitable aujourd’hui dans le champ critique, si l’on veut rendre manifeste cette place du sujet. Peut-être une réflexion sur les frontières du littéraire, comme celle qui nous occupe ici, devrait-elle prendre en compte cette incursion de la littérature – qui n’est certes pas nouvelle, mais me semble s’accentuer – au sein même de la parole chargée d’en rendre compte.

Les différentes formes de fiction critique que l’on peut imaginer devraient entre autres travailler sur un point nodal, celui de la séparation de l’auteur et du narrateur. Celle-ci, traditionnelle en littérature – où plus personne, ou presque, ne confond le Narrateur et Proust, ou Nabokov et Humbert Humbert –, est quasiment exclue dans les sciences humaines où il est entendu dans le contrat de lecture que celui qui parle est l’auteur, dont on entend la voix unifiée de la première à la dernière page.

Ce dispositif traditionnel, en rendant difficile toute part de fiction, tend à produire une parole monologique, privée de cette pluralité qui fait le prix de la littérature. Celle-ci, en effet, peut faire entendre dans le même temps des voix discordantes, ce qui lui permet de produire une théorisation beaucoup plus mobile que la critique, les théories proustiennes, par exemple, sur le temps, la mémoire ou l’inconscient – diverses parce que portées par plusieurs person­nages –, se révélant parfois plus riches, parce que polyphoniques, qu’une théorie non littéraire, qui peut plus difficilement se nuancer ou se contredire elle-même.

Une forme littéraire de théorie, c’est vers cela, me semble-t-il, que nous pourrions tendre et me paraît aller une partie de la critique contemporaine, en brouillant, plus résolument encore qu’elles ne commencent à l’être, les frontières entre littérature et sciences humaines. Ce brouillage de frontières, qui est un autre nom du dysfonctionnement théorique, implique tout à la fois d’introduire de la littérature dans la théorie et de donner leur juste valeur aux éléments de théorie contenus dans les œuvres littéraires.

Telles sont les raisons pour lesquelles je pense que nous devons, avec l’aide de la littérature et de sa force de disruption, continuer sans relâche à faire dysfonctionner les méthodes constituées, et même à enseigner à l’université les moyens de produire, dans l’intérêt de la littérature et de la critique, cette dislocation salvatrice à laquelle nous appellent François Cornilliat et Hélène Merlin-Kajman.

 

 

 

Discussion

 

  Sarah Nancy : Merci beaucoup. Évidemment, je suis frappée par votre invitation à la dislocation ; ce qu’on a entendu, c’est qu’il y a des manières très différentes de se positionner par rapport à ça. […] J’ai cru comprendre que Pierre Bayard invitait à soupçonner la linéarité, la cohérence, qu’Emma Gilby nous invitait à promouvoir la dislocation, que Francis Goyet nous invitait à restaurer une forme de linéarité dans la méthode et Uri Eisenzweig à soupçonner la dislocation qui conduisait par exemple à dissocier les passages à l’acte extra-littéraires, objets des historiens, et les débats « purement » littéraires. Donc ma première question, c’est comment vous-mêmes, vous vous êtes entendus les uns les autres par rapport à cette question de la dislocation, puisque certains ont réagi en sa faveur et d’autres contre ?

[Question inaudible d’une participante]

Francis Goyet : […] Cela renvoie au problème de la construction et de la déconstruction. Le fameux storytelling des Américains, de la politique américaine, en réalité, c’est raconter un récit à l’usage du peuple et le récit c’est, en réalité, la construction d’une cohérence et ce que vous avez dit de la narration rétrospective qui reconstruit, justement, ça c’est très intéressant. Mais, personnellement, je n’ai pas abordé la linéarité du récit. Je faisais simplement constater la linéarité des discours. La narration, comme vous le savez, a une place restreinte dans les discours au XVIIe siècle [suite du propos inaudible à cause de la résonance dans la salle et des bruits voisins du micro].

Florence Dumora : En fait, j’ai une remarque qui porte à la fois sur l’exposé d’Emma et sur celui de Pierre Bayard. Ce qui m’a vraiment frappée, quand on lit Descartes, c’est cette volonté de favoriser le faux sens possible en mettant des moyens pour le lecteur d’aller contre la doctrine réputée vraie grâce à la morale par provision ; mais, sans arrêt, le philosophe apprenti lecteur des Méditations est censé, pour comprendre, user de raisonnements que la philosophie cartésienne elle-même va montrer comme faux : je veux parler de la connaissance par imagination, et des choses comme ça… C’est sans cesse calculé par Descartes, cette espèce de discordance… Ce qui m’a frappée, c’est, chez le personnage chez qui on s’y attend le moins a priori, compte-tenu des clichés qu’on a sur Descartes, ce fait d’user d’une théorie qu’on sait fausse. Descartes pratique déjà ce que Pierre Bayard voudrait bien être le seul à pratiquer, à savoir créer non pas une méthode qui ne fonctionne pas, mais utiliser, d’une manière qui sert à quelque chose (parce que bien entendu elle sert à quelque chose), une théorie dont on sait qu’elle est fausse. C’est quelque chose qui revient très souvent, par exemple le sophisme de l’homoncule, le fait qu’on a un tout petit homme dans la tête qui nous permet de voir : c’est faux, Descartes le sait, tout le monde le sait ; mais on le réutilise parce que c’est très difficile de l’envisager autrement. Or, ce qui est figuré ici, c’est qu’il s’agit d’une métaphore ; en gros, c’est littéraire et c’est de ce littéraire dont on a besoin pour accéder à quelque chose qui serait de la théorie. Donc j’ai l’impression que vos deux communications allaient finalement dans un même sens, celui de l’usage, pas exclusivement bayardien, de la théorie fausse, qui serait propre à l’impropre de la littérature.

 

 [Le reste de l'enregistrement est inaudible]

 

 


[1] Entretien avec Hubert Juin, Les Lettres françaises, n° 740, 4-10 déc. 1958, p. 5 ; repris dans Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage, M. Calle-Gruber (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 141-142. Pour la différence entre arts du temps et arts de l’espace, voir évidemment le Laocoon de Lessing ; pour Simon et Delacroix (et autres), Brigitte Ferrato-Combe, Écrire en peintre, Claude Simon et la peinture, Grenoble, Ellug, 1998.

[2] Voir les travaux en cours de l’équipe RARE (http://w3.u-grenoble3.fr/rare/) et sa revue en ligne dont vont sortir bientôt les premiers numéros, Exercices de rhétorique (sur revues.org).

[3] Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 81 de l’éd. 1889 ; p. 69 de l’éd. R. Ehrsam, Paris, Garnier-Flammarion, 2013 (édition très annotée du seul chapitre 2, « De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée »).

[4] La cryptique chez Montaigne, doctorat de l’Université de Grenoble, 2012, à paraître. J’appliquerai ensuite au texte de Ronsard sa manière de décrire le mouvement d’insinuatio qui anime tel poème d’Horace ou tel chapitre de Montaigne. Cette thèse que je finissais de lire au moment du colloque est allée me chercher très loin dans mes interrogations sur la rhétorique, et le présent article est une première forme de réaction ou plutôt de digestion.

[5] Henri Focillon, Vie des formes, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 [1943], chap. 2, « Les formes dans l’espace », p. 28. Dont : « À l’intérieur du labyrinthe, où la vue chemine sans se reconnaître, rigoureusement égarée par un caprice linéaire qui se dérobe pour rejoindre un but secret, s’élabore une dimension nouvelle qui n’est ni le mouvement ni la profondeur et qui nous en procure l’illusion. »

[6] Allocution du 8 janvier 1996, sans doute rédigée par ce grand communicant que fut Jacques Pilhan. Visible sur ina.fr ; texte et analyse dans Thierry Herman, « “Le Président est mort. Vive le Président.” Images de soi dans l’éloge funèbre de François Mitterrand par Jacques Chirac », La mise en scène des valeurs, M. Dominicy et M. Frédéric (dir.), Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001, p. 168-202. Herman numérote les phrases : « [9] Mais aussi une façon de vivre notre démocratie. [10] Une démocratie moderne, apaisée, grâce notamment à l’alternance maîtrisée, qui a montré que changement de majorité ne signifiait pas crise politique. [11] Nos institutions en ont été renforcées. »

[7] «  [35] Ma situation est particulière, car j’ai été l’adversaire du président François Mitterrand. [36] Mais j’ai été aussi son Premier ministre [36’] et je suis aujourd’hui son successeur. [37] Tout cela tisse un lien particulier, où il entre du respect pour l’homme d’État et de l’admiration pour l’homme privé qui s’est battu contre la maladie […]. [38] De cette relation avec lui, contrastée mais ancienne, je retiens […]. » Comme l’indique Herman, le « je retiens » introduit la conclusion ou péroraison – dans sa numérotation, il ne reste plus que trois phrases, 39-41.

[8] Réponse aux injures et calomnies, de je ne sais quels Prédicants, et Ministres de Genève ; je cite l’éd. P. Laumonier des Œuvres complètes, Paris, STFM, t. IX, 2009, qui donne le texte de l’originale : v. 513-560, p. 144-146, graphies modernisées.

[9] Bergson, dans son opposition entre temps objectif de l’horloge et temps subjectif, ignore le collectif. Raphaël Ehrsam pose la question suivante (éd. citée, p. xxxvii) : « Ne passe-t-il pas à côté du caractère collectif de certaines expériences temporelles ? » La journée rythmée par le clocher et les passages à l’église scandaient une durée collective. Si, comme le veut la philosophie du noi-centrico, le nous précède la formation des moi individuels (Vittorio Gallese, à partir de la découverte des neurones miroirs), alors la rhétorique est toujours re/construction du nous, réparation, cicatrisation, ce qui ne veut pas dire retour à l’origine.

[10] Le texte-tableau permet des parcours en diagonale, et conformément au vrai sens de l’adage ut pictura poesis, le beau texte résiste aux relectures (qui enrichissent la première). Il n’en est que plus beau. Si peinture ou architecture sont dans l’espace et sa simultanéité, les promenades de l’œil dans un tableau ou l’expérience d’un parcours dans un volume bâti sont, elles, dans le temps. Elles sont linéaires, et en cela proches de l’expérience de la lecture. On voit un tableau d’un seul coup d’œil ; mais on y entre progressivement.

[11] «  [39] Seuls comptent, finalement, ce que l’on est dans sa vérité et ce que l’on peut faire pour la France ». Le moindre récit de vie est, comme la vie même, pétri de contradictions, en dépit des efforts du déroulé pour faire « comme si » elles étaient surmontées. Mitterrand étant le prince des contradictions, son oraison funèbre se débrouille comme elle peut, à demi-mot, de ses amitiés plus que suspectes («  [34] La fidélité qu’on doit à ses amis était pour lui un dogme, qui l’emportait sur tout autre »). Ronsard le pieux se débrouille, lui, pour distendre au maximum le lien entre sa production sérieuse du matin et sa production frivole du soir. Le matin, il nous dit « appren [dre] la vertu, / Composant et lisant » (v. 522-523) et le soir avec les femmes, il « me [t] par écrit ses amoureuses flammes » (v. 552). Il n’écrit donc pas de vers d’amour le matin ? Il suffit de soulever la contradiction pour apercevoir le problème traité par François Cornilliat : la poésie amoureuse est-elle un « noble sujet », apprend-elle la vertu ?

[12] … Elle ne le lâche plus, Paris, Minuit, 1980, p. 213.

[13] Paris, Minuit, 2004.

 

 

 

 



Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

Préambule

La cinquième session du colloque « Littérature » : où allons-nous ? organisé par Transitions les 3, 4 et 5 octobre 2012 était consacrée à la dernière dislocation envisagée, la « dislocation de la discipline ». Deux directions contradictoires se sont fait jour, qui sont peut-être une amplification (fatale ?) de contradictions présentes depuis longtemps au sein de la discipline.

D’abord, chacun des trois intervenants – Ullrich Langer, spécialiste de la littérature française du XVIe siècle, Johannes Türk, spécialiste d’études germaniques et de littérature comparée, et Catherine Croizy-Naquet, spécialiste de littérature médiévale – a fortement circonscrit l’ancrage de la discipline actuelle dans l’histoire de la « littérature » : la question de ces guillemets a donc fait retour (cf. sessions 1 et 2), rappelant l’existence d’une sorte de dislocation désormais consubstantielle à l’exercice de notre profession (dans sa double dimension, maintes fois rappelée : d’enseignants, et de chercheurs), qu'on pourrait résumer ainsi : s'il n'y a pas la littérature, il n'y a pas la discipline. Pour chaque spécialiste, notamment quand il/elle est spécialiste d’une période, c’est en effet d’abord à l’échelle de cette spécialité qu’il se penche sur la question de sa dislocation possible. La discipline serait-elle devenue, comme l’avançait Francis Goyet à la fin de la discussion, une terre où chacun établit ses comptoirs et les fait diligemment fructifier, sans curiosité sinon personnelle à l’égard de ses voisins, sans intention hostile non plus ? Mais une discipline peut-elle être l’addition indifférente de localismes érudits ?

Et pourtant, comme le soulignait au contraire François Cornilliat, chaque contribution a opéré le va-et-vient perplexe entre deux tropismes disciplinaires.

D’un côté, après les années structuralistes, le retour fécond et salutaire à l’histoire a été suivi par une sorte de surenchère ; et nous sommes aujourd’hui gagnés, toutes « spécialités confondues », par le syndrome du « musée d’Orsay » (Cf. l’article, souvent cité pendant le colloque, de François Cornilliat : « La rhétorique revient : où va la littérature ? »), syndrome « d’accumulation du savoir dont il n’est même plus évident qu’elle ait besoin d’un concept de la littérature », « effet de corpus massif » qui en « trouble la définition ».

De l’autre côté, le désir, aujourd’hui, que redeviennent distincts – valorisés ? aimés ? distingués par un sujet qui assume son désir, son plaisir ? – les « grands » textes littéraires, au nom de leur capacité à faire de l’effet hors de leur contexte, donc éventuellement hors de toute connaissance qui s’en empare...

De fait, chacun des trois intervenants a défendu, à côté de l’érudition, les vertus d’une expérience présente des textes.

Nous avons donc un dénominateur commun : nous vivons tous dans la contradiction ! Et ce dénominateur commun se décline en « contresens », « erreur », « singularité », « entretemps », « anachronisme », « transmission », « expérience esthétique », voire « immunisation thérapeutique » : ce sont les termes sur lesquels se sont penchés les trois intervenants. Rigueur épistémologique d’un côté, liens et trébuchements de l’autre, en somme.

La littérature : notre discipline n’aurait-elle pas en charge cette permanente ouverture vers l’avenir – autre façon de nommer son « impropriété » (cf. Session 3 et 4) ?

(Pour les sessions précédentes : première, deuxième , troisième et quatrième, en cliquant sur le lien)

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Dislocation de la discipline ?

Cinquième session

 

 

 
 

19/04/2014

 

 

François Cornilliat : ouverture de la session

Je vais présenter, dans l’ordre, Ullrich Langer, professeur de littérature française de la Renaissance à l’Université du Wisconsin ; Ullrich a énormément travaillé sur les relations entre la littérature et l’éthique au XVIe siècle, et sur l’amitié aux XVIe et XVIIe siècles. Il a publié notamment Divine and Poetic Freedom in the Renaissance, en 1990, ainsi que Perfect Friendship. Studies in Literature and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, en 1994. Il a récemment écrit un livre qui s’intitule Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance.

Johannes Türk, de l’Université d’Indiana, est professeur d’études germaniques et de littérature comparée. Il travaille lui aussi à une intersection, dans son cas à l’intersection de la littérature et des sciences, et de leur histoire. Il est l’auteur d’un livre, en allemand, sur l’immunité de la littérature (Die Immunität der Literatur, 2011), mais dans un sens manifestement équivoque tout à fait intéressant. Il a consacré des articles à Freud, à Proust, à Kafka, à Musil. Il s’intéresse à la question du trauma, et a travaillé sur Carl Schmitt également. Il s’intéresse en général à la théorie de la littérature.

Catherine Croizy-Naquet professeur de littérature médiévale à l’Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, a travaillé aussi à l’intersection du récit romanesque et des récits historiques. Elle a travaillé sur la poétique du récit médiéval du XIIe au XVe siècle et en particulier sur la réception et la re-création de l’Antiquité. Elle a publié deux ouvrages, l’un en 1994, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au XIIe siècle et l’autre en 1999, Écrire l’histoire romaine au XIIIe siècle. Elle s’intéresse à l’invention de l’histoire au Moyen-âge et elle a un livre à paraître sur l’historiographie des croisades.

Voilà nos trois spécialistes. Nous allons donc vous écouter maintenant.

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

Les interventions

Ullrich Langer :

Je commence par un texte que j’ai trouvé dans un recueil d’études publié très récemment sous le titre Fins de la littérature : Esthétiques et discours de la fin (éds. Dominique Viart, Laurent Demanze, chez Armand Colin, 2012). Il s’agit d’une brève apologie de la littérature (et d’une affirmation courageuse de son avenir) par Claude Burgelin, intitulée « “Je” est un écrivain d’avenir ». Il constate que la littérature et une certaine synthèse historique partagent la « même passion de l’extrême singulier », et que c’est là l’avenir du littéraire : cette opposition au général qui, lui, serait l’apanage de la sociologie, de l’histoire, des sciences sociales, et – j’ajouterais – l’opposition au besoin de reproductibilité et de mécanisation qui domine la modernité. L’extrême singulier, Burgelin l’identifie à la première personne du singulier, « Je ». Dire « je » serait en quelque sorte l’ultime défense du fait littéraire contre les discours économiques et scientifiques qui sont en train de rendre totalement désuète l’expression littéraire.

Or, c’est exactement le singulier par rapport au fait littéraire qui m’intéresse, et cela non pas par rapport à l’avenir de l’écriture littéraire d’aujourd’hui, mais par rapport à ma discipline d’historien de la littérature, et par rapport à son objet : la Renaissance française. C’est dire que je voudrais, sans doute pour d’autres raisons, trouver un avenir à cette littérature qui passerait lui aussi par le singulier.

« Je » au sens où l’entend Burgelin me semble, pourtant, un contresens à la Renaissance, pour toutes les raisons que nous connaissons et que je cite en abrégé : le « je » ne véhicule point l’existentiel de la personne ; la première personne du singulier est prise en charge par divers discours, de la rhétorique au langage entériné dans les rites ecclésiastiques de la créature ; la première personne du singulier est absorbée par la pratique de l’imitation et de cette intertextualité sans limites subjectives ; elle est soumise aux attentes génériques qui valident en même temps la poésie au sens large, dans sa finalité universelle, etc.

À la Renaissance, ne faudrait-il pas aller chercher le singulier tout d’abord dans la « chronique » ou dans le « journal » en écartant la nécessité de la première personne du singulier ? Le singulier, ne serait-ce donc pas tout d’abord la trace d’un fait, d’un événement, au détriment de toute écriture qui serait « belle » ou « poétique », comme nous l’enseigne la poétique classique ? D’autre part, le singulier ne serait-il pas à chercher plus pertinemment dans le quasi-empirisme nominaliste ? C’est-à-dire dans la scolastique tardive, lorsqu’elle multiplie les paradoxes de la connaissance et de l’expression linguistique du particulier ? Ou encore, dans les déboires que connaît au moins théoriquement la justice lorsqu’elle affronte les cas perplexes, la diversité, et finit par recourir à des procédés de rescousse souveraine, comme l’équité et la raison d’état ? Et ainsi de suite.

« Je » est un contresens, pour moi, historien de la littérature du XVIe siècle, mais peut-être pas tant que cela, surtout si on comprend la première personne du singulier comme un seul parmi plusieurs procédés de singularisation se manifestant de préférence dans (ce que nous appelons aujourd’hui) la littérature à la Renaissance. La marque du singulier subjectif me conduit naturellement au genre lyrique, là où, nous le savons depuis longtemps déjà, le « je » ne serait qu’un nœud réunissant plusieurs éléments structurants hérités de la poésie érotique latine, de la lyrique médiévale, de la lyrique italienne, voire de la rhétorique. Tout cela est vrai. Le genre lyrique met en avant, pourtant, une panoplie de procédés du « singulier » sans représenter le singulier lui-même. Donc pas de « je » dans mon état irréductible, et pas de bien-aimée dans son individualité irremplaçable, mais toutes sortes de gestes qui visent précisément la singularité du « je » et la singularité du « toi », tout en évitant de les décrire.

Le poète chez qui je trouve un concentré, pour ainsi dire, de ces procédés du singulier est Pétrarque. Non pas le Pétrarque philosophe, moraliste, ou épistolier, ni forcément le Pétrarquisme, mais le Canzoniere lui-même. Je vous en fais une liste non exhaustive qui paraîtra banale à certains, mais sa banalité est preuve, aussi, de ce que Pétrarque a réussi.  Ces procédés ne viennent pas non plus de nulle part ; leurs formes primitives sont dispersées dans la tradition lyrique.

La liste comprend :

Une radicalisation de la distinction entre le passé et le présent, non pas sur le mode de la conversion, du repentir ou d’un quelconque passage progressif, mais sur le mode de la juxtaposition : « che son? Che fui? » (Nel dolce tempo, 23, 30). Être un « autre homme » que ce que j’ai été : non pas, « être meilleur, pire, plus âgé, plus faible » mais simplement « autre », et le dire non pas en puisant dans le trésor des mots mais en insérant ce qui est le plus prosaïque dans un contexte lyrique soutenu. Et s’approcher, par cette dénudation du lexique, à un langage « privé » en tous les sens du terme.

Une expression insistante de l’instant, une visée qui s’intensifie, du moment où tout bascule : « e la stagione e ’l tempo et l’ora e ’l punto » (61, 2). Le punctum, la plaie et l’instant, ce qui ne possède aucune extension mais constitue l’aboutissement du mouvement qui se fonde sur l’extension, d’où peut-être son rapport intime avec la fameuse antithèse pétrarquéenne : « chi ‘n un punto m’agghiaccia et mi riscalda » (105, 90).

L’opposition stratégique de l’indéfini et de l’absolument défini, surtout sous sa forme mille – una : « perch’io miri / mille cose diverse attento et fiso / sol una donna veggio » (127, 12-14). L’important me semble non pas la désignation elle-même de la personne singulière, mais sa désignation sur le fond de l’indéfini dans toutes ses connotations ; ce qui compte, c’est le procédé de définition radicale de l’existence d’autrui à partir d’un infini.

L’usage vraiment omniprésent du déictique, de l’indication ou de la monstration au détriment de la représentation, dans les moments affectifs les plus intenses. Donc « celle-ci » et non pas « la fille ravissante qui s’est assise sur de l’herbe fraîche ». Le déictique se double souvent d’un geste d’exclusion, comme dans la très célèbre chanson Gentil mia donna : « ogni altra cosa, ogni penser va fore, et solo ivi con voi rimanse Amore ». (72, 44-45). L’indication d’un espace intime, non pas sa description mais sa désignation, « ivi », dans le contexte d’une exclusion de toute autre chose : l’intimité est ici le produit d’un refus intense des moyens de la sémantique, la neutralisation du langage représentatif en faveur d’une pure direction existentielle.

Et finalement, sans doute en accord avec cette intentionnalité déictique du langage poétique, un refus implicite des ressources de la copia, de la variété des mots et des choses. Le lexique pétrarquéen, lorsqu’il concerne la louange de Laura, est d’une étonnante pauvreté : nous avons bella et dolce, et de temps à autre suave et mansueta. « Tu sola mi piaci » dit le poète, en se souvenant d’Ovide mais en se distanciant radicalement du poète latin, mais non pas : « ta personne me plaît parce que tu es ceci et cela, tu as fait ceci et cela, tes parents étaient ceci et cela, tout le monde te trouve admirable, etc. ».

Ce qui m’amène à la rhétorique, à la manière dont par exemple les commentateurs du Canzoniere ont compris cette poésie, ou au moins à ce qu’ils nous ont laissé de leur compréhension de Pétrarque. Je pense à Gesualdo, Castelvetro, Bembo, Filelfo, Tassoni et Velutello. Presque tous ces aspects à mon sens fondateurs du langage poétique sont ou bien ignorés, ou bien intégrés dans un cadre rhétorique qui insiste notamment sur la finalité persuasive des poèmes, sur l’argument ou la narration que le poème doit véhiculer, sur le choix de certaines figures, et sur l’ethos et le pathos constituant, et constitués par, les éléments du poème. En d’autres mots, sur ce qui permet à la poésie de servir une cause, et d’accéder à des vérités générales, comme le préconisent Cicéron, Boccace et la tradition poético-rhétorique qui s’ensuit.

Tout cela est bien, et tout cela nous permet de ne pas nous engager naïvement dans la voie du contresens. Notre discipline d’historiens de la littérature, et le « devoir » qui en découle, consisteraient en effet à refuser le geste d’identification, pour éviter la réaction du genre : « voilà, eux, ils sont comme nous, donc on n’a pas trop besoin de regarder de près. Puisque nous faisons tous la même chose, pourquoi ne pas se contenter du plus compréhensible, du plus pertinent, c’est-à-dire du plus récent ? » Nous les historiens de la littérature expliquons voire renforçons, pour des besoins heuristiques et hygiéniques, l’altérité du passé. L’analyse ou plutôt le commentaire rhétorique me paraît un moyen non seulement efficace, mais profondément vrai, et vérifiable. Comme d’ailleurs le très large domaine de l’Ethica, de l’éthique, de « l’économie », de la « politique », de la philosophie morale se diffusant dans toute la culture lettrée de l’époque. Je suis le premier à avouer que sans comprendre la théorie des rapports humains et du bien-vivre que le Moyen Âge et la Renaissance ont héritée de l’Antiquité, on ne peut absolument pas accéder à une connaissance du monde pensé par ces époques. Ni, a fortiori, à une connaissance de la littérature.

Mais – et c’est là où je conclus – je crois que nous avons peut-être un peu trop insisté sur cette altérité, pour deux raisons. Tout d’abord pour une raison de « survie » : je crois notre discipline beaucoup plus fragile aujourd’hui que, disons, dans les années 70, quand nous étions sous la menace constante du fantôme qu’était la « relevance » (la pertinence, l’à-propos). (Je parle du contexte américain : dans les années soixante-dix, dans un cours, disons, sur Ronsard, on entendait régulièrement la question : « et la guerre au Vietnam ? »). Les remèdes doivent être moins âpres, car le patient est plus faible. La deuxième raison concerne moins notre survie matérielle. Il me semble qu’une grande partie de ce que fait le texte poétique et sans doute la « littérature » n’est pas « théorisé » par l’époque dans laquelle il est produit, et nous avons pleinement le droit de relever ce qui n’est pas dit, en l’occurrence des phénomènes qui relient la poésie à son avenir possible.

Johannes Türk :

Je voudrais remercier Hélène Merlin-Kajman et François Cornilliat, ainsi que leurs collaborateurs, surtout Sarah Nancy, pour l’organisation de ce colloque et pour leur invitation généreuse. Il y a longtemps que je n’ai pas parlé en français plus de deux minutes et je n’ai jamais parlé en français dans un colloque. J’ai deux propositions à faire, l’une est une improvisation née des discussions de ces deux derniers jours ; l’autre est le texte conçu pour le colloque. La première partie concerne plus la question de l’enseignement. En repassant le fil de nos discussions des deux derniers jours, je me suis rendu compte que, d’une certaine façon, la question de la littérature ne se pose de cette façon ou ne s’est longtemps ainsi posée qu’en France. Aux États-Unis, l’enseignement secondaire n’a rien à voir avec l’éducation universitaire, donc la plupart des enseignants ne font jamais un vrai programme. Aussi, entre la question de la littérature, de l’enseignement secondaire et le travail académique, il y a des ruptures. […] Si on revient au XVIIIe siècle, on voit ce qui est l’origine de l’invention de la littérature, je crois qu’on a tout à y gagner ; donc je voudrais faire un plaidoyer pour une définition de la littérature qui est près de la définition qu’en ont donnée des penseurs du XVIIIe siècle. La raison est qu’ils définissent la littérature à travers le terme d’imagination ; celui-ci couvre ce que nous entendons par les Belles Lettres. Et l’autre terme est celui de la beauté. Je crois que Kant est celui qui, peut-être, formule la définition la plus intéressante de ce qui constitue la beauté. Elle est caractérisée à travers trois moments : 1) la suspension du concept ; 2) il faut regarder quelque chose comme si une intelligence supérieure avait créé cette forme pour parler à notre entendement ; 3) la beauté est une généralité sans concept : j’invite quelqu’un à regarder quelque chose qui me semble beau et je ne peux pas l’y amener avec un concept qui généralise ce jugement d’une façon logique ou conceptuelle. Il me semble que cette conception ne caractérise pas ce qui est vraiment le moment littéraire dans une interprétation. La raison est la suivante… Normalement, l’interprétation essaie, par exemple, de situer un texte dans son contexte historique et elle engage là une question de savoir ; ça peut être un savoir linguistique, de la langue, ou bien scientifique, ou bien sur l’histoire, sur la politique ou la vie quotidienne d’une certaine époque, sur les humeurs, etc. Mais ça n’a rien à voir, à mon avis, avec l’esthétique et le moment littéraire. C’est un exercice cognitif que les historiens peuvent faire aussi bien que ceux qui s’occupent d’histoire de la littérature. Je vais vous donner un petit exemple : j’enseigne quelquefois les Essais de Montaigne, plus précisément « De l’exercitation ». Bien sûr, on peut regarder l’histoire de la vie religieuse, on peut regarder l’histoire du texte et de la vie politique – et cela permet d’informer le texte de manière souvent intéressante – mais je crois que le moment esthétique est le moment où on observe une forme émergente dans le texte et quelquefois ça peut être le moment où le savoir qu’on a est faux. Moi, par exemple, pendant longtemps j’ai pensé que « exercitation », étymologiquement, ça a à voir avec « citation ». Et toute une lecture s’en est suivie, une lecture qui est la mienne, selon laquelle ce texte de Montaigne porte sur la relation entre le savoir de quelqu’un d’autre, de quelqu’un qui a observé, vu et qui a une expérience de ce qui n’est pas l’expérience du narrateur : parce que lui ne sait pas comment l’accident lui est arrivé, etc. Le narrateur ne peut pas vraiment raconter l’histoire de cet accident, et cela apparaît de manière intéressante à partir des citations latines et italiennes. Et donc, à partir d’une fausse étymologie, j’ai fait des observations sur ce texte, j’ai dégagé une forme naissante et, à la fin de ce processus, je suis arrivé à une lecture bien sûr conceptuelle mais qui l’a dépassée à travers un moment esthétique et à travers une fausse étymologie. Le moment esthétique, qui est sans concept et qui est l’observation d’une forme naissante est un moment qui caractérise l’expérience littéraire et qui me permet d’enseigner la littérature de manière vivante. Ce texte de Montaigne m’intéresse aussi parce que, là, se pose aussi une question qui est très importante pour moi : c’est la question de la relation entre la littérature et l’ontologie, donc la vie, si l’on veut, même si je n’utilise pas ce terme parce qu’il est trop emphatique. J’essaie de trouver une relation que je définis à travers la relation esthétique entre la vie et l’imagination. Je pense qu’elle doit trouver une place qui est plus intéressante que ce que l’on pense habituellement. Cela constitue une transition avec la seconde partie de mon intervention, sur la question de l’immunisation, qui m’intéresse, notamment parce que le terme est situé entre la vie, l’ontologie, et la littérature...

« La littérature comme immunisation »

Pouvons-nous dire que l’immunisation est un concept clé pour penser la littérature aujourd’hui ? Et se pourrait-il que l’immunisation relie la littérature au futur, à son futur dans le double sens du terme : le futur que la littérature produit, et qu’elle ouvre dans le même geste, ainsi que le futur qu’elle a en tant qu’institution ? L’histoire de la littérature, et de sa théorie, est riche de concepts et de métaphores qui n’ont jamais été intégrés au canon terminologique de la théorie littéraire. Le concept d’immunisation occupe une place privilégiée parmi ceux-ci. Depuis le poète historien Thucydide, le premier auteur à parler d’immunisation acquise naturellement, en passant par Rousseau, puis Marcel Proust, l’immunisation n’apparaît pas seulement sous la forme d’une métaphore ou d’un thème dans les textes littéraires. En réalité, comme j’ai essayé de le démontrer dans mon livre[1], elle a tendance à décrire les œuvres dans lesquelles elle apparaît, et elle devient un concept essentiel pour réfléchir à ce que la littérature fait et la façon dont nous la comprenons.

Je commencerai par un exemple du 18ème siècle, lorsque l’inoculation de la variole commence à être pratiquée en Europe de l’Ouest : en dehors de la version de la préface à La Nouvelle Héloïse de Rousseau publiée à titre posthume, l’exemple le plus remarquable pour notre réflexion sur la littérature comme immunisation apparaît dans l’œuvre de Schiller, Du Sublime. En nous exposant à la souffrance et au mal, la tragédie possède, selon Schiller, une fonction thérapeutique. Chaque fois que nous assistons à un mal terrible qui se produit sur la scène, notre résistance à son impact en tant qu’évènement réel s’accroît :

[…] plus l’esprit renouvelle souvent cet exercice de son activité propre, plus il lui devient une facile attitude, et plus il gagne les devants sur l’instinct sensible, si bien qu’enfin, au jour où le malheur artificiel et imaginaire fait place à une sérieuse infortune, il est en état de la traiter comme il eût fait un malheur artificiel et (dernier et suprême ressort de l’humaine nature !) de transformer une souffrance réelle en une émotion sublime. Ainsi le pathétique est, pour ainsi parler, une sorte d’inoculation de l’inévitable sort, laquelle lui ôte sa malignité, et détourne ses coups sur les côtés par où l’âme est le mieux fortifié [2].

Après cette inoculation, le spectateur est prêt à subir les évènements douloureux. A travers la transmission pathétique d’un malheur fictif, le théâtre permet de produire des réactions appropriées. On peut donc le définir comme une institution qui extrait la souffrance de son contexte naturel et la transfère dans la dimension du jeu, afin de nous y préparer : « non pas en ignorant les dangers qui nous entourent – car nous devons mettre fin à l’ignorance – seule notre connaissance des dangers est notre salut » [3].

L’utilisation par Schiller de la métaphore liée à l’immunité n’est pas nouvelle. J’ai montré [4] que sa référence suit le commentaire de Robortello sur la première traduction latine de la Poétique d’Aristote au début du 16ème siècle. Robortello disait que la représentation pouvait préparer le spectateur à des scénarii potentiellement douloureux pour ceux qui y assistent :

Lorsque des hommes assistent à des représentations, ils entendent et voient des acteurs qui disent et jouent ces choses qui se rapprochent de la vérité, et ils ressentent en général la douleur, la peur et la compassion. Il en résulte que lorsqu’ eux-mêmes font l’expérience que tout homme doit faire, ils ressentent moins de douleur et de peur. [2].

Au contraire, une personne « qui n’a jamais fait l’expérience d’un désastre ressentira plus tard une tristesse plus violente, s’il devait lui advenir une épreuve inattendue ». La tragédie comble l’absence de ces évènements dans le cours de l’existence humaine qui ne nous y prépare pas. « De plus, les hommes ne font pas souvent l’expérience de la douleur ou de la peur réelles. Cependant, quand les poètes dans la représentation de leurs tragédies présentent des personnages et des évènements qui méritent une grande sympathie et l’effroi justifiable de tous, […] les hommes apprennent la nature de ces choses qui provoquent la compassion, la douleur et la peur. » Ainsi, « lorsque l’on se souvient que de pareils désastres sont arrivés à d’autres », cela revient à faire face àun monde dans lequel « personne n’est à l’abri ou immune d’un désastre » [5].

A l’époque de Robortello, l’immunité est principalement un terme légal qui signifie une exemption ou une protection légale, et ne fait référence que dans de rares cas à une métaphore de la résistance à une maladie infectieuse. Ce qui est alors en jeu n’est pas le transfert de la connaissance médicale à la théorie littéraire ou le remplacement du littéraire par le médical mais plutôt une expérience qui s’inspire d’équivalents dans d’autres domaines pour trouver sa forme. Comme Rousseau, qui écrit dans La Nouvelle Héloïse : « Dans les temps d’épidémie et de contagion, quand tout est atteint dès l’enfance, faut-il empêcher le débit des drogues bonnes aux malades, sous prétexte qu’elles pourraient nuire aux gens sains ? » [6], Schiller s’inspire des détails de la connaissance médicale pour décrire l’équivalent littéraire de la technique de l’inoculation, la médecine étant devenue le lieu privilégié où apparaît cette pratique depuis le 18ème siècle. La transmission prophylactique de la négativité/du négatif suit ses propres règles, de l’utilisation d’un virus bénin jusqu'au moment où doit avoir lieu l’opération. On trouve bien sûr d’autres genres en dehors de la tragédie qui s’inspirent de la métaphore. Le roman d’apprentissage en particulier l’utilise de façon intéressante.

Qu’est-ce qu’une immunisation littéraire ? Dans le sens le plus large, l’immunisation articule les conflits. Ces conflits ne sont pas nécessairement tragiques, mais ils recouvrent tout évènement qui contredit les attentes et mène à une logique ou situation aporétique. L’immunisation est une irritation préventive initiant une séquence de conflits systémiques qui n’ont pas encore eu lieu. L’évènement négatif est présenté afin de nous apprendre à tolérer les contradictions et repousser le moment d’une réaction potentiellement destructrice. Il est important que ces conflits soient miniaturisés et qu’ils ne causent pas, ou ne soient pas équivalents à, une épidémie réelle ; la logique de l’immunisation offre plutôt des procédés imaginaires qui n’ignorent pas la sphère du « comme si ». Ainsi, on peut comprendre la littérature comme institution non pas comme elle se définit à travers une relation de mimésis à un contexte historique, mais à travers une forme qui anticipe et par là-même ouvre la voie au futur en dépit de sa nature négative. La littérature entretient un lien fort avec l’avènement de l’époque moderne, temps où le risque et la nouveauté sont perçus comme des valeurs essentielles à la vie, bien qu’elles apparaissent aussi à des périodes antérieures. Depuis qu’au courant du XVIIIe siècle, la notion de littérature s’est détachée des « belles lettres » et a été coupée des sciences et des autres arts avec les concepts de « beauté » et d’« imagination », les effets prophylactiques et thérapeutiques de la littérature ont été marginalisés au profit de sa constitution en tant qu’objet esthétique produit par un génie, et l’ont reliée à la culture du goût. N’était-il pas temps d’abandonner la vision rhétorique qui consistait à se concentrer sur les effets ? En introduisant la douleur dans la littérature, ne cherchait-on pas à ce qu’elle soit apaisée et dominée par le plaisir esthétique? La discussion universitaire sur la littérature s’est concentrée sur la littérarité et autres moments d’auto-réflexion, ou d’autre part sur le contexte historique de l’émergence d’un texte en particulier. La critique historique et la critique esthétique représentent les deux faces d’une même pièce. Bien sûr, l’immunisation s’appuie aussi sur le littéraire comme sphère exempte de la pression des décisions pragmatiques de la vie quotidienne, en cela similaire à l’espace de la psychothérapie. Mais cet espace est la forme disloquée dans laquelle le futur peut entamer sa conversation avec le risque. On observe toutefois que l’espace hétérogène qu’est la littérature a beau être un espace de liberté dans lequel s’invite l’esthétique, on y voit se développer des interventions intenses qui peuvent changer une vie, sans pour autant qu’elle devienne normative comme le ferait un manuel pour prendre des décisions. Une telle vision de la littérature exige un concept de réception où l’intensité d’une expérience de lecture conflictuelle devient une mesure de la vérité littéraire. Un point de départ possible pour ce concept de lecture pourrait s’appuyer sur les remarques de Freud dans « L’analyse finie et l’analyse infinie » notamment, à propos de la possibilité de provoquer des conflits latents à travers l’analyse. On peut aussi se référer à ses commentaires sur l’efficacité de la lecture d’écrits psychanalytiques : à moins qu’ils ne touchent un conflit latent ou réel, le fait de lire ces écrits restera sans effet. Bien que Freud émette des réserves en ce qui concerne la provocation de conflits possibles dans l’analyse – se référant en cela au proverbe « Ne réveillez pas le chat qui dort » - le tarissement des conflits possibles est le but explicite de la thérapie des futurs analystes et donc une possibilité analytique. Et bien qu’il ait également des doutes sur l’efficacité de la lecture d’écrits psychanalytiques, il développe une théorie implicite de son impact.

Un des avantages de l’apprentissage que l’on fait à travers les œuvres littéraires est qu’elles nous permettent d’apporter des réponses variées au sein des possibilités qui nous sont ouvertes par un texte spécifique. Cependant, nos habitudes cognitives relèguent souvent la dimension de l’immunisation au second plan, et nous la considérons comme un sujet appartenant à un domaine non intellectuel et indigne du monde universitaire – pourtant, nous avançons dans notre vie enveloppés des mécanismes qui s’en dégagent. Alors que la plupart de la recherche littéraire est de nature épiméthéenne, se focalisant sur un corpus de textes du passé, sur leur production et ce qu’ils ont à nous dire, la littérature semble plutôt suivre une logique prométhéenne, regardant vers le futur qu’elle articule et les conflits qu’il engendre. J’espère avoir pu partager avec vous un aspect crucial mais négligé de la question posée à la littérature dans ce colloque : « Littérature, où allons-nous ? » La réponse que je propose est « vers l’avenir de la littérature ».

Je remercie Morgane Flahault pour son aide à la traduction.

Catherine Croizy-Naquet,
« Dislocation de la discipline “Littérature” » ?

Tout d’abord, je voudrais remercier vivement les organisateurs pour leur invitation. Comme le disait très justement Jacqueline Cerquiglini au tout début du colloque, la littérature médiévale existe, et sans guillemets. Elle existe en effet et elle est, comme telle, partie prenante de la discipline « littérature » qui s’enseigne, tout en étant doublement menacée.

Une menace de dislocation de l’intérieur :

Au sein de la discipline « littérature médiévale », dans la recherche et dans l’enseignement, deux tendances compromettent ce qui fait sa singularité.

La première est l’hyperspécialisation marquée par un retour à la philologie sinon à la codicologie.

– Sous l’impulsion de Gaston Paris, la philologie a joué, on le sait, un rôle éminent dans l’avènement des études médiévales comme une science du langage appartenant à la science de l’histoire (A. Compagnon). Ce basculement a mis en relief l’importance décisive des connaissances philologiques préalables à toute analyse des textes. La littérature médiévale conditionnée par les techniques imparfaites de fixation de l’écrit suppose de résoudre en effet un certain nombre de questions liées à la « manuscriture ». De même, la langue médiévale peu homogène, au moins aux origines, empreinte de variantes régionales, requiert un savoir sur l’ensemble des dialectes rangés sous l’acception « ancien français ».

– Cette situation a conduit un certain nombre de spécialistes, mûs par la crainte de forcer le texte et encouragés par le développement du numérique, à se fixer sur le seul objet manuscrit par la voie des catalogues, des répertoires et des nomenclatures à base essentiellement historique, au point de rompre le rapport dialogique qui se noue entre le manuscrit et le texte originel perdu. Le retrait interprétatif est pourtant contraire à ce que la philologie met en évidence, c’est-à-dire le caractère dynamique du texte qui s’impose comme pratique dans la mesure où nous ignorons si souvent tout de son auteur, de ses intentions, de son milieu de formation relevant d’un monde culturel devenu pour nous étranger. Il contrarie la « conjointure » nécessaire de la littérature et de la philologie, « ce mode d’être moderne du langage », selon Michel Foucault.

Pour la discipline, la seconde menace réside dans la manière de travailler le texte.

– L’application de méthodes critiques et d’un appareil théorique pensés initialement sans prendre en compte le corpus littéraire médiéval (à quelques exceptions près : T. Todorov, J. Kristeva) engendre des anachronismes et/ou des contresens (notion explorée par le groupe Transitions) : contresens philologique et historique et contresens « littéraire » lorsqu’on néglige la tradition d’une littérature pourvue de marques stylistiques constantes. Paul Zumthor la présente du reste comme un vaste « texte » superposé à une histoire dont les mouvements sont connus par d’autres moyens. L’usage de théories critiques sans l’historicisation qui leur confère leur pertinence conduit à ignorer ce qui fait l’altérité de la littérature médiévale : le formalisme des textes, l’aspect symbolique de leurs codes, le caractère rituel de leurs jeux, l’imaginaire qu’ils créent etc.

– Contextualisées, de nombreuses grilles d’analyse, qu’elles soient socio-historiques, anthropologiques, thématiques, structurales ou post-structurales, folkloriques, théologiques ou mythiques, font heureusement progresser la connaissance du corpus. Mais elles reposent trop souvent sur une approche « externe » du texte, celle qu’empruntent les historiens et les historiens de la littérature, s’appuyant sur des présupposés contextuels, religieux, politiques et culturels. Ces méthodes qui font d’une œuvre l’illustration d’un moment, d’un message, d’une idéologie, tendent à marginaliser ce qui fait qu’un texte est un texte littéraire générant son propre univers de référence.

C’est à dessein que j’insiste sur ces dérives qui nuisent à la discipline car elles privent, me semble-t-il, l’étudiant, l’élève et tout lecteur d’un accès au travail poétique des textes sur le langage et sur le monde fictionnel qu’ils mettent en place. Cela ne remet nullement en cause les avancées théoriques ni les progrès considérables en philologie et en linguistique, qui ont bénéficié à la compréhension de la littérature médiévale. L’altérité du Moyen Âge réclame cependant une vigilance de tous les instants et une interrogation constante sur le « fait littéraire » (expression de P. Zumthor) pour mettre au jour la poétique qui l’informe et pour lui donner sa juste place dans la littérature, une place qu’on ne lui concède pas naturellement.

Une menace de dislocation de l’extérieur :

La discipline est en effet fragilisée par la crise identitaire qui frappe la littérature de manière générale mais aussi par la mise à l’écart dont elle est parfois l’objet. Deux aspects peuvent l’expliquer :

En premier lieu, les dimensions philologiques et linguistiques, fondamentales pour l’étude d’une langue et d’une littérature neuves, brouillent souvent l’image du médiéviste perçu comme un technicien de la langue. Dans le pire des cas, elles réduisent la littérature médiévale à l’épreuve d’ancien français des concours de recrutement de l’enseignement secondaire. Cette perception naît peut-être en partie du lourd héritage que nous a légué Gaston Paris. Si l’on ne peut dissocier une littérature qui se développe selon ses modes propres et la langue romane accédant à l’écrit, on peut cependant distinguer la littérature de la philologie, enseignée comme une science à part entière.

Le second aspect réside dans l’idée commune selon laquelle la littérature médiévale relève du temps des origines. Sans doute peut-on y voir les traces indélébiles d’une conception romantique. Le Moyen Âge est sans conteste le moment où naissent de concert la langue et la littérature vernaculaires. Et c’est si vrai que dans la plupart des colloques transéculaires, les médiévistes interviennent toujours en premier lieu.

– Mais l’envers de cette reconnaissance est présent dans le choix du terme « origine » qui ramène cette littérature à quelque chose de primaire, d’inabouti, de balbutiant. C’est oublier pourtant qu’une extraordinaire effervescence créative a caractérisé la période – les médiévaux emploient le terme « enfances » (au pluriel) pour désigner justement le temps où, dans une sorte de prolepse, tout est conçu, expérimenté, annoncé et projeté. C’est oublier aussi que la littérature médiévale est dès l’origine consciente d’elle-même et de ses moyens.

Sa méconnaissance est accusée par les effets persistants d’une histoire littéraire, toujours plus ou moins prisonnière de la perspective lansonienne, décidant arbitrairement des corpus et dressant un catalogue immuable de « classiques ». De la littérature médiévale, on connaît les « grands » textes et les « grands » auteurs qui, tout géniaux qu’ils sont, ne reflètent qu’un pan de la production médiévale.

– Dans l’enseignement supérieur, la diversification des corpus s’est heureusement répandue. En revanche, dans le programme des concours de recrutement, les mêmes textes sont toujours sollicités : cette année, pour la énième fois le Roman de la rose de Guillaume de Lorris. Il en va sans doute ainsi pour les siècles « classiques », même s’ils sont un peu moins antédiluviens que les XIIe-XVe siècles. Le tropisme « monumental » caractérise aussi bien l’enseignement secondaire : des générations de collégiens et de lycéens lisent le Roman de Renart soigneusement censuré bien sûr, l’un des romans de Chrétien de Troyes, les textes du Graal et les poèmes de François Villon, l’éternel mauvais garçon et poète maudit.

– Plus que tout autre, la littérature médiévale comme discipline est donc victime de clichés et de préjugés, de méfiance et de condescendance. Ce rapide état des lieux demande là encore à être nuancé. Il ne doit pas masquer la vitalité de la recherche, ni l’engouement que le Moyen Âge suscite parmi les étudiants et les élèves. Pour l’avenir de la discipline, il importe néanmoins de montrer que la littérature médiévale existe autrement que par ses monuments « littéraires », et que la langue qui la porte et qu’elle porte n’est pas morte. C’est sur le rôle qu’elle joue ou peut jouer dans (et pour) la littérature française que je souhaiterais conclure, à partir du constat suivant.

La littérature médiévale, entre héritages et résurgences :

En littérature comme en histoire médiévale, la recherche s’effectue dans un « entretemps » suivant le titre que Patrick Boucheron a donné à son ouvrage paru en 2011. Cet entretemps est constitué d’interférences idéologiques, historiques, culturelles, critiques et affectives. Pour le médiéviste, se confronter à l’altérité médiévale revient à découvrir et identifier les rapports d’étrangeté ou de dissonance, de ressemblance ou de résonance qui s’instaurent avec le présent de la lecture.

C’est donc dans un mouvement d’articulation entre le Moyen Âge et aujourd’hui que doit se penser ensemble la spécificité du « fait littéraire » médiéval et les théories contemporaines. Comme l’a indiqué, il y a longtemps déjà, Paul Zumthor, il s’agit pour cela de « rehistoriciser un ensemble conceptuel élaboré en théorie, c’est-à-dire par une déshistoricisation des faits, en introduisant et en valorisant fortement un certain nombre de facteurs tenant aux conditions réelles de production du texte à analyser ».

Cette démarche herméneutique, tout en révélant la permanence des questionnements sur la littérature, contribue à mettre en évidence à la fois la singularité du processus créatif médiéval et son caractère archétypal. Sous le signe de la translatio, la création au Moyen Âge est d’entrée intertextuelle et se veut comme telle : elle affiche ses modèles soit pour les conforter dans leur statut d’autorité soit pour s’en affranchir et, ce faisant, elle exige un engagement actif de la part du lecteur sollicité pour les décrypter et en jauger les réécritures fidèles ou les recréations critiques.

– De ce point de vue, la littérature médiévale est intimement concernée par les travaux actuels sur la production et la réception des textes, sur les scénographies de la lecture et sur les mondes virtuels que bâtit la fiction ou que le lecteur imagine à partir d’eux. Les formules les plus diverses y sont en effet mises à l’épreuve dans les contours d’une tradition forgée sur des modèles poétiques. L’anonymat, la manifestation simultanée de l’oral et de l’écrit, et la mouvance du texte qui lui sont propres, contribuent à bousculer et à repenser les notions d’auteur/acteur, les concepts de transmission et de mémoire, les frontières de l’histoire et de la fiction, et à ouvrir de nouveaux chantiers d’investigation. L’un des plus productifs concerne très certainement les liens unissant le vers et la prose : on ne les envisage jamais dans leur globalité ni dans la longue durée, alors qu’ils semblent essentiels à la formation de la « littérature » médiévale.

– Le retour des formes et des images médiévales dans la création littéraire et artistique exprime la richesse d’une littérature qui, dans un mouvement incessant et sous le signe de l’échange et du mélange, se révèle pérenne, à la fois lointaine et contemporaine. Songeons simplement à Yves Bonnefoy, Jacques Roubaud ou Florence Delay, dont les expériences poétiques sont plus ou moins pétries par l’écriture et l’imaginaire que transmet, entre autres, la littérature du Graal.

La littérature médiévale, dans sa dynamique même, n’est donc pas un îlot dans la littérature, voire une sous-discipline rendue difficile par ses exigences linguistiques ou par son statut de langue morte (autrefois on parlait de vieux français). Saisie dans une perspective transhistorique et non plus dans le seul cours d’une histoire littéraire clivante, elle participe activement au questionnement sur ce qu’est la littérature et sur ses apories. Elle oblige en effet à repenser les critères de littérarité (autour des notions de rhétorique et de poétique), les catégories ou les classifications, la répartition par genres dont elle récuse le bien-fondé. Il n’est qu’à penser aux œuvres se partageant le champ de la fiction et de l’histoire dans les prologues desquelles les auteurs s’interrogent sans relâche sur le rapport qu’entretient le récit avec la vérité et/ou avec le réel.

Déroutante par le mélange des genres, des registres et des tons, la littérature médiévale est donc un lieu de réflexion fécond sur ce qui nous réunit aujourd’hui par son altérité et sa proximité simultanée, par sa fausse familiarité. La reconnaître comme une réalité vivante et complexe, comme une Babel « littéraire », selon les mots de Daniel Poirion, inscrite entre un passé modélisant et un avenir qu’elle prépare consciemment (elle est peut-être, à suivre Pierre Bayard, du plagiat par anticipation ou plutôt du plagiat réciproque), la reconnaître comme telle donc est une façon de redonner du sens à la discipline « Littérature » en construisant, par-delà les déterminismes socio-historiques et les diktats de l’histoire littéraire, une mémoire collective et « ouverte » du texte « littéraire ».

Discussion

François Cornilliat [aux conférenciers] : Merci beaucoup à tous les trois de ce nouveau va-et-vient entre différentes notions de ce que peut être la littérature [inaudible]. Avez-vous des questions ou des réactions, des commentaires, à ce que vous venez de dire ?

Ullrich Langer : J’ai simplement été frappé par la coïncidence des métaphores [inaudible].

Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais simplement, d’abord, poser une question à Johannes Türk. Est-ce que vous pourriez préciser le rapport entre votre travail sur l’immunologie et ce que vous avez dit au début sur l’esthétique ? Est-ce qu’il y a un rapport ? [inaudible] Est-ce que l’esthétique et l’immunologie seraient l’une et l’autre des modes de partage du sensible ?

Johannes Türk : Je trouve difficile d’établir un lien entre les deux. C’est pour ça que ma première partie a consisté dans des réflexions que j’ai sur ma propre pratique à partir des discussions de ces deux derniers jours. Mais on pourrait essayer d’établir un lien, il me semble que ce que Freud décrit, ça s’approche d’une intention esthétique, en fait, parce que c’est une intention qui est continue, qui est en attente ; il y a une tension, quelque chose qui engage les différentes dimensions de l’être humain et on pourrait essayer de dire que l’enjeu esthétique, c’est de pouvoir conduire à la résurgence, l’apparition des conflits psychiques. Ça serait une possibilité de trouver un lien entre les deux. Et, en général, je trouve qu’en fait les écrits de Freud sur l’analyse sont les plus intéressants écrits qui pourraient mener à une théorie du littéraire, plutôt que les écrits sur le plaisir. Parce que là, il pose des questions comme par exemple : qu’est-ce que font les facultés humaines dans la situation analytique ; comment je peux les mener, comment quelque chose peut apparaître dans une trame artificielle ? Il ne s’agit pas d’une analyse psychanalytique de la littérature, mais plutôt : est-ce qu’il y a quelque chose, au sens technique, dans ces écrits qui pourraient aider à trouver des modes de lecture ? Il y a un lien, dans la situation analytique, entre le récit et l’interprétation qui mène à la notion d’autorité, à ce qu’est un auteur… Et la question du transfert est très présente. À partir des années vingt, la répétition est une répétition existentielle dans une situation qui, de manière intéressante, est entre réalité et imagination, et projection. Mais est-ce que ça mène quelque part ? [rires]

Jacqueline Cerquiglini : Moi, je voudrais revenir sur le premier point développé par Catherine et adresser une question à tous. Cette menace de dislocation de l’intérieur, est-elle partagée par tous les siècles ? On a beaucoup réfléchi jusqu’à présent sur les différents types de lecture et j’aimerais bien, peut-être, qu’on s’interroge sur les différentes manières de donner à lire. Est-ce qu’il y a des pratiques d’édition de textes différentes ou comment on entre dans la lecture, comment on oriente la lecture à partir d’éditions de textes ? Est-ce qu’on peut avoir une vue commune sur ce point, quels que soient nos siècles ?

Hélène Merlin-Kajman : J’ai une autre question qui s’adresse également à tout le monde. Ce qui me frappe, c’est qu’en pensant « dislocation de la discipline », au singulier de « la », nous pensions que la question s’adressait à tous les siècles confondus. Mais chacun l’a prise à partir d’un point de vue séculaire. Comment se situe ce que vous avez formulé comme une menace par rapport à vos siècles, intérieure à vos siècles, par rapport à l’ensemble de la discipline ? Autrement dit, est-ce qu’on n’est pas déjà dans une dislocation très ancienne de la discipline quand on voit que, spontanément, c’est à partir de vos siècles propres que vous avez pensé la question ?

Catherine Croizy-Naquet : En fait ce terme de « discipline » ne fonctionne absolument pas pour ce qui serait de la littérature au Moyen-âge. Pour le Moyen-âge, on parle de théologie et de différentes choses mais quelque chose comme la littérature médiévale ne peut exister à partir de notre pratique des textes. […] C’est plutôt un matériau dont on dispose, plutôt qu’un ensemble de disciplines qui peuvent être formalisées comme telles. C’est très net, par exemple, dans toutes les œuvres qui travaillent sur la fiction et sur l’histoire, où l’on voit très bien que le terme même évoque des frontières qui n’existent pas. On a l’impression que dans les siècles postérieurs, les frontières ont été davantage définies que dans notre pratique.

Ullrich Langer : [inaudible] tout dépend du niveau auquel on pose la question. Il ne me semble pas, surtout maintenant, qu’on soit dans la situation extrêmement conflictuelle qu’on a vécue pendant le structuralisme, quand toutes les disciplines historiques étaient mises en question. À travers notre discipline, on a retrouvé une certaine cohérence mais, de l’extérieur, on ressent des attaques constantes, – de l’administration, de la société de manière générale –, donc je ne crois pas que ce soit une question d’unité de la discipline.

François Cornilliat : Si je puis me permettre, j’ai quand même l’impression qu’il y aurait des choses analogues, spécifiques [inaudible]. Il se trouve que je travaille actuellement – c’est la faute de Nathalie Dauvois, ici présente ! - à l’édition d’un texte de Jean Bouchet, le Panegyric du Chevallier sans reproche, à certains égards illisible. Donc donner à lire à qui – on voit bien trois quatre collègues que cela intéressera. Et, en même temps, ce texte, évidemment, je l’ai trouvé intéressant, à bien des égards. Jean Bouchet n’est pas un écrivain négligeable. Il s’agit d’un texte très beau [inaudible]. Mais, d’une manière générale, dans nos études de la Renaissance, on assiste à un effet de corpus et, par une analogie un peu démagogique, mais qui moi me parle, j’appelle ça l’effet « Musée d’Orsay ». On fait un musée de la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle et l’on refuse, pour constituer ce musée, la question ou le jugement de goût. On refuse de préférer Manet et l’on met tout le monde. Les visiteurs sont soumis à cette expérience totale et qui est, dès lors, totalement équivoque, c’est-à-dire soit une esthétique de l’éclectisme radicalisé soit une approche purement historique telle qu’on entre dans un musée, mais dans un musée de l’histoire de la peinture du XIXe siècle, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ce musée a ouvert au début des années quatre-vingt, je ne me souviens plus. Voilà, et maintenant, la Renaissance c’est un peu pareil. On édite à tour de bras. Si on regarde du côté de l’édition de textes, il y a une certaine hypertrophie ; elle est considérable, avec des textes complètement illisibles. On édite un texte parce que Machin l’a écrit en 1530 ou en 1533. En quoi c’est intéressant ? J’y participe. Cela m’arrive de trouver ça intéressant. Mais on ne peut plus dire que c’est redécouvrir des minores. On a un effet de corpus massif qui est de nature, à certains égards, à troubler la définition de la littérature. Ça devient une question d’accumulation du savoir dont il n’est même plus évident qu’elle ait besoin d’un concept de la littérature. C’est plutôt un concept d’édition...

Nathalie Dauvois : [inaudible] On publie tout, c’est notre mausolée à nous ; au moins on espère laisser ainsi notre marque, que ça va continuer à vivre. Et si on numérise tout, on pourra entrer dans les textes par un mot... C’est un autre medium, qui permettra un autre type de lecture, qui va prendre le relais.

Johannes Türk : À partir des années quatre-vingt, il y a une explosion du corpus, pour des raisons politiques et institutionnelles, et il y a aussi une réaction contre ça. Cette réaction, c’est qu’il y a un moment où d’un côté, il y a deux ou trois spécialistes seulement qui connaissent un auteur et, d’un autre côté, il y a de moins en moins d’auteurs sur lesquels on publie de plus en plus. Pour les Romantiques, il y a cinq auteurs sur lesquels cent articles paraissent chaque année, tandis qu’il y a quarante ou cinquante auteurs sur lesquels on publie un seul article. La canonisation n’a pas seulement la fonction d’un jugement esthétique mais c’est comme une création des places communes pour la discipline. On peut savoir ce qu’est la littérature pour le XVIe siècle parce que tout le monde qui travaille sur le XVIe siècle connaît au moins dix ou quinze auteurs. C’est très intéressant parce que ça démontre la cohérence et aussi la complexité d’un certain savoir sur une époque [inaudible].

Myra Jehlen : La question des deux musées – celui de l’art immortel et celui purement historique – me fait beaucoup réfléchir. Il me semble qu’il doit être possible, mais c’est difficile d’un point de vue politique aux États-Unis, peut-être pas ici, de faire des choix. Mais mettons ça à part, on peut avoir un musée dans lequel on a à la fois des tableaux qui sont reconnus comme des tableaux et d’autres qu’on ne présente pas pour leur excellence mais à cause du contexte. Je me souviens d’une exposition où je crois avoir vu un Caravaggio, c’était à Rome, il n’y en avait qu’un et il y avait six ou sept autres tableaux et c’étaient les tableaux qui avaient été sur les murs de la salle au moment où le Caravaggio avait été d’abord exposé. C’était fascinant ; le seul principe était l’histoire. Tout à coup, on le voyait d’un autre œil. Ce n’était pas notre interprétation mais tout simplement la façon dont ce tableau avait existé dans le temps. Et je me dis que peut-être que le choix entre ce qui est ressorti de l’histoire et l’histoire, on n’a pas besoin de le faire. La qualité de l’œuvre, après avoir déclaré que le panthéon, le canon, n’étaient pas démocratiques et tout ça, on peut peut-être revenir là-dessus et dire qu’on peut plus volontiers lire Shakespeare et Flaubert plutôt qu’untel et untel, en ayant bien compris que Flaubert a vécu dans l’histoire. Au lieu d’aller en arrière, on peut voir que la grande littérature existe à l’intérieur de l’histoire. Il faut avoir les deux.

Ulrich Langer : Je voudrais rebondir sur l’exemple de Montaigne… Il me semble que parmi tous les écrivains du XVIe siècle, celui qui réussit le mieux à capter le public, notamment le public américain, c’est Montaigne. Le choix est quand même intéressant parce que ce n’est pas Rabelais, alors qu’il y a cinquante ans, c’aurait été Rabelais […]. Comme quelqu’un l’avait dit, Montaigne est une exception par rapport au XVIe siècle […]. Et en même temps, c’est un cas où presque tous les discours sont possibles. Donc il y a une sorte d’ouverture dans ce texte qui a permis à ce texte de survivre. Alors que d’autres, je pense à Rabelais, le peuvent moins facilement. Cette réussite de Montaigne, moi, ne me surprend pas.

François Cornilliat : Je voudrais reposer cette question de base, tout à fait naïve, à Catherine. Finalement, comme le remarquait Hélène, vous n’avez certes pas essentialisé la littérature médiévale, mais vous avez quand même ressenti le besoin de la distinguer au sein de la discipline. C’est quelque chose que j’ai ressenti beaucoup au cours de ces deux journées : on devrait savoir qu’on travaille avec des quasi-objets. La notion de « littérature médiévale » pourrait être contestée de multiples manières ; et pourtant elle est utile, même si on n’est pas dans le ciel des Idées. Il y a un instant, je formulais un avis désabusé mais l’on devrait aussi pouvoir imaginer un va-et-vient intellectuellement légitime entre la théorie de la littérature et des processus ou des modes d’opération qui nous permettraient de sauver une certaine spécificité de façon non paranoïaque […]. Je comprends assez bien, effectivement, que les problèmes ne se posent plus comme ils se posaient dans les siècles précédents ni comme ils vont se poser ultérieurement, à la Renaissance […]. Par rapport à ce que je disais tout à l’heure sur les musées, c’est une question qui me trouble, mais en même temps, ce geste de la réhabilitation qui passe à l’heure actuelle par une hypertrophie de la publication, est utile afin de sortir des canons […] et de reconstituer les minores. Tout ça, ce sont des gestes utiles et bienvenus. Moi, j’aime les grands rhétoriqueurs. L’amour des grands rhétoriqueurs, c’est en soi un objet qui est profondément bizarre. Au XIXe siècle, on n’avait pas de problème pour expliquer la poésie française ; on pouvait expliquer ce que c’était que quelqu’un qui n’avait rien compris à la poésie : c’était le rhétoriqueur. Au XXe siècle, on a la réhabilitation des rhétoriqueurs, avec la phase surréaliste […], où là on anachronise à tour de bras […]. J’ai fait partie, avec quelques autres, de ce mouvement qui a ré-historicisé les rhétoriqueurs ; désormais, on ne fait plus cette erreur de lire les équivoques des Grands rhétoriqueurs comme si on lisait du Michel Leiris. Très bien, mais à qui s’adresse ce nouvel objet ? Le fait que, maintenant, on comprenne ce qu’est cet objet ne veut pas dire qu’il puisse être donné à lire à un public, je veux dire à un vrai public, par opposition à quelques spécialistes. Et en même temps, je trouve ça beau. […] Est-ce que c’est un sentiment de la beauté comme supplément d’âme acquis à la faveur de l’accumulation d’un certain savoir ? Ça ne me paraît pas scandaleux que, effectivement, a été réussi à propos de Villon quelque chose qui n’a pas été réussi à propos d’autres écrivains. Mais on se retrouve alors avec des objets problématiques. Là, il ne s’agit pas seulement d’écrivains mineurs que l’on ressort pour le geste même de l’exhumation. George Chastelain est, en un sens, le plus grand écrivain du XVe siècle mais en un sens qui est pratiquement incompatible avec celui de Villon. Donc de quel XVe siècle on parle ? Et faire lire du George Chastelain à un public moderne semble difficile dès lors qu’on est sorti des récupérations purement anachroniques. Si la littérature, c’est la rencontre dont parlait si admirablement Florence Dumora ce matin, les choses à rencontrer sont-elles vraiment rencontrables ? Franchement, je ne sais pas...

Jacqueline Cerquiglini : Est-ce que c’est ce à quoi faisait allusion Uri Eisenzweig l’autre jour, c’est-à-dire un problème de justification de ton salaire, du fait de travailler sur ces auteurs-là ou bien un problème de justification de ton intérêt intellectuel pour ces auteurs ?

François Cornilliat : Les deux.

[Rires].

Jacqueline Cerquiglini : Tu ne fais pas que ça, tout de même, pour gagner ton salaire. Donc, de ce côté-là, il n’y a pas de problème… Et je me demande s’il n’y a pas une contamination entre les deux. L’intérêt que tu portes à un auteur dont tu dis qu’il est illisible est parasité par le sentiment que tu as qu’il s’est trop éloigné de nous et tu te demandes si tu ne devrais pas faire des choses plus utiles.

François Cornilliat : C’est tout ça à la fois […].

Oana Panaité : […] Vous avez cité les surréalistes, mais il y a aussi Oulipo pour la réhabilitation qui n’est pas seulement une réécriture critique adressée à quelques spécialistes et donc pour la réécriture poétique destinée à un grand public : Raymond Queneau, […], qui se revendiquent à nouveau des rhétoriqueurs. Donc il y a une manière naïve de réhabiliter, qui est critique en ce qui concerne la conscience des écrivains, qui n’est pas nécessairement explicitée telle quelle […], mais grâce à laquelle des gestes littéraires, des gestes de rhétorique qu’on croyait oublier, se réactualisent et continuent de vivre. […]

Catherine Croizy-Nauquet : […] Il y a des textes qui engendrent d’autres textes […]. Et, par ailleurs, la littérature médiévale peut avoir néanmoins des résonances contemporaines. Toute la littérature ne veut pas être cloisonnée comme on la cloisonne trop volontiers. On essaie parfois de voir la littérature médiévale comme l’origine de la littérature […]. En fait, je prêche contre ma chapelle, parce que toute la littérature médiévale ne peut pas être une littérature comme la littérature […] ; le regard qu’on porte sur elle, c’est celle de l’origine ou bien c’est le discrédit, mais il y a un mouvement dynamique […].

Pierre Bayard : En fait, moi, j’ai été traumatisé par le Moyen-âge. Je suis un peu un traumatisé de l’ancien français […]. L’agrégation, c’est traumatisant […]. C’est très tard, c’est seulement après, que j’ai pu découvrir la littérature médiévale […]. L’« ancien français », ça voulait dire que ce n’était pas encore de la littérature. Cela balbutiait. J’ai eu accès à cette littérature et à une diversification des textes […] et, derrière tout ça, il y a toute une réflexion sur le temps ; il y a l’idée que le temps de la littérature, ce n’est pas celui du progrès […].

Jean-Paul Sermain : Je vais dire quelque chose qui va dans le même sens. Je pense que cela justifie qu’il y ait un musée. Les œuvres considérées comme des œuvres de qualité se sont multipliées. Le canon s’est élargi. On a une plus grande disponibilité et l’on s’intéresse à davantage d’œuvres qu’il y a quarante ans ou cinquante ans. Mais, en même temps, la question que vous posez est celle de savoir si l’on veut intéresser un public au-delà, par exemple, des spécialistes des grands rhétoriqueurs. Je pense que oui. Bon, cela ne donnera pas une littérature de masse mais cela peut intéresser un certain nombre de personnes à condition qu’on sélectionne au départ des œuvres présentées comme plus intéressantes. Je ne peux pas tout lire, mais je suis prêt à lire un petit peu sur différentes périodes différentes littératures, etc – mais, si dans un musée, on me dit « allez voir la peinture du XIXe, il y a des Manet », je pense que ça me conduira à la peinture de cette période, et après j’irai voir d’autres ; mais il me semble, en effet, que c’est important qu’il y ait quelques œuvres plus captivantes que d’autres et qu’elles soient présentées de façon intéressante.

Michel Jourde : Cette hypertrophie de la publication et cette disponibilité des œuvres, elles relèvent de la plasticité de cette profession. Cela pose la question des parcours, de ce que l’on va donner à lire dans le secondaire ; qu’est-ce qu’on va mettre dans les anthologies ; qu’est-ce qu’on va faire passer en poche ou non ? L’approche de la publication est extrêmement diversifiée. Et cette diversité est conforme à la diversité du métier de prof de lettres. Nous sommes dans des situations très variées, selon le public, selon le moment. […] Moi, j’ai une grande confiance dans cette plasticité. Il me semble que les choses ont extraordinairement changé […].

[Quelques échanges inaudibles à cause des bruits dans la salle].

Francis Goyet : Oui, pour aller tout à fait dans le sens de Michel, ce qui est quand même très frappant, c’est ce que tu décris, François, sur l’intérêt de certains auteurs, par exemple de Chastelain, etc., c’est qu’on est pris en tenaille entre l’intérêt en tant que chercheur et le fait que chacun de nous, comme chercheur, par rapport à il y a cinquante ans et à part quelques exceptions à l’époque, on a tous des volumes, des bibliothèques dans la tête, absolument monstrueux. On a tous le pied sur des sous-domaines qui sont, chacun, gigantesques. Pour le XVIe siècle, ce qui me frappe c’est que, lorsque j’ai commencé dans la profession, c’était une guerre pas possible, essentiellement entre personnes, et d’un point de vue scientifique, il n’y avait pas vraiment de guerre. Ça a été le début des minores, et j’y ai participé, avec Taboureau, etc. Très bien, mais surtout, la guerre s’est terminée très, très vite parce que le programme des minores, c’était un programme d’exploration d’un nombre de champs considérables, qui étaient le droit, la théologie, la médecine avec Céard, la géographie avec Lestringant, etc. Personne ne peut avoir sur la géographie la bibliographie que Lestringant a. Le rapport sur la littérature arrive sur certains points mais ce n’est pas ça le sujet. On avait chacun et on a toujours chacun des espèces d’antennes, de points d’occupation d’une sorte d’Afrique gigantesque, qu’on aborde par la côte, mais on a chacun une sorte de comptoir. Et il n’y a pas de guerre entre les comptoirs aujourd’hui. […] La situation évoquée aux États-Unis où il n’y a pas l’agrégation, elle est compensée, ici, par le fait qu’on fait des programmes réguliers où on a quand même un point de rassemblement et de contact, en France. Mais l’objet même à décrire est monstrueux. C’est comme l’Afrique, qui est infiniment plus grande que l’Europe, qui est gigantesque. Dès qu’on prend le pied sur l’Afrique, il y a tout de suite un monde gigantesque et donc on n’a pas le temps de tous se mettre sur le même terrain. Donc, je partage à la fois ce que dit Jean-Paul et ce que dit Michel sur le côté « élargissement »…

Hélène Merlin-Kajman [à Francis Goyet] : En t’écoutant, j’ai l’impression que soit on a perdu l’objet du colloque, soit on est au cœur de l’objet du colloque. Comment tu définis la discipline ? Il y a les comptoirs, je suis d’accord, et les comptoirs ne se font pas la guerre. Et l’objet, tu dis qu’il est monstrueux à définir. Donc moi je te réponds : « quel objet ? » Pour moi, il n’est pas monstrueux, parce que je ne le définis pas comme toi. Ou, plus exactement, je devrais dire que s’il continue à être monstrueux, si nous ne le ré-assemblons pas un peu, on n’a plus de discipline ! Si simplement nous sommes des comptoirs qui ne se font pas la guerre, on ne va pas durer longtemps. Si d’autres avant nous ont défini une discipline dont nous ne voulons plus, c’était ça le point de départ... Bon, on vit toujours sur la définition de la littérature de l’école du XIXe et du XXe siècles alors qu’il y a très très longtemps qu’on fait des tas d’autres choses. Il y a une illusion de continuité. On s’accommode du fait que des gens avec lesquels on n’est plus du tout du tout d’accord ont nommé ça « littérature », mais on ne se fait pas la guerre… Oui, d’accord !

Francis Goyet : Non mais simplement, rien que le recueil sur les amours au XVIe siècle, tout le monde tire un bloc de nombre de recueil de poésies d’amour dont on n’avait pas la moindre notion il y a cinquante ans, qui n’était pas en circulation. Je veux dire que les recueils de poésies d’amour après Ronsard, c’est quand même bien identifié. C’est tout ce que je veux dire. On a tous cette expérience.

Participante : Il y a un énorme corpus.

Francis Goyet : C’est tout ce que je veux dire… Il faut mesurer le volume de livres en circulation à la Renaissance et au XVIIe… On ne peut pas tout lire ! Et pourtant, c’est bien de la littérature !

Hélène Merlin-Kajman : Mais je n’en sais rien, c’est pas sûr…

Francis Goyet : Oui, enfin, [au lieu de dire que] c’est de la littérature, je veux dire qu’en tous les cas, ce sont des livres !

François Cornilliat [à Johannes Türk] : […] On envisage le mot en extension […]. Tout le savoir rhétorique doit être organisé mais, si j’ai bien compris, il ne suit pas que la lecture de Pétrarque et la méthode qui permet la rencontre avec Pétrarque, par exemple, soient balisées par tous ces savoirs qui sont en effet importants […]. En même temps, ce que tu nous as montré il faut savoir aussi dire « stop » à ces modes opératoires, ces codes d’explication qui nous emmènent au bord et, finalement, ce n’est pas le problème […].

Johannes Türk : Oui, tout à fait. Je suis pour un retour à la lecture naïve sur certains points […]. La lecture naïve de Pétrarque dépend du niveau d’enseignement et du niveau dans la recherche mais cette naïveté me permet, à moi, de retrouver ce que je crois être une sorte de noyau […]. Je crois que cette hypertrophie de textes et de savoir va amener certains à oublier qu’il y a une relation naïve au texte, que le texte autorise même en un certain sens et qui n’est jamais capté par cette étendue à l’infini […].

François Cornilliat : […] Il y a aussi ce dont parle l’ensemble des travaux de Pierre Bayard. C’est-à-dire qu’on a aussi évoqué, dans les marges, quelque chose qui fonctionne alors même qu’on est dans l’erreur, dans le contresens, parfois même dans le n’importe quoi total. Quelque chose passe quand même […].

Johannes Türk : […] Il ne faut pas surestimer le savoir et sous-estimer le phénomène de la perception comme quelque chose qu’on peut enseigner. Il y a des limites bien sûr mais je ne crois pas que l’accumulation de savoir soit automatiquement lié à une perception […]. En France et dans d’autres pays européens, les deux semblent être liés à travers la discipline par une union nécessaire. Mais aux États-Unis, c’est vraiment une des choses les plus difficiles, devant des étudiants qui ont très peu de savoir, de leur transmettre un peu de savoir et surtout la perception. C’est un problème aussi pour la littérature comparée […]. J’ai deux semaines pour lire un grand nombre de commentaires et je ne pense pas que quelqu’un ait écrit sur l’« exercitatio », je n’ai pas trouvé en tout cas quelqu’un qui ait remarqué l’altération, l’altérité essentielle, dans ce texte […]. Et ça c’est une question de perception ; c’est quelque chose d’esthétique… Comment le relier au savoir ?

François Cornilliat : La réponse demain, c’est ça ?

[Fin de la discussion et applaudissements.]



[1] Johannes Türk, Die Immunität der Literatur, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag 2011.

[2] Schiller, Friedrich, et Adolphe Regnier (traduction). Oeuvres de Schiller, vol.8. Du Sublime. Paris, Hachette, 1880. eBook. p. 472.

[3] Ibid., S. 837

[4] Johannes Türk, « Interruptions : Scenes of Empathy from Aristotle to Proust », DVjS 82.3 (2008), pp. 448-476. Ma lecture de Schiller et de Robertello est un résumé et en partie une traduction d’un passage de cet article.

[5] Toutes les citations de Francesco Robortello proviennent du Commentary on Aristotle’s Poetics, in : Michael J. Sidnell (ed.), Sources of Dramatic Theory 1 : Plato to Congreve, Cambridge 1989, S. 84-97

[6] Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris 1993, folio classique, p. 411.

 

 



Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

 Préambule

« Vous avez tous très bien compris qu’en fait, il n’y a pas de corpus non problématique. Lorsqu’on s’inquiète de dislocation, on s’aperçoit qu’il y en a partout. Il n’y a pas de corpus qui se compose sans corpus qui se décompose d’une façon ou d’une autre. Il y a cette espèce d’unanimité paradoxale qui nous rassure en surface. Mais, dès qu’on va un peu plus loin, l’inquiétude revient parce que la façon dont tout cela est plastique n’est pas homologue ou assimilable de manière sûre. »

Voici comment François Cornilliat, lors du débat, résumait les courtes communications de la troisième session du colloque, où intervenaient Bill Burgwinkle, Nathalie Dauvois, Florence Dumora et Nick White. François Cornilliat insistait alors, dans le sillage de la contribution de Nathalie Dauvois et des interventions de Michel Magnien et de Francis Goyet au cours du débat, sur la différence décisive qui s’établissait entre des corpus de textes destinés à être commentés et des corpus destinés à servir de modèles d’écriture (comme à la Renaissance ou encore au XIXe siècle) : ne faudrait-il pas, aujourd’hui, renouer avec cette dernière perspective, rhétorique au sens pratique du terme ?

Mais qu’il y ait partout de la dislocation n’a pas empêché les points de vue de se rapprocher – et de se pencher sur les rapprochements – les « collocations » (Nathalie Dauvois). Avec l’exemple d’une « Histoire ancienne » écrite au XIIIe siècle, « représentation métaphorique de l’histoire mondiale » (Bill Burgwinkle), la littérature semble surgir là où « l’ordre du discours » contextuel ne l’attend pas – mais où nous l’attendons : là où nous en usons sur le registre de la profanation (Jean-Nicolas Illouz), l’arrachant à la stabilité consacrée, voire sacrée, des textes et de leurs frontières.

La littérarité serait toujours le produit, non d’une quelconque clôture interne, non d’une séparation assurant les limites d’un corpus, mais d’une friction (friction entre des genres littéraires et non-littéraires, entre de la littérature instituée et de l’anti-littérature (Nick White), entre des phrases même, et encore, entre les temps – passé et présent tout particulièrement), d’un hiatus heureux, d’une rencontre et d’une impropriété, selon les termes de Florence Dumora.

 

Après la première et la deuxième session du colloque, la troisième a de la sorte tracé un nous - un nous lui-même profané et plutôt heureux de s'y reconnaître.

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Dislocation du corpus ?

Troisième session

 

 

 
 

29/03/2014

 

   

Claire Badiou-Monferran : ouverture de la session

 

Hier, en fin de journée, Oana Panaité s’interrogeait sur notre capacité à nous accorder sur une définition en intension de la littérature et elle nous invitait à recentrer les débats autour de sa ou de ses définitions en extension. Ce sera l’un des enjeux de cette matinée consacrée à la question du corpus littéraire, de sa dislocation temporelle et de ses diverses reconfigurations spatiales notamment, tant du côté de la littérature de langue française avec la question de la littérature francophone, que du côté de la littérature mondiale, mais également des reconfigurations de type disciplinaire. Interviendront successivement Bill Burgwinkle, spécialiste de littérature médiévale à l’Université de Cambridge, Nathalie Dauvois, spécialiste de littérature française du XVIe siècle à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Florence Dumora, spécialiste de littérature française du XVIIe siècle à l’Université Paris 7 – Denis Diderot, et Nicholas White, spécialiste de littérature française du XIXe siècle à l’Université de Cambridge. Je vais dire deux mots sur chacun d’entre eux. Bill Burgwinkle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les troubadours, ainsi que sur l’hagiographie, la pornographie et la sodomie dans les textes des XIe, XIIe et XIIIe siècles. Il s’intéresse à la psychanalyse. Il a publié notamment Razos and Troubadour Songs en (Garland, 1990) ; Love for sale: Materialist Readings of the Troubadour Razo Corpus (Garland, 1997) ; et Sodomy, Masculinity and Law in Medieval Literature, 1050-1230 (CUP, 2004). Nathalie Dauvois a travaillé sur la poésie lyrique et sur l’héritage antique à la Renaissance ; elle a écrit Mnémosyne. Ronsard, une poétique de la mémoire, paru chez Champion en 1992, et plusieurs autres ouvrages, notamment, en 2010, La vocation lyrique, la poétique des recueils lyriques à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace, chez Garnier. Florence Dumora s’intéresse au lien entre les lettres, la peinture et la philosophie de l’âme et des passions. Elle est l’auteur d’une histoire des théories du rêve, qui a donné lieu à une publication en 2005, L’œuvre nocturne. Songe et représentation au XVIIe siècle, chez Champion ; et elle est aussi l’auteur d’un certain nombre de publications portant sur les représentations de l’âme intérieure et sur les relations entre texte et image. Enfin, quant à Nicholas White, il s’intéresse à la représentation des rapports personnels et sociaux, en France, après 1870. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages en anglais, notamment sur la représentation de la crise de la famille dans la fiction française, The Family in Crisis in Late Nineteenth-Century French Fiction, paru en 1999, et, parmi d’autres travaux, son œuvre comprend un certain nombre de monographies en français sur Zola, Maupassant, Anatole France… Je leur cède à présent la parole.

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

 

Les interventions

 

Bill Burgwinkle

Merci Claire. Merci aussi à Hélène et à François. Je vais faire écho à ce qu’a dit Jacqueline Cerquiglini hier car étant médiéviste, j’ai l’habitude de faire référence à mon sujet de recherches en ajoutant des guillemets autour du mot « littérature ». Pourquoi ? Parce que certains n’admettent pas qu’il y ait eu de littérature au moyen âge ; d’autres nient la différence entre le statut de l’histoire et de la fiction au XIIIe siècle, et d’autres encore prétendent qu’il manquait à l’homme médiéval la capacité d’imaginer un autre monde, un sort autre que celui esquissé pour lui par l’Eglise. Or, quand on s’interroge sur la dislocation de la catégorie de la littérature ou de sa recomposition dans un monde bouleversé par internet, youtube et l’auto-édition, je vote plutôt pour sa recomposition, suivant les préceptes « fin de XXe siècle » d’Umberto Eco [1]. Selon Eco, le monde postmoderne ressemble de plus en plus au monde médiéval (c’est-à-dire à un modèle moderne de ce monde) de par un certain nombre de similarités esthétiques et épistémologiques entre les deux périodes : un retour à l’oralité et la dissémination des connaissances à travers des moyens non-écrits (c’est à dire, un rejet de l’auteur en faveur d’un discours plutôt impersonnel) ; un refus des grandes narrations explicatives de l’histoire en faveur des reportages localisés (qui correspondrait à une forme de nostalgie du « on-dit ») ; le précepte que le monde ne fait que se reformuler, d’une époque à l’autre, selon des trames déjà vues et vécues (une idée qui a des liens avec les notions de circularité et de ritournelle) ; le fait que l’identité nationale est de plus en plus écrasée par l’identité religieuse ou du moins une appartenance à une tradition culturelle qui dépasse le mythe moderne du citoyen d’un état laïc profitant d’une égalité absolue devant l’Etat et ses lois ; et finalement la disparition de la différence entre l’œuvre d’art et la machine, l’artiste et l’artisan.

Parler de la notion de ce qu’on appelle, dans le monde anglo-saxon, « neo-medievalism » n’est pas facile pour moi : comme Bruce Holsinger, je me méfie de l’appel à un retour au monde médiéval comme s’il s’agissait d’un rebond des nationalismes vers un monde néo-féodal qui ne fait que cacher un réseau de multi-nationales [2]. Il y a cependant des parallèles à dessiner : que font les cultures au moment de la déstabilisation des pouvoirs ? Ou elles inventent de nouvelles histoires, tout en les appelant traditionnelles, pour justifier un nouvel ordre, ou elles se recroquevillent sur elles-mêmes en célébrant le trépas d’un régime suffoquant et la renaissance d’un monde nouveau. Dans tous les cas, elles se replient sur des textes littéraires, l’histoire racontée en tant que littérature, la recherche des valeurs et des traditions incorporées dans des histoires de héros légendaires. Si cela correspond dans certains cas à des inventions de mythes, ainsi soit-il. Comme Hélène Merlin-Kajman l’a affirmé dans un de ses exergues sur le site Transitions, en parlant de la ritournelle : ce qui distingue la littérature du mythe est son ouverture, l’impossibilité de la clôturer ou de la limiter selon des critères stables.

De ce point de vue, un texte du XIIIe, le premier « manuel d’histoire », ou encyclopédie, écrit(e) en prose française,pourrait nous offrir un champ d’investigation. Le texte en question, l’Histoire ancienne, nous propose une visite guidée de l’histoire du monde, de la Genèse et du monde oriental (Assyrie, Thèbes, Troie) à la fondation de Rome et la conquête de la Gaule par Jules César. Ecrit probablement entre 1208 et 1213 par Wauchier de Denain, auteur aussi d’une Continuation de l’histoire du graal, le manuscrit le plus ancien qui nous est parvenu fut composé à Acre, dans un scriptorium qui se spécialisait dans les textes destinés à l’aristocratie francophone. Marqué surtout par sa longueur (au moins sept livres, pas tous édités), le texte est dédicacé à Roger IV, Châtelain de Lille, fort partisan de la noblesse flamande contre les prétentions de Philippe Auguste et la couronne française. Si c’est de l’histoire qu’il raconte, c’est une histoire déjantée, épisodique et apte à importer en sa trame d’autres textes plus connus qui l’avaient précédé (Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et le Roman de Thèbes, tous les deux du XIIe) ou qui lui étaient contemporains (Le Faits des Romains). Surtout, c’est un texte qui ne parle jamais du monde actuel mais, tout en s’arrêtant en l’an 57 avant JC, il réussit à en dire long sur les modèles de l’héroïsme dont les Flamands s’inspiraient, sur les guerres de conquête bénies par Dieu et la justice, et, bien sûr, l’événement capital de l’époque à laquelle il fut composé, les croisades. L’Histoire ancienne constitue, pour ainsi dire, une représentation métaphorique de l’histoire mondiale, fortement marquée par les préoccupations de l’aristocratie flamande du tout début du treizième siècle et la transition à un mode d’histoire dit « universel » plutôt que régional.

Comme scénario de test, L’Histoire ancienne représente un cas plutôt typique, ou du moins typique depuis la Renaissance. Comme « histoire », les chercheurs du dix-neuvième la décrétaient un texte fautif, inexact, ne valant pas l’effort d’une édition ou d’une étude à fond. Ni histoire, ni littérature, elle paraissait un hybride typique de la paresse des médiévaux – un remaniement de textes anciens sans le respect que ces textes méritaient. Je ne dis pas que c’est entièrement faux comme jugement : tout dépend de ce qu’on veut dire par « ancien », « respect », et « mérite » – mais je voudrais insister quand même pour l’instant sur ses qualités littéraires.

Regardons brièvement une scène plutôt banale mais significative pour vérifier mon assertion. Les forces grecques sont arrivées devant les murs de Thèbes. Les deux filles d’Œdipe, qui sont cloisonnées derrière les barricades, ont nourri entre elles depuis des années une tigresse d’Ethiopie, belle et élégante, qui ne sait rien de la férocité humaine (109, 1s). Capable de colère et de férocité, de par son espèce, elle est en réalité si douce et si paisible, nourrie à la main depuis sa naissance par les deux princesses, que les autres animaux s’approchent sans peur pour flairer « la très grande douceur de sa laine » (p. 64). Il est noté qu’elle circule dans le palais comme un lévrier, un agneau ou tout autre petite bête. Pendant que les Grecs s’assemblent devant les murs, la tigresse arrive à sortir, comme d’habitude, pour jouer dans la prairie et elle est remarquée par des soldats en train d’abreuver leurs chevaux. Apeurés, ils foncent sur elle mais elle ne sait même pas fuir l’assaut. Elle est tuée, première victime de l’attaque et la plus innocente du mal. Aimé Petit, en évaluant la valeur de ce texte, exceptionnel à tous les égards aux yeux des spécialistes sinon à ceux du grand public, a noté que cette tigresse ne jouait pas un rôle aussi important dans toutes les versions de l’histoire ni dans tous les manuscrits [3]. Dans certains manuscrits on appelle cet animal « une guivre » (S 4604, C 4511) et le mot « tigre » est utilisé en un autre manuscrit (A 5745). De plus, l’auteur de notre texte corrige l’exemplaire qu’il utilisait comme point de référence en disant que les anciens embellissaient trop leurs œuvres et que lui-même nous racontera la vraie histoire.  Curieux, en ce cas-là, cette tigresse victime, dans un très beau passage, considérablement plus développé que dans d’autres exemplaires du texte et éminemment touchant, évocateur, et littéraire. Pour terminer cette intervention avec une dernière référence à Hélène Merlin-Kajman : « il arrive souvent que les “champs sociaux” se figent autour d’un pôle : le départ, et c’est la Conquête de l’Ouest ; le retour, et c’est la Terre Sainte ; le séjour, et ce sont les Nations. Rappeler le trait transitionnel de la littérature et le tremblé du langage, ce serait empêcher que les seuils ne se figent en schèmes mythiques ». L’Histoire ancienne réunit ces trois pôles en un : la conquête de l’ouest par les héros de l’antiquité, la Terre Sainte, ici représentée par l’empire byzantin, cible des croisades autant que Jérusalem, et la ou les nations : les duchés et comtés flamands et français face à l’ambition démesurée de la couronne française. Elle arrive à réunir un semblant d’histoire avec un portrait courtois et poétique de l’héroïsme face à la sauvagerie et l’avidité. Cette tigresse, n’est-elle pas la figure même de la métaphoricité et de la poésie - enjouée, dénaturée, étrangement séductrice, autour de laquelle s’établit la structure de la narration, bien décidée à établir son statut double d’historicité apte à être retenu à travers la beauté et l’engagement affectif ?

 

Nathalie Dauvois : « Historicité du corpus : De la valeur et de l’usage »

La question de la définition d’un corpus littéraire, concernant la littérature d’ancien régime et plus précisément, pour ce qui nous intéresse ici, la littérature de la Renaissance, semble, à condition d’être envisagée d’un point de vue rétrospectif, évidente, puisque le travail de canonisation a été accompli. Même si notre mission d’enseignant-chercheur consiste aussi à faire découvrir aux étudiants qu’il existe d’autres auteurs que ceux qui figurent dans les éditions disponibles en livre de poche, les programmes des premiers cycles universitaires s’y cantonnent plus ou moins par force, circonscrivant généralement ce corpus à quelques auteurs, Rabelais, Du Bellay, Ronsard et Montaigne, et à l'occasion, Marot et Aubigné. Mais dès lors qu’on s’interroge sur la constitution et la conscience d’un corpus de ce type à l’époque concernée, l’évidence disparaît. Une certaine porosité des frontières notamment entre rhétorique et poétique, un primat des enjeux linguistiques, éthiques et politiques contribuent à déstabiliser, concernant la période antérieure à l’invention de la notion même de littérature, les critères et les catégories (par exemple génériques) habituels à notre modernité. La canonisation est, par nature, plus ou moins nécessairement rétrospective, mais les critères en ont évolué. S'il existe, dès l’Antiquité, dans les manuels scolaires, ou leurs équivalents, un continent stable d’auteurs canoniques, ils sont choisis et classés pour leur valeur d’usage. C’est précisément là que se laissent peut-être le mieux appréhender et distinguer les régimes propres à chaque période.

Imitation et invention : exercitation et appropriation

La littérature critique consacrée aux textes d'ancien régime s’intéresse de près depuis quelques décennies aux méthodes scolaires, elle est même devenue en partie une histoire de ces méthodes : des rationes studii aux commentaires, qui sont la plupart du temps la transcription de cours dispensés sur les auteurs, et aux recueils de lieux communs [4]. L’ensemble de ces textes s’appuie sur un corpus : pour la Renaissance, essentiellement, les grands auteurs latins, pour l’Italie, assez vite, Dante et Pétrarque qui sont étudiés, commentés à l’égal des antiques. Or dès l’Antiquité et jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles pour l'essentiel, les auteurs classiques, i.e. étudiés en classe, n’étaient canoniques qu'en tant qu'ils étaient d’exercice. Ils ne relevaient pas systématiquement à ce titre de ce que nous appelons littérature. La prose latine de Cicéron était prioritairement étudiée parce qu’elle représentait tous les styles – haut, moyen, bas, attique, asian – et tous les types de discours — judiciaire, délibératif, épidictique mais aussi monologique ou dialogique, épistolaire ou philosophique, etc. des Familiares aux Tusculanes ou au De Officiis en passant par le Pro Archia et les Verrines – que l'on pouvait pratiquer, qui pouvaient donner matière à exercice, à s’exercer. Plus un auteur était récapitulatif [5], contenait tous les autres, plus son œuvre comprenait toutes les autres, plus il était central dans l’enseignement, plus il offrait une matière adéquate à s’exercer puisqu’il s’agissait, en lisant Cicéron (ou Tite-Live), d’apprendre à écrire et à parler en toutes circonstances. Ensuite chacun en faisait ce qu'il voulait. Ce sont les travaux d'Hercule de l'équipe RARE [6] d'exhumer cet immense continent de l'exercitatio rhétorique qui servait à former hommes de loi, serviteurs de l’état aussi bien qu’écrivains, comme Marc Fumaroli l’a montré par exemple à propos de Corneille [7]. Les débats portent principalement sur la question de l’unité ou de la pluralité des modèles [8] et sur les critères linguistiques de choix de ces modèles, latins, italiens, français, allogène ou non, anciens ou récents [9], etc. l'essentiel étant leur valeur dynamique.

Le statut de Virgile en poésie est comparable à celui de Cicéron en prose, il est même jugé supérieur à ce dernier par l’extraordinaire variété de son éloquence. Il est par excellence, selon Macrobe dans les Saturnales [10], l’auteur qui subsume tous les autres, qui représente tous les styles [11]. Virgile est aussi le plus grand des orateurs car son œuvre présente tous les types de discours, dans toutes les circonstances : de Junon en colère, de Didon trahie, d'Enée au milieu de la tempête, tout comme de Mélibée mélancolique, ou d’Orphée éploré, etc. Il offre, sur ce versant si varié, si rempli de possibles, de la fiction et du mythe [12], autant de cas possibles de discours [13]. Quand Etienne Pasquier, dans le livre VII de ses Recherches de la France (une des premières histoires de la littérature française [14]), veut louer Ronsard, il en fait de même un auteur récapitulatif, de tous les styles mais aussi de tous les sujets et de tous les auteurs, le définissant ainsi à son tour, dans cette chaîne et ce comble, d’ores et déjà comme un classique : « Mais sur tout on ne peut assez haut loüer la memoire du grand Ronsard. [...] Davantage Petrarque n’écrivit qu’en un sujet, et cettuy en une infinité. Il a en nostre langue representé uns Homere, Pindare, Theocrite, Virgile, Catulle, Horace, Petrarque, et par mesme moyen diversifié son style en autant de manieres qu’il luy a pleu, or d’un ton haut, ores moyen, ores bas » [15]. Cette œuvre totale est à elle seule corpus de la littérature ancienne et moderne. Ronsard, qui a pris soin tout au long de sa carrière, d’édifier ses œuvres complètes et de les ordonner selon ces modèles [16], s’était de son côté, de son vivant, institué comme auteur total et déjà classique, originel. Aux adversaires protestants qui s’efforçaient de remettre en question sa primauté il avait superbement répondu : « Vous estes tous yssus de la grandeur de moi […] Vous estes mes ruisseaux, je suis vostre fontaine. » (Responce aux injures, v. 1037, 1039), réponse non seulement de circonstance [17] mais définitoire.

Ces auteurs offrent donc un matériau si divers qu’il est quasi universel, des matrices de développements extrêmement variés, réinvestissables de manière souple. Ce qui ne va pas d’ailleurs sans décalage parfois au regard d’un lecteur moderne, toujours épris de modèles génériques. Si Virgile est le modèle universel, on l’imitera en tout genre plutôt qu’en genre héroïque. Si les odes d’Horace connaissent un grand succès théorique (quelle variété, quel aptum, quelle adaptation à tant de circonstances, destinataires, sujets, moments, lieux !) c’est dans le moule formel de l’épigramme, tellement plus facile à manier (si l'on reste dans le domaine d'exercice latin bien sûr) que sera souvent appliqué son modèle, d’où la nature des recueils néolatins. La variété et la plasticité nous semblent constituer des critères essentiels du « canonique », ou de ce que l'on continuera à appeler ainsi faute de mieux, de l'œuvre estampillée durablement comme modèle par l'institution scolaire et par la pratique des auteurs. L’Art poétique d’Horace est un des textes théoriques qui en définit le mieux le principe. Un de ses passages-clés (v. 114 et s. Intererit multum Dauusne loquatur an heros/ Maturusne senex an adhuc florente juventa/ Feruidus [18]) – injonction à la variété et à la variabilité en fonction de multiples critères – sert au Moyen Age de règle pour écrire des éloges de vieillards, de jeunes gens, de dames [19], etc. et au XVIe ou XVIIe siècle de base pour camper des personnages de théâtre ou de roman [20]. Ce corpus d'auteurs ou de textes à étudier vaut pour cette aptitude à susciter des discours de types, genres, formes et usages différents. Le corpus de référence, le corpus enseigné est un corpus d’œuvres riches de leur diversité et imitables à loisir, selon un principe non de conformité mais de diversité, de diversification.

Cette continuité des pratiques scolaires et des pratiques littéraires est caractéristique de l’ancien régime. La particularité respective des œuvres, par exemple de Du Bellay et Ronsard, mais aussi Baif, Tyard ou Peletier, et l’évolution de chacune de leurs œuvres tiendraient à cette réinvention à la fois commune et spécifique, à cette exploration et à cette exploitation de la variété de leurs modèles et de la variation à partir d’eux.

Lire et écrire

Le sentiment de perte d'un corpus cohérent, l'effet de dislocation du corpus vient donc peut-être surtout des transformations des méthodes scolaires et de la coupure progressive entre les deux mondes de l’école et de la création littéraire, et par là-même de la lecture et de l’écriture. Michel Charles oppose la culture scolastique du commentaire qui s’occupe surtout d’interprétation à la culture rhétorique de l’imitation qui s’occupe surtout d’écriture. Il voit dans la promotion de l’explication de texte par Lanson le retour à une critique du commentaire [21]. Il faut peut-être surtout noter une coupure de plus en plus nette entre théorie et pratique, lecture et écriture. Le commentaire était sous l’ancien régime prolégomène à l’exercitatio, cela est sensible déjà en France par exemple dès le commentaire de Mathieu de Vendôme à l’art poétique d’Horace, qui donne des exemples d’exercice, de développements possibles à partir d’une méthode [22]. Les années soixante, années structuralistes, ont vu le retour à une méthode d'analyse de la généricité d'un texte paradoxalement couplée à une absence de mise en pratique.

De là proviendrait, sur le versant critique, une croissance exponentielle de la méthode d'exploration de cette généricité (narrative ou discursive) des textes qui tournerait en quelque sorte à vide. De là aurait dérivé l’approche technique de la littérature au lycée : de tout texte littéraire comme un texte (peu importe l’auteur) qu’il conviendrait d’analyser dans ses rouages, dans cette mécanique des études du discours argumentatif et du texte narratif. Tout texte est un discours ou un récit, un discours argumentatif ou un récit fictif ou historique. Et finalement via une version abâtardie de la rhétorique et via la narratologie (que l’on peut considérer aussi, en caricaturant légèrement les choses, comme une version abâtardie de la poétique), tout est littérature, ou plus rien ne l'est, tout est discours publicitaire et storytelling, tout peut s’analyser à travers les mêmes grilles. Certes l’OULIPO, Jacques Jouet et ses poèmes de métro ou les ateliers de création littéraire peuvent apparaître à première vue comme des avatars des pratiques anciennes, mais l’écriture y est coupée de la lecture [23], et la contrainte ou la consigne s’y voient substituées à la vigueur dynamique et incarnée des modèles. C’est ce que pointe le choix du concept de création littéraire en concurrence avec celui d’invention.

Au panthéon de la littérature d’ancien régime, les grandes œuvres seraient donc celles qui en engendrent différentiellement d’autres. Pétrarque ou Ronsard. Mais ne peut-on en dire autant de Baudelaire ? Il est peut-être en effet, au-delà des clivages séculaires, d’autres façons d’envisager la question si l’on s’intéresse au domaine particulier de la poésie.

De la dislocation à la collocation ?

La poésie (lyrique) a un statut particulier dans la mesure où elle échappe à cette réduction à son fonctionnement (puisqu’elle n’est ni narrative, ni « argumentative ») [24] – son commentaire embarrasse d’ailleurs aujourd’hui souvent l’étudiant, une fois terminé, en bonne rhétorique restreinte, le relevé des figures de style — et garde un enjeu et une forme spécifiques : non pas le vers mais l’insularité, la parole en archipel, texte détaché sur le blanc de la page, fragmenté, non linéaire, écriture moins de la présence peut-être que de la distance, du recul, de la différence, et à visée dorénavant moins rhétorique, éloge, blâme ou conseil, déploration ou consolation, que philosophico-phénoménologique.

C’est à la fois toute la différence et toute la ressemblance qui existe par exemple, comme l’a souligné Jerry Nash, entre Scève et Mallarmé [25]. Scève parle sa langue dans une langue d’obédience explicitement pétrarquienne. L’un et l’autre poète ne se caractérisent pas moins par cette même recherche ou façon de parler sa propre langue. Dans La Parole de poésie, Suzanne Allaire, analysant la poésie contemporaine de Jacottet ou de Guillevic, qu’elle qualifie de « poètes du dedans », définit ainsi la parole de poésie comme une parole en lutte permanente « contre l’inertie de la langue » [26]. Scève, dont la Delie croît à l’ombre de Pétrarque, dans cette culture du modèle dynamique, serait en ce sens, leur frère en poésie, poète lui aussi « du dedans » comme vient de le montrer E. Buron [27], qui réinvente le langage et les signes, efface toutes les images, en cherchant à décrire l’en soi, pas l’acte créateur — cette réflexivité, ce narcissisme scripteur ne l’intéressant pas. Il s’agit dans Delie d’une enquête ontologique, sur soi comme homme, individu quelconque « renouvelé », exacerbé, bouleversé par l’expérience amoureuse, dans l’incandescence d’une expérience écrite, décrite, déroulée, poème après poème, chaque poème étant en même temps une île détachable, une expérience en soi.

La poésie aurait cette vertu, cette aptitude à détacher, par le blanc, par le saut que suppose cette économie de la parole. Expérience inouïe et ascétique, mais expérience pratique. La poésie moderne ou ancienne se donne à lire et à pratiquer également comme expérience, propose une démarche à comprendre, chez Scève, comme chez Jaccottet ou Guillevic. Elle est une pratique d’appropriation de la langue par quelqu’un qui « s’y signifie » [Ndlr : se référer not. à l'intervention de J.-N. Illouz lors de la deuxième session]. Mais là est peut-être aussi la limite de la démonstration, cette singularité rend précisément l’expérience inimitable (Scève n’est pas Ronsard), ou du moins exige tant de son lecteur que la lecture ne saurait plus conduire évidemment à l’écriture, devient en soi une expérience suffisante, définissant ainsi de nouveaux critères, une nouvelle frontière ou barrière entre lecture et écriture, mais aussi une autre façon, où se rejoue autrement le rapport du collectif et du singulier, d’élire un corpus d’auteurs, et peut-être de repenser l’ensemble de l’expérience littéraire à partir de celle de la poésie.

 

 Florence Dumora

Quand Hélène Merlin-Kajman et François Cornilliat m’ont proposé d’intervenir dans la matinée intitulée « Dislocation du corpus », je suppose qu’ils m’invitaient à exposer une façon de faire, et non à réfléchir à la non-collocation de la « littérature » avant le tournant du XIXe siècle, abordée lors de la première session, ni à cette dislocation récente de la littérature incriminée lors de débats sur le classement éditorial, sous ce nom, d’une anthologie de criminels de masse. Je comprends donc plutôt par ce titre la dislocation délibérée ou impénitente par un(e) littéraire de son corpus d’étude, à chaque nouvelle collecte de matériau. Elle caractérise de nombreux travaux, mais il est trop malaisé de théoriser sa propre pratique (quand on n’est pas sûr d’être toujours en parfait accord avec elle) pour prétendre parler au nom d’un « nous ».

Mon point de départ est souvent un objet – le rêve, l’émotion, le mensonge, le figuré… – à propos duquel je considère de façon naïve la littérature aussi comme une expérience et un discours sur l’expérience dans ce qu’elle a de vivant. Pour étudier ces objets ou notions, qui ont souvent un nom ou un sens différents au XVIIe siècle et aujourd’hui, j’ai régulièrement éprouvé la nécessité de réunir un ensemble de textes disparates que, devant les institutions qui jugent d’une recherche en fonction notamment de la pertinence d’un corpus, je ne défendrais peut-être pas comme tel : et ce d’autant moins que je m’abstiens de le répartir entre des œuvres à étudier et des documents rassemblés dans ce but.

Cette confrontation est certes une forme de contextualisation, mais qui n’a rien de l’opération historienne dominante – histoire des institutions, repérage de stratégies d’auteurs – dans les études du XVIIe siècle, et ne relève pas non plus de l’histoire littéraire, au sens du rapport à un genre et une tradition déterminés. Le pari de considérer sur le même plan des pratiques discursives de tous ordres était à l’origine une mesure défensive pour éviter deux écueils. Le premier consiste à présupposer, quand on travaille sur les mises en œuvre littéraires (avec l’approximation qu’on a vue) de tel ou tel objet – le mensonge, l’émotion –, qu’on peut s’appuyer pour y réfléchir sur une histoire générale (du mensonge, de l’émotion), qui la plupart du temps n’existe pas : ou qui, pour être valide, devrait intégrer la littérature et ne saurait être envisagée sans elle [28] ; de sorte qu’il vaut mieux étudier à parts égales les discours les plus divers, sous peine de compromettre les analyses textuelles par leur rattachement à une trame grossièrement vraisemblable, présupposée sans examen.

Le second écueil est plus traître, parce qu’il est lié au refus d’élire dans les textes du passé ce qui anticipe, ce qui dit déjà un état actuel de la question considéré comme assuré et stable, stabilité qui n’est évidemment qu’une illusion naturelle tenant au fait que nous sommes dans notre présent. Or la prudence face au péché d’anachronisme et le souci – légitime celui-là – de se garder des simplifications téléologiques peuvent conduire vers l’idée fallacieuse d’un « principe d’immanence » [29] caractérisant chaque époque, principe selon lequel toutes les œuvres manifesteraient leur appartenance à leur temps par une ressemblance, une adhésion ou une adhérence qui ne serait autre que leur historicité : autrement dit la croyance tacite que tout ce qui aurait été écrit en 1637 convergerait dans une certaine mesure, croyance qui non seulement se délite quand on regarde 1637 d’un peu près, mais qui en outre voue à l’aporie toute réflexion sur la singularité comme sur la longue durée des œuvres, et qui, conséquence plus dommageable encore, condamne le sentiment spontané de proximité avec l’une d’elles, susceptible d’advenir à n’importe quel moment de l’histoire, à être systématiquement fondé sur un contresens [30].

Il me semble qu’en deçà de toute doctrine sur ce point (hégélienne, foucaldienne, bourdieusienne, de Zeitgeist, d’habitus, de paradigme, etc.), et d’un simple point de vue empirique, le fait d’étudier conjointement des discours hétérogènes permet de laisser surgir des singularités, qui à la fois découlent du fait et prouvent qu’il n’existe aucune adhérence de ce type, mais bien au contraire des phénomènes d’écarts et de non-congruence en synchronie même. C’est à cette occasion qu’apparaît la possibilité d’être touché immédiatement par un objet qui, quelles que soient les contextualisations auxquelles on l’oblige, quelles que soient les réductions auxquelles on le soumet en quelque sorte professionnellement, par l’élaboration des rapports tissés avec ce qui se faisait ou s’écrivait à l’époque, résiste, et continue à dire quelque chose d’actif [31], d’actuel, qui est une rencontre. Je conserve ce mot un peu lyrique de « rencontre » pour ce qu’il connotait au XVIIe siècle de hasard, de relation, de découverte et d’invention à la fois : une chose qu’on fait toujours apparaître par-delà la distance, un plain-pied qui est après tout le paradoxe temporel des Parnasses ou des Dialogues des morts qu’a imaginés la poésie.

Je donnerai l’exemple concret d’une telle rencontre avec un récit mythologique de Gombauld de 1624, qui m’a semblé énoncer sur l’imaginaire des choses qui ne sont réductibles ni à l’insignifiance de sa circonstance – car il a été conçu et lu comme œuvre de circonstance – ni à une préfiguration de notre contemporanéité – descriptible avec des concepts qui lui seraient étrangers. Etudier ce récit en l’historicisant, l’historiciser en le rapportant à un genre, à une fonction, à des conditions de production et de circulation matérielle, c’est se vouer à le perdre, à ne plus comprendre pourquoi on a eu cette émotion – ou plutôt, pour ne pas escamoter le travail littéraire derrière l’émotion, pourquoi on a eu à la lecture cette impression de compréhension accrue, cet intérêt. C’est l’identifier à un contexte où il finisse par se résorber, sans y voir ce qui n’était pas nécessairement vu, ou même n’avait pas été « mis » dans le roman de 1624, et que je crois pouvoir voir ou sentir de touchant sur le for intérieur. D’où le soulagement d’admettre comme postulat le paradoxe que nul n’est entièrement de son temps : ni l’auteur du passé, ni, grâce à lui, son lecteur présent.

Liée à cette première hétérogénéité du corpus intervient une deuxième forme de dislocation ou de déplacement, celle du chercheur conduit à s’intéresser à des textes de médecine ou de théologie, sans pour autant s’improviser historien ou théologien ou philosophe. Que signifie approcher « en littéraire » un texte non littéraire ? Chacun est-il habilité à le faire – du moins hors des exhortations évasives à l’interdisciplinarité – ou est-ce simplement du braconnage ? Pour ce qui est du XVIIe siècle, on peut étudier le Système de l’âme de Cureau de la Chambre pour des raisons historiques présentées lors de la première session du colloque, à savoir que les limites « du » littéraire n’étant pas encore assurées, la question ne se pose pas de ce cadastre institué après-coup. Mais, outre cette réponse par le fait, on peut penser qu’en droit, contrairement à un philosophe, contrairement à un scientifique, un littéraire est attentif dans n’importe quel discours aux effets de tout ordre, et pas seulement rhétoriques ou esthétiques, de la formulation discursive : la possibilité d’étudier la poétique d’un traité de médecine n’est après tout que la contrepartie de l’approche non-littéraire d’un sonnet ou d’une comédie, à laquelle se livrent utilement les historiens, les philosophes, les sociologues. Si les littéraires ont ce droit réciproque, c’est que leur attention particulière aux effets et à la forme du discours conduit, 3e dislocation, à la possibilité que de telles rencontres adviennent non seulement hors du corpus canonique, mais aussi ailleurs qu’à l’échelle du genre ou même de l’œuvre. Être « littéraire », selon cette légère aberration qui qualifie à la fois le lecteur et le livre, consiste d’abord peut-être à entendre tout à coup une phrase, à être saisi par telle ou telle page, indépendamment d’un tout. C’est à l’échelle de cette phrase ou de cette page qu’a lieu la dis-location qui la transporte jusqu’à nous, et par laquelle on peut définir l’intérêt particulier de traités non seulement périmés pour la science mais qui n’ont même pas la justification d’avoir « fait date » dans l’histoire.

L’attention accordée aux récits ou aux descriptions compris dans ces traités anciens donne lieu à une dislocation qui est à nouveau un parti pris à demi hérétique, puisqu’il s’agit de dissocier certains éléments d’une charpente théorique périmée dont ils sont originellement solidaires. On le fait à partir du moment où on trouve d’une façon ou d’une autre que tel ou tel énoncé touche juste, de cette justesse qui est une des modalités de la rencontre, et qui n’a pas plus à voir avec une valeur intemporelle qu’avec une altérité incommunicable.

D’où la dernière dislocation, qui tient à ce que la réunion éclectique de nos façons d’approcher ces textes du passé a un effet réel sur le corpus de ce que nous appelons en général la littérature du XVIIe siècle : avec cette dernière dislocation on a moins affaire à un champ de ruines qu’à un jeu de lego – augmenté sans cesse de briques supplémentaires ; et j’ai suffisamment de recul pour mesurer qu’ainsi reconfiguré par l’ensemble de nos pratiques, le XVIIe siècle par exemple a effectivement beaucoup changé depuis trente ans.

 

Nicholas White

J’aimerais récapituler les sentiments de mon collègue Bill Burgwinkle en remerciant Mme Merlin-Kajman de cette belle invitation. Effectivement, Bill et moi, nous fournissons – si j’ose le dire – le pain cambridgien pour ce sandwich chronologique qui nous permet – grâce aux interventions de mesdames Dauvois et Dumora – de goûter la première de ces trois réflexions d’aujourd’hui sur les dislocations au cœur des études littéraires contemporaines – c’est-à-dire dislocation de corpus, avant les sessions sur la dislocation des méthodes et la dislocation de la discipline elle-même. Et je ne serai ni le premier (ni le seul sans doute) à considérer le rapport entre la dislocation du corpus et celle des méthodes. Autrement dit, les nouvelles grilles de lecture mettent en lumière un nouvel éventail de textes ; et un processus de décanonisation, ou de recanonisation, exige, n’est-ce pas, les nouveaux modèles d’interprétation. Cette journée sur la (ou les) dislocation(s), se trouvant dans le sandwich de ce colloque, entre les débats d’hier qui tournait naturellement sur la question de ’89 et les conclusions, provisoires sans doute, de demain, je voudrais explorer ce concept-clé de dislocation, en réfléchissant sur certains développements importants dans mon propre domaine, c’est-à-dire les études dix-neuviémistes. Nous apprécions tous, n’est-ce pas, la manière dont Mme Merlin-Kajman et Monsieur Cornilliat ont conjugué dans ce colloque la perspective française et les perspectives anglo-américaines. Ce sera peut-être intéressant pour nos collègues français donc, si j’offre quelques observations sur les développements anglo-américains dans l’étude de la France au XIXe siècle. Bien entendu, il existe de très fortes relations dans le domaine dix-neuviémiste entre les chercheurs français, les chercheurs britanniques (et irlandais), et les chercheurs américains. Mais sur le plan institutionnel l’alliance anglo-américaine est plus qu’évidente, surtout entre NCFS, c’est-à-dire Nineteenth-Century French Studies, la société nord-américaine, et SDN, la société britannique des dix-neuviémistes, alliance évidente à leurs colloques annuels et dans les pages de leurs revues, la nord-américaine s’intitulant « Nineteenth-Century French Studies » (naturellement) et la revue britannique s’intitulant « Dix-Neuf ».

Mes propres recherches portent sur les premières décennies de la Troisième République, et l’argument même de ce colloque que nous avons tous et toutes reçu met en avant la particularité de sa position dans l’histoire non seulement de la littérature, mais de la littérarité:

« Est-ce par un abus de langage depuis longtemps constaté et documenté, ou par habitude, par pesanteur institutionnelles, que l’on continue à parler de “littérature” pour désigner un corpus de textes écrits avant la Révolution française et identifiés anachroniquement comme “littéraires” à partir de la mutation sémantique et institutionnelle du nom et de l’adjectif depuis la fin du XVIIIe siècle ? Est-ce par un autre abus, ou par habitude, que l’on continue à parler de “littérature” au sens hérité de cette mutation, à propos de ce qui s’écrit, se lit, s’enseigne aujourd’hui, fût-ce pour déplorer son détournement, son déclin, son décès, et ceux de la culture dont elle constituerait le cœur ? En supposant que nous soyons en train de sortir d’une conception de la “littérature” qui, pendant deux siècles, servait entre autres choses à coopter des textes antérieurs à son avènement, avons-nous affaire à la dislocation irrémédiable d’un corpus encore appelé “littéraire”, du plus ancien au plus contemporain, ou à sa recomposition, et sous quel nom ? »

Ces deux siècles étant, bien entendu, le XIXe et le XXe. En tant que chercheur sur la littérature de la fin du XIX siècle et de la belle époque, je me trouve donc au centre (de toute façon mathématiquement, c’est-à-dire selon la numérologie de l’histoire qui se divise en siècles). Certainement le développement du système républicain d’enseignement après la guerre de 1870 sous-tend cette institutionnalisation de la littérature. Et si on pense à l’influence de Gustave Lanson, et de son Histoire de la littérature française de 1894, on se souvient de l’importance de cette époque pour la définition moderne de l’histoire littéraire. (D’autres ont écrit récemment de façon persuasive sur son importance, y compris, dans cette salle, Oana Panaïté dans les pages de la revue Dix-Neuf).

Mais cette institutionnalisation est contredite par les diverses avant-gardes de l’époque, surtout dans la déconstruction post-baudelairienne de la beauté. On pense surtout à ce que l’on pourrait nommer la politique de l’assimilation de registres différents, soit dans le genre du roman – y compris bien sûr le Zola de L’Assommoir – soit dans le genre de la poésie, surtout chez Rimbaud. De nos jours, nous ne sommes que trop conscients de la banalité (ainsi que la popularité continue) du maître de Médan – ce libéral qui se veut radical, un réformiste plus qu’un révolutionnaire. Et on ne sait plus si même un roman tel Germinal est un véritable roman socialiste – ou un avertissement aux lecteurs bourgeois : sans la réforme, vous risquez la révolution. Le choc de cette hybridité de registres est encore plus tangible dans le domaine de la poésie. Ce que je voudrais mettre en lumière donc, c’est le rapport intime entre littérature et anti-littérature, qui est un rapport de dépendance, n’est-ce pas, avec tout ce que ce mot de dépendance implique en termes de pharmacodépendance, c’est-à-dire dépendance toxicomaniaque à une substance médicamenteuse ? Non pas le remède dans le mal, mais le mal (je suis tenté de dire « les fleurs du mal ») comme remède, comme pharmakon, comme réécriture, comme contre-normativité avant-garde, c’est-à-dire comme anti-canon. Et bien entendu cette mise en question de la hiérarchie de la littérature du XIXe siècle doit beaucoup, n’est-ce pas, à Jacques Rancière (et on pourrait réfléchir longtemps sans doute sur le rapport entre le postulat de l'égalité des intelligences et la problématisation du concept du canon littéraire). L’argument du colloque nous demande si nous voyons « subsister un rapport, ou s’établir un nouveau rapport, entre leur savoir spécialisé tel qu’il se constitue actuellement, et la manière dont les auteurs dont ils s’occupent peuvent (pourraient) être présentés à, appréciés par des lecteurs contemporains, ou enseignés à des lycéens, c’est-à-dire partagés avec des gens qui ne partagent pas ce savoir, au même titre que des œuvres d’époques différentes ? » Le problème pour le statut critique et universitaire de Zola, ce n’est pas son inaccessibilité, par contre c’est ce que l’on pourrait appeler l’autodémystification de ce populiste populaire.

Bien entendu ma référence à Rimbaud s’inspire de l’article d’Hélène Merlin-Kajman sur Rimbaud, « Ce qui cloche », qui se trouve sur le site web de Transitions et qui crée un dialogue avec le travail important de l’historien Carlo Ginzburg pour mettre en cause la lecture de Rimbaud par Faurisson (surtout sa lecture de ce poème archiconnu « Voyelles »). De fait, le travail de Ginzburg sur l’épistémologie du XIXe siècle a été un facteur important dans le mariage de la cultural history, de l’histoire culturelle, et des études littéraires – surtout son paradigme cynégétique qui se trouve au cœur d’une variété de discours du siècle (criminologiste, et psychanalytique – ou prépsychanalytique – ainsi que littéraire).

Avant le colloque on a attiré notre attention sur la rubrique « La Beauté », et une façon de comprendre la force anti-institutionnelle de Rimbaud et de Zola est d’analyser la qualité de l’anti-sublime qui se trouve dans leurs textes autrement fort dissemblables – soit l’anti-sublime naturaliste, soit l’anti-sublime d’un poème tel « Vénus anadyomène ». Mais l’histoire vingtiémiste du canon dix-neuviémiste, c’est aussi l’histoire de l’absorption de cet anti-sublime qui met en cause les valeurs esthétiques. Mise en cause qui nous invite à réfléchir sur un autre terme clé du projet Transitions. C’est-à-dire le contresens (terme que ma collègue Emma Gilby glosera cet après-midi). Dans un dictionnaire du XIXe siècle on trouverait les définitions suivantes : interprétation contraire à la signification véritable; mauvaise interprétation; sens inverse par ex. « prendre le contresens d’une étoffe », c’est-à-dire brosser une étoffe à rebours comme on caresse un animal à rebours. Cette notion de contresens comme mouvement à rebours s’incarne bien sûr dans le roman de Huysmans de 1884 qui porte effectivement ce nom d’A rebours, marque d’une perversité voulue de la part de l’auteur et son protagoniste des Esseintes, perversité non seulement dans son refus de la société urbaine contemporaine, mais aussi son désir de définir sa propre bibliothèque, c’est-à-dire sa propre littérature. Et ce qui frappe dans le choix de lecture chez des Esseintes, c’est le mariage de l’hypermoderne (Baudelaire, Flaubert, Mallarmé et autres) et d’un patrimoine latiniste et religieux. Pour des Esseintes, la littérature, c’est tout simplement l’écriture créatrice qui vaut la peine d’être relue (et donc gardée dans une bibliothèque). Et cette bibliographie, ce qu’on appelle dans les cours universitaires anglophones une « reading list » est en fait une « re-reading list », un corpus qui s’offre à la relecture qui est l’acte d’interprétation. Définition qui, naturellement, laisse ouverte maintes questions. Souvenons-nous de l’observation de la figure de l’artiste, Paul Vence, dans Le Lys rouge d’Anatole France, publié en 1894, roman préproustien sur la jalousie rétrospective : « Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture? Une suite de faux sens, de contresens, et de non-sens. Lire, entendre, c’est traduire. Il y a de belles traductions, peut-être ; il n’y en a pas de fidèles. »

Observation qui embaume un certain pessimisme flaubertien sur l’impossibilité de l’acte littéraire. Et Flaubert bien entendu joue un rôle important dans les efforts récents de beaucoup de critiques de privilégier la dislocation (je reviens en guise de conclusion à notre terme-clé d’aujourd’hui) la dislocation de la littérature non simplement après ’89 mais (comme l’argument de ce colloque nous le rappelle) après l’âge romantique, et dans les termes politisés de Roland Barthes, après 1848. Et cette notion barthesienne de la dislocation du contrat littéraire après les désillusions de ’48 et l’échec du contrat social républicain se transpose dans la critique anglophone de la même époque, surtout dans les termes « oppositionality » de Ross Chambers et de « counter-discourse » de Richard Terdiman. 

Zola n’est pas Flaubert, on l’a constaté bien des fois. Mais même le naturalisme exhibe un fantasme antilittéraire. Comme littérature qui essaie de résister aux tentations des écoles littéraires préexistantes, soit la symétrie et la sinuosité du classicisme, soit la subjectivité et la sentimentalité du romantisme, c’est-à-dire un retour quasi rabelaisien à la matérialité du corps. Et dans cette section sur la dislocation du corpus, bien évidemment on n’oublie pas cette signification médicale, donc corporelle, du terme. Et ce n’est pas seulement le naturalisme qui offre ce genre de résistance à la littérarité. Car le fantasme de l’avant-garde, malgré la dialectique qui le connexe au canon, est d’articuler une vision littéraire tellement innovatrice que l’on n’arrive guère à reconnaître la littérarité de ses plaisirs.

J’ai dit que je conclurai en revisitant cette notion de « dislocation » que nous avons tous et toutes sans doute explorée dans les dictionnaires français et anglais (car le terme existe dans les deux langues). Et ces définitions fournissent des moyens pour conceptualiser notre usage du terme aujourd’hui. En science des matériaux, une dislocation est un défaut linéaire correspondant à une discontinuité dans l'organisation de la structure cristalline. Il est clair - je cite - que la déformation plastique nécessite un réarrangement important de la matière. Pourtant cette situation semble paradoxale dans les métaux, où la structure interne doit être conservée malgré les changements de forme extérieure. La façon la plus intuitive d’imaginer la déformation est de considérer qu’elle procède par une série de glissements élémentaires le long de plans atomiques, à la manière des feuilles d’une rame de papier qui glissent les unes sur les autres. Ceci est appelé un cisaillement. Lorsque l’on déforme un cristal, on peut observer dans certaines conditions de petites marches sur leurs surfaces. Il est facile de comprendre que lorsqu’on fait glisser un plan d’atomes l’un sur l’autre (on parle d’un plan de glissement), on crée un décalage qui forme une marche en surface. On trouve donc dans ce discours des sciences naturelles un certain vocabulaire propre à nos besoins ( un vocabulaire de déformation, de discontinuité, de glissement, et de décalage mais aussi cette référence à la structure interne du cristal, ou – si on veut – à la lisibilité nécessaire de l’avant-garde lui-même).

On parle aussi, n’est-ce pas, d’une dislocation linguistique, c’est-à-dire un procédé d'emphase, comme l'extraction. Il s'agit du détachement d'un constituant en tête ou en fin de phrase, constituant repris par un pronom : par exemple : « Les pièces de Giraudoux, Louis Jouvet les a créées » (c’est-à-dire anaphore) ; ou « Louis Jouvet les a créées, les pièces de Giraudoux » - c’est-à-dire cataphore, en anglais « right dislocation », ou la syntaxe de la pensée après coup. On pourrait dire donc que la syntaxe, pour ainsi dire, de l’histoire (et je souligne le terme) littéraire est toujours une dislocation de l’expérience actuelle d’une époque révolue, toujours une réflexion après coup. Ce qui nous mène à réfléchir sur la dualité de cette dislocation, c’est-à-dire l’histoire littéraire comme dislocation critique après-coup de la dislocation de l’acte littéraire, ou, si on veut, réécriture d’une réécriture. Malgré les efforts de la part des communautés universitaires d’identifier les blocs géologiques qui forment la littérature à une certaine époque, on arrive mal à nier l’évidence que la littérature est en perpétuelle mutation (ou dislocation), dislocation qui tend à l’illisibilité ainsi qu’à l’innovation, donc à une crise interprétative ainsi qu’à une ambiance de créativité. Et cette abstraction trouve son référent un peu partout dans l’histoire littéraire, mais certainement à l’époque où je travaille, entre la guerre de 1870 et la première guerre mondiale.

La signification la plus courante du terme anglais « dislocation », c’est la luxation – de luxatio - le « déplacement anormal de deux surfaces articulaires (c’est-à-dire qui unissent les os ou les cartilages les uns aux autres) qui ont perdu leurs rapports naturels » (Robert) - donc se démettre la hanche ou l’épaule, se traduit ainsi: « to dislocate one’s shoulder or one’s hip ». Et au sens figuré, l’anglais « dislocation » veut dire - dans un style soutenu :

1) désorganisation d’un système de transport (de transmission, précisément)

2) bouleversement d’une économie et/ou des structures sociales

3) Et finalement la dispersion d’une population. « Dislocation » comme déménagement, comme relocalisation (ou « relocation » en anglais), comme tous ces Anglais qui continuent à coloniser la France, en Dordogne ou en Bretagne.

Bien sûr cette relocalisation est, parfois, un retour à une locale, un rebroussement de chemin qui nous ramène à un endroit que nous avons déjà visité, mais oublié. Considérons l’intérêt récent pour les écrivaines du XIX siècle. Récemment nous avons vécu non seulement l’explosion d’une véritable industrie sandienne, mais aussi le retour d’un certain refoulé, collectif et culturel, c’est-à-dire le renouvellement d’intérêt pour un vaste éventail d’auteures françaises oubliées, non seulement parmi les critiques françaises de nos jours mais surtout parmi les critiques anglo-américaines. Le meilleur exemple d’une écrivaine retrouvée, c’est peut-être Rachilde, l’auteure de roman décadents à la fin du XIX siècle tels Monsieur Vénus et la Marquise de Sade. Et cette capacité à nuancer les questions de genre au sens anglophone de gender touche la question de genre littéraire. Citons l’œuvre exemplaire de la critique américaine Naomi Schor qui a commencé sa carrière en travaillant sur la fiction naturaliste, c’est-à-dire hypermimétique d’Émile Zola. Mais le fruit ultime d’une carrière vécue en plein féminisme a été son rôle important dans la recanonisation de George Sand, surtout son étude de 1993 sur Sand et l’idéalisme. L’antithèse donc, semble-t-il, du naturalisme zolien. Et le problème de l’illisibilité de Sand pour les lecteurs modernes s’y présente non pas au niveau d’inintelligibilité surintellectualisée et hypermoderne, mais au niveau d’une excessive sentimentalité (on pense par exemple au dénouement d’Indiana qui résiste au topos du suicide). Et c’est là dans cette exploration de lisibilité perdue ou oubliée que l’on trouve souvent les recherches les plus intéressantes de nos jours, au carrefour des belles-lettres et de l’histoire culturelle.

 

 

Discussion

 

Claire Badiou-Monferran : Merci beaucoup. Je crois que vous avez interprété tous de manière assez différente cette question de la dislocation du corpus. Vous préférez réagir d’abord aux interventions des autres ou bien que la salle intervienne ?

Nicholas White : Je trouve des échos chez mes collègues françaises à propos des XVIe et XVIIe siècles. Au XIXe siècle, on vous parle de plasticité, de critères de canonisation, ça se trouve aussi dans la recherche d’un chercheur dix-neuviémiste. On n’est pas tellement loin malgré l’obstacle de la Révolution, du Romantisme.

Bill Burgwinkle : J’ai été impressionné aussi par ce qu’ont dit mes collègues françaises, notamment à propos du texte qui est générateur. La littérature, c’est quelque chose qui crée des copies, par exemple. La littérature, c’est une longue conversation. Ce n’est pas forcément historique dans le sens où on l’entend aujourd’hui mais c’est plutôt quelque chose qu’on peut extraire, un peu, de la période pour le lire sous une autre lumière.

Jean-Nicolas Illouz : Dans l’exposé de Florence, j’aimerais relever le mot de « rencontre » littéraire, de « rencontre » avec les textes du passé. En effet, c’est un mot intéressant, d’autant plus que Florence Dumora repérait une rencontre là où elle est la moins attendue, c’est-à-dire même dans un texte non littéraire, on peut avoir le sentiment qu’une rencontre littéraire, au détour d’une phrase, se produit. Ça me paraît quelque chose d’intéressant et ça lèverait aussi, l’idée de rencontre, l’opposition que l’on peut ressentir entre l’expérience émue d’un texte et le geste historique puisque ce qu’il s’agit de faire avec l’histoire littéraire, c’est non pas simplement de situer le texte dans un passé lointain, perdu ou momifié, mais de le faire revenir jusqu’à nous. Faire de la conscience historique que nous avons des textes du passé est alors un acte de mémoire, où ce qui est passé est ressenti comme à nouveau présent au moment où l’on en prend conscience. On prend conscience à la fois de sa présence et de son éloignement historique. C’est ce qui est bouleversant, souvent, dans les textes du passé : ils viennent de si loin et ils nous touchent encore.

Florence Dumora : Je suis tout à fait d’accord mais peut-être que placer cette idée uniquement sous le signe de l’émotion serait incomplet par rapport à des effets de rencontre qui viennent, qui sont aussi sous le signe de l’intellection, c’est-à-dire de trouver dans une théorie passée quelque chose qui ne pouvait pas – c’est pour ça que la contextualisation ne suffit pas – apparaître à l’époque, qui n’apparaît que dans cette résonance et qui, du coup, ne peut être dégagé que maintenant. Et c’est ce qui fait bouger le passé, évidemment, c’est une banalité mais ce n’est pas uniquement esthétique. Ça peut être un possible de pensée qui n’apparaît que par la confrontation délocalisée ou disloquée avec d’autres approches, d’autres systèmes, sans idée de progrès, d’anticipation. On fait apparaître rétrospectivement ce qui était là. On n’a pas de mal à le faire pour Aristote, indéfiniment. C’est beaucoup plus aberrant de le faire à propos de quelqu’un qui n’a pas marqué l’histoire. Pourtant, des effets de rencontre sont féconds.

Nicholas White : C’est intéressant, ce double accent sur les exigences historiques et l’importance de l’émotion dans l’acte de lire, car, bien sûr, un des phénomènes que l’on voit, c’est un effort, dans certains cas, de composer une histoire des émotions. Est-ce que c’est possible d’écrire une histoire des émotions ? Ce serait un moyen, peut-être, de faire le pont entre l’historicité et cette question des émotions. Bien sûr, la lecture, ce n’est pas seulement une émotion.

Jean-Nicolas Illouz : Nathalie, est-ce que la littérature est intrinsèquement laïque ou a intrinsèquement à voir avec quelque chose comme le « laïc » ? En tout cas, ce que répondrait Mallarmé, c’est que le livre dont il parle, par rapport à l’Ancien Livre, c’est-à-dire la Bible, c’est la même chose quoique retournée comme un gant et ramenée à des lettres simplement. Mais ce serait la même chose, quoique retournée de fond en comble. Donc, je pense que la littérature a à voir avec la profanation, au sens où on rend profane. Est littéraire ce qui est profané par rapport à un texte sacré, mais ce geste de profanation, ce n’est pas simplement nous qui, comme littéraires, lisons les textes littéraires comme sacrés mais ce peut être également, dans les textes sacrés, sentir ce jeu profane de la lettre qui donne alors la possibilité du commentaire, dès l’origine.

Nathalie Dauvois : Le corpus, c’est aussi redessiner le temps. C’est complexe et très intéressant. La transgression des frontières…

Michel Magnien : Oui, à ce sujet, on peut prendre l’exemple de Montaigne dans l’essai des prières. Il se prononce sur les prières en tant que particulier qui n’a aucune ambition à faire de la théologie. C’est comme homme et simplement homme qu’il donne son opinion. Et ce qui m’avait frappé dans l’intervention de Jacqueline Cerquiglini hier, c’est le fait que les médiévistes ont tendance à vouloir agréger alors que nous, seiziémistes, on a plutôt le sentiment que c’est la dislocation entre deux sphères, entre les lettres divines et les lettres humaines, que se crée ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature. C’est à ce point-là, à mes yeux, que se crée la littérature. La volonté d’agréger m’a frappé alors que, moi, j’aurais tendance à vouloir disloquer. Bien sûr, tout homme à la Renaissance est supposé croyant mais il peut aussi en parler de manière profane et de manière individuelle. Avec Montaigne, on sent bien les choses.

Nathalie Dauvois : Oui mais, en même temps, il y a un changement du statut de la religion, parce que la religion s’intériorise et c’est compliqué…

Michel Magnien : Oui mais là, on va revenir à des problèmes de professionnalisation, justement. Le théologien, il a sa carte de visite, c’est à ce titre-là qu’il prend la parole et qu’il publie. On est dans un autre mode, dans un autre monde.

Nathalie Dauvois : Mais il y a Augustin, Les Confessions...

Michel Magnien : Il faut aussi scander les choses. Augustin, il a vécu à l’époque où il a vécu. Il avait son statut. À l’époque, il était évêque. Après, c’est le problème du va-et-vient déjà souligné hier par Paolo Tortonese. Nous, peut-être qu’on peut considérer, à la Renaissance, au XXIe siècle, que les Confessions sont un superbe texte littéraire. Mais ce n’est pas comme théologien qu’il l’a écrit. C’est un problème de superposition de casquettes.

Florence Goyet : Augustin ne revendiquerait pas la casquette de littéraire. Il a écrit ces textes comme théologien.

Michel Magnien : Oui, mais là encore c’est un effet de feedback ; nous, on le perçoit comme un texte littéraire.

Florence Goyet : Je pense que la réception, à l’époque, est déjà ambiguë en fait, immédiatement. C’est vrai que c’est compliqué.

Michel Magnien : Oui, c’est très compliqué. Mais bon, pour revenir à mon Montaigne, il y a quand même quelque conscience, des petits feux de signalisation qui s’allument par moment, il y a des dislocations qui sont fortes à mes yeux.

Nathalie Dauvois : Donc la littérature devient privée. Individuelle, singulière. Mais Montaigne, c’est quand même exceptionnel. Peut-on le prendre comme point de repère ou comme point de départ ?

Hélène Merlin-Kajman : À propos de la profanation évoquée par M. Illouz, je suis frappée par ce thème parce qu’il se trouve qu’il est présent dans ma réflexion sur la littérature : il me semble que c’est effectivement une des entrées importantes pour nous. J’ai envie de repartir de mes vingt ans, quand j’ai été étudiante que, sortant de la formation Lagarde et Michard etc., je suis tombée avec émerveillement, sous la forme d’une conversion presque, dans la nouvelle critique, à la fois dans la révolution théorique et la révolution politique. Bon, la révolution politique, elle n’est pas faite et elle ne le sera pas d’ici longtemps, donc on va la laisser de côté. Bref, il y avait l’idée qu’il fallait absolument désacraliser la littérature dont la sacralisation était finalement presque synonyme d’une idéologisation au service de l’hypnose dominante. La sacralisation de la littérature, c’était l’idéologie bourgeoise qui en était responsable et donc la désacralisation était le mot d’ordre. Il me semble maintenant qu’il faudrait peut-être distinguer entre la mythification et la sacralisation ; et, surtout, qu’il y a dans l’idée de profanation – dont l’étymologie renvoie au geste de faire revenir les objets sacrés à l’usage commun comme le raconte Agamben dans Profanations – une sorte de tension : pour qu’il y ait profanation, il faut qu’il y ait sacralisation et donc le mouvement de profanation me paraît très important ; il rejoint ce qui a pu s’évoquer hier du « commun », du retour au « commun » et j’avais envie de demander à la fois à Bill et à Florence si vous pouviez reconnaître ce mouvement-là dans ce que vous avez présenté. Bill, tu as parlé de l’histoire, précisément d’un texte qui pourrait être un discours institué – je pense aussi à ce qu’on vient de dire sur les textes religieux, on pourrait étendre le texte religieux à tout discours strictement institué et comme tel, à ce moment-là, intouchable sinon « sacré » au sens de séparé et touchable par les prêtres de telle ou telle discipline… Florence, est-ce que tu accepterais de décrire ce que tu fais comme une activité de profanation dans le sens tout juste évoqué, qui serait la caractéristique des littéraires, et à ce moment-là dans la profanation, il y aurait rencontre – rencontre dans le commun d’une expérience présente de n’importe quel texte ? Pour Bill, c’est l’histoire. Pour toi, c’est toutes sortes de contextes. Ce serait ça qui caractériserait la littérature et, à ce moment-là, je suis convaincue qu’on a des choses à apprendre aux historiens sur l’histoire, peut-être pas sur leur discipline mais sur l’histoire.

Florence Dumora : Je n’aurais pas pensé au terme de profanation mais j’aurais pensé à un autre terme qui, au fond, se rapproche, qui est l’idée que « littéraire » renvoie à quelque chose d’impropre, constitutivement impropre parce que ça essaie tous les discours autour et que c’est cette impropriété constitutive qui permet de faire, de déborder systématiquement d’un cloisonnement par disciplines, par compétences, avec à chaque objet sa méthode. Si on essaie de nous cantonner au propre de notre discipline, on va avoir beaucoup de mal à dire ce qu’on fait et sur quoi. En revanche, si on admet qu’il s’agit de réfléchir d’abord à une sorte d’impropriété de l’application aux discours, on pourra traiter d’un ensemble. C’est toujours par comparaison qu’on se définit comme « littéraire ». Il y a une histoire des émotions allemande que j’avais trouvée fracassante, c’est une histoire des théories reconfigurées par un philosophe qui fait l’histoire, de façon magistrale, systématique, des déplacements, des questionnements philosophiques ; et ce sont tous les grands noms, Platon, Augustin, etc. Et c’est spectaculaire et, en même temps, ma réaction viscérale, c’est de me dire « comment ose-t-il ? Comment peut-il sauter d’un massif de compétences à un autre sans voir que chacun de ces discours était pris dans un tissu de discours impropres qui les influencent et qui font passer de l’un à l’autre, d’un massif à un autre ? ». C’était très amusant parce que, dans la discussion, il avait dit « oui, c’est vrai, il faudrait que j’intègre quand même, sur les passions, le discours médical », mais pas une seule fois, il n’était venu à l’assemblée des philosophes de se dire que, peut-être, la littérature était partie prenante autrement que comme une illustration mais qu’elle faisait agir ce passage. Je ne sais pas si c’est la profanation mais les réactions étaient de souligner le sacrilège de la revendication d’un passage, de la transition… Peut-être que le mot de « profanation » est trop intimidant.

Bill Burgwinkle : La profanation est au cœur des études médiévales à mon avis. Je suis en désaccord avec Jacqueline pour qui j’ai le plus grand respect mais on ne peut pas dire que le Moyen-âge est en-dehors du sacré. C’est vrai que surtout aux XIIe et XIIIe siècles, il y a énormément d’auteurs qui ne parlent jamais de Dieu ou qui parlent de Dieu mais pas en tant que théologiens. Il y a énormément de troubadours, par exemple, qui ne parlent jamais de Dieu, sauf pour dire « Que Dieu me permette de coucher avec ma bien-aimée ce soir ». C’est la fin du discours religieux et, malheureusement, au milieu du XXe siècle, les critiques avaient tendance à dire « c’est une littérature laïque, c’est une littérature qui sort du discours religieux ». Pas du tout, on ne sort pas du religieux au Moyen-âge et c’est exactement ça ce qui fait que cette littérature devient de la littérature, c’est parce qu’il y a, à tout moment, une tension entre le sacré et la résistance au sacré. Nathalie a parlé du statut de la Bible. L’auteur réécrit la Bible sans hésitation ; il change certains détails ; il saute, il laisse tomber des choses ; il n’a pas peur de prendre ce matériau et d’en faire quelque chose d’autre, quelque chose de vivant, quelque chose d’historique en fait.

Nathalie Dauvois : Donc on peut inventer…

Bill Burgwinkle : Absolument. La vérité est toujours en question… Et le statut des classiques, la matière d’énormes textes qui ne sont pas forcément touchés par la religion, mais on ne peut pas penser le Moyen-âge hors de la pensée religieuse, même si on la rejette hors de son cœur.

Francis Goyet : Il me semble très intéressant de parler, comme Nathalie l’a fait, de cette rupture théorique autour des années 1960, précisément avec ce paradoxe qu’on apprend des techniques très détaillées qui ne sont jamais mises en pratique. C’est un vaste sujet. Il faut bien voir que, de ce côté-là, François Cornilliat en a parlé hier, du côté de la demande faite aux étudiants d’écrire, ça s’est pratiqué jusqu’à la réforme lansonienne, c’est-à-dire jusqu’à la suppression de la classe de rhétorique. Donc là, il n’y a pas « avant » la Révolution et « après » la Révolution ; il y a « avant » Lanson et « après » Lanson. On en est tous tributaires aujourd’hui. Dans les années 1960, il y a une tentative pour sortir de ce carcan, qui a transformé les étudiants et les élèves en interprètes et non pas en producteurs de textes. C’est très flou dans notre esprit. Moi, j’avais montré ça aux étudiants, cette initiation à la rhétorique ancienne, à travers les annales du Concours Général de Français jusqu’en 1885. Ça s’arrête évidemment en 1885 et, de 1830 à 1885, vous avez les exercices du Baccalauréat, du Concours Général, ce sont des exercices d’écriture. Je ne sais pas si vous mesurez bien, ça veut dire qu’il faut donner des sujets, il faut avoir une pratique de notation ; comment on décide que tel texte produit est dans le sujet ou en dehors ? Est-ce qu’on note le style ? La construction ? La divergence ? La rupture ? La continuité ? Et là, il y a une continuité très frappante avec le XVIe siècle… J’avais trouvé en marge du Concours Général une des premières productions de Hachette, le fondateur de la maison Hachette, qui était, en 1831, de demander à son professeur de classe rhétorique à Louis-le-Grand de faire un recueil des copies rendues par ses élèves parce que, parmi ces élèves, il y a Sainte-Beuve, Victor Cousin, et il y a tous ceux qui ont fait la révolution de 1830. Le sujet est donné par le professeur – il n’y a pas Andromaque, ou les narrations de Flaubert, etc., on est au niveau supérieur, là on parle de la classe de première qui est la fin du système à l’époque. Et je vous montre ça comme exemple d’une continuité totale dans la classe de rhétorique. Le professeur de 1827-28 donne comme matière de composition un discours tenu par François Ier devant la ville de La Rochelle, c’est chez les frères Du Bellay ; il analyse le discours et il résume le discours pour les élèves et les élèves doivent faire le discours eux-mêmes sans avoir lu le discours d’origine, je suppose, je n’ai pas toutes les pratiques du XIXe siècle. Or, ce même discours est analysé à Strasbourg, à la fin du XVIe siècle ; il est pris chez les frères Du Bellay et on voit la même finalité qui est de réécrire un discours. Dès qu’on se place dans ce genre d’idées, on est d’abord très loin des ateliers d’écriture où les consignes sont assez farfelues et où il ne s’agit pas de faire avec ça un Baccalauréat et, d’autre part, surtout, ça saborde d’un seul coup Lanson ; c’est-à-dire que ça saborde d’un seul coup ce mythe sur l’historicisation littéraire. On a tous déjà bien souligné, y compris ce matin, que c’est la rencontre, que c’est la continuité, que c’est extraire du passé quelque chose pour le rendre présent. Ce n’est pas du tout de l’histoire. Cicéron, pour moi, c’est présent, ce n’est pas ancien. Sous prétexte qu’on reculerait dans le passé, ça serait de plus en plus ancien, mais c’est faux. Ça c’est d’abord parce qu’on est dans l’historicisation. La simple écriture de discours, Sainte-Beuve qui écrit des discours, c’est quand même pas rien ! Vous avez là le lien direct pour produire de l’émotion et non pas pour ressentir de l’émotion. Le problème des années 1960, c’est qu’on s’est focalisé sur les figures de la rhétorique restreinte. Or, on ne peut pas faire un discours avec des figures, avec des métaphores. On a reposé la question de l’engendrement. L’engendrement, c’est l’engendrement d’une œuvre, d’un texte complet. Je suis allé voir le directeur de Sciences-Po à Grenoble et il me dit : « quel rapport entre le discours poétique et Sciences-Po ? ». Je vais voir les avocats à Grenoble et ils ne comprennent pas le rapport entre l’écriture d’une plaidoirie et la littérature. L’écriture d’une plaidoirie n’est pas enseignée aux avocats. Nous sommes dans une situation de la rupture entre la théorie et la pratique. Il y a des gens qui écrivent des discours politiques ; il y a des gens qui écrivent des plaidoiries. Badinter refuse de publier les brouillons de ses discours parce qu’il ne veut surtout pas que des théoriciens se jettent dessus. Donc les avocats actuels refusent de publier leurs discours pour éviter d’avoir des théoriciens sur le dos. On est dans une rupture totale. Mélenchon est célébré comme un orateur extraordinaire. Résultat : aucun journal ne publie un discours de Mélenchon. Je ne parle pas de Cicéron, je parle de Mélenchon [rires]. Ce que je veux dire, c’est que Mélenchon c’est déjà du passé. Mélenchon qui, apparemment, dans la campagne électorale [Présidentielles 2012] a été un événement rhétorique, c’est ce que tout le monde a dit, c’est en réalité déjà du passé parce qu’il n’y a pas de contenu, on ne peut pas travailler dessus…

Florence Goyet : Si on a des modèles, pourquoi est-ce qu’on chercherait à reconstituer l’œuvre ? Dans le corpus de Florence Dumora, il y a de quoi refaire tous les types de discours. C’est plutôt une force. La réécriture, elle existe. Regardez le « mème» : c’est le détournement, sur internet, de quelque chose qui a eu un énorme succès. C’est du pastiche, oui, une sorte de pastiche et c’est quelque chose qui peut être à la fois écrit ou parlé mais il y en avait un d’assez extraordinaire sur le film 300, je ne sais pas si vous avez vu cette horreur hollywoodienne sur Sparte, dans le genre du cinéma post-11 septembre, et la grande scène où Léonidas fait tomber dans le puits l’ambassadeur qui voulait discuter, c’est quelque chose qui a provoqué des milliers de détournements, d’imitations, de reprises, … Et donc on est là dans quelque chose d’extrêmement vivant. Je ne suis pas sûre qu’il faut se dire que les gens ne lisent plus ou n’écrivent plus. Simplement, il faut peut-être un peu déplacer le sens de « transmission ».

François Cornilliat : Francis est intervenu très précisément sur des choses que je voulais reprendre. Il s’est dit vraiment des choses importantes pendant cette session et il y a d’abord une chose très rassurante, vous avez tous très bien compris qu’en fait, il n’y a pas de corpus non problématique. Lorsqu’on s’inquiète de dislocation, on s’aperçoit qu’il y en a partout. Il n’y a pas de corpus qui se compose sans corpus qui se décompose d’une façon ou d’une autre. Il y a cette espèce d’unanimité paradoxale qui nous rassure en surface. Mais, dès qu’on va un peu plus loin, l’inquiétude revient parce que la façon dont tout cela est plastique n’est pas homologue ou assimilable de manière sûre. Ce qui m’a frappé, c’est la persistance de cette distinction fondamentale : que le corpus soit disloqué ou non, la question est de savoir si c’est un corpus pour lire ou pour écrire et là, il me semble qu’en recroisant les effets de constitution et de dislocation internes à chaque corpus possible ou pensable, on a de toute façon un désaccord ou une dissonance, pour reprendre ce mot de Florence Dumora qui me paraît très important. C’est ce qui se passe avec des théories qui constituent un corpus pour s’y opposer ; quand je lis Rancière, en même temps j’admire et en même temps, il est clair pour moi que l’Ancien Régime selon Rancière c’est quelque chose dont la cohérence est postulée pour permettre ensuite de penser alors que ça ne fonctionne pas, cette cohérence n’existe pas, c’est un artefact pour reprendre encore une fois un terme employé avec éloquence par Florence Dumora. Mais en fait, je suis absolument frappée par le radicalisme que je salue, de ce qu’a proposé Florence, qui réussit à détruire à la fois la notion de corpus et la notion d’histoire, finalement. Si j’ai bien compris, il ne reste plus rien [rires]. Et ça permet de libérer justement, dans sa pratique, la rencontre… Pour qu’il y ait rencontre, il faut cette mise à niveau heuristique, cette égalisation des textes, qui ne se prend pas pour une historicisation, qui récuse cette possibilité d’une histoire des émotions, par exemple, dont parlait Nicholas White. Ce n’est pas que cette histoire ne soit pas possible mais ce n’est pas avec cette histoire qu’on va contextualiser la littérature. On est là vraiment dans la lecture ; je veux dire, on est dans la possibilité de faire revenir quelque chose par l’expérience de la lecture. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire la même chose pour une expérience de l’écriture. Mais là, on retombe sur ce que disait Nathalie. Si on a un corpus d’écriture, alors là, oui, il faut de la norme ; il faut décider qui est un modèle d’écriture, qui ne l’est pas. On le voit, à la limite du parodique, avec la fameuse lettre de Gargantua, lorsqu’il s’agit de définir un modèle en Grec : Gargantua dit à Pantagruel de former son style à l’imitation de Platon ; lorsqu’il parle des textes des Grecs, c’est peut-être ironique ou parodique de la part de Rabelais, je ne rentrerai pas dans ce genre de débat, mais enfin c’est Platon et Pausanias. On lit Platon et Pausanias et on se délecte à lire les deux. Par contre, s’il faut en imiter un, Pausanias, non. C’est Platon. Il y a une différence de perspective qui tient à la différence entre la lecture et l’écriture. Bien entendu, il y a des passerelles, des contaminations. Mais si on pense à la querelle du cicéronianisme, pour rebondir sur ce qui a été dit tout à l’heure à propos de la religion, la question, c’est de savoir si on peut écrire en latin, à l’imitation de Cicéron, dans une culture chrétienne. C’est une question douloureuse sur laquelle on s’écharpe, on n’a pas du tout cette cohérence supposée de l’Ancien Régime, parce qu’on a grosso modo une lutte entre Cicéron comme modèle esthétique d’un discours littéralement puriste et puis, un latin lingua franca… enfin, j’hésite à parler de cela devant Michel Magnien, mais c’est véritablement un débat qui est à ce point virulent parce qu’il s’agit d’écriture. S’il s’agissait de lecture, ce ne serait pas du tout un problème. Il me semble important de voir qu’on a des effets pervers aujourd’hui qui tiennent précisément au fait que cette question de l’écriture n’est pas posée et que lorsqu’elle est posée, elle est mal posée, et qu’on est train de réinventer la roue. Je vous parlais hier d’un livre de Robert Scholes (English After the Fall. From Literature to Textuality, Universisty of Iowa Press, 2011) qui propose la refondation d’une nouvelle rhétorique et qui dit : « arrêtez ! Si vous voulez récupérer des étudiants, apprenez-leur à écrire et pour ça, faites-leur lire à la fois des textes poétiques et des textes argumentatifs ». Dans son esprit, il y a une espèce d’alliance parfaite d’un corpus totalement éclectique et de l’apprentissage de l’écriture. Je ne suis pas sûr que cela fonctionne comme ça…

Nicholas White : Un des problèmes des études dix-neuviémistes, me semble-t-il, se trouve dans ce rapport entre historicité et littérarité car, d’une part, on veut privilégier, enfin, on essaie de définir la spécificité du « littéraire » et cela, bien sûr, par rapport au travail des historiens, mais au XIXe siècle, dans les études dix-neuviémistes, ce que ça fait souvent c’est de privilégier le chemin du modernisme. Ça se comprend mais, en fait, la façon dont on privilégie, moi je le fais aussi, le chemin du modernisme, la capacité de la littérature d’anticiper, on finit par refouler le reste du canon et, surtout, par refouler la culture de normes et de modèles qui existait au XIXe siècle. Donc, en fait, cet effort de définir la spécificité du littéraire au XIXe siècle, ça crée aussi des problèmes sur le plan qui concerne une véritable compréhension historiciste de la production littéraire au XIXe siècle.

Participante : Est-ce que le terme de « profanation » qui a été avancé par Mme Merlin-Kajman est adéquat ?

[Rires].

Nicholas White : Comme elle a dit, c’est compliqué. Au XIXe siècle, on voit clairement les tensions d’éclectisme, d’une certaine perspective culturelle. On trouve chez Des Esseintes un goût pour la littérature profane et pour une certaine tradition. Une certaine littérature matérialiste, celle de Zola par exemple, pose des questions en relisant le corpus, notamment celle d’essayer d’identifier des moments où un certain discours religieux ne disparaît pas mais devient métaphorique. Ça tourne à la figuration…

 

Fin de la discussion

 

 
 


[1] Umberto Eco, « Dreaming the Middle Ages », in Travels in Hyperreality, trans. W. Weaver (New York: Harcourt Brace, 1986), pp. 61-72.

[2] Bruce Holsinger, Neomedievalism, Neoconservatism, and the War on Terror (Chicago: University of Chicago Press, 2007).

[3] Aimé Petit, « Le Roman de Thèbes dans l’Histoire ancienne jusqu’à César : À propos d’une édition récente ». Le Moyen Age (2001/1, tome CVII), pp. 113-121.

[4] Voir notamment à ce sujet, Dainville, François de, L'Éducation des Jésuites, Paris, 1977 ; Grendler, P. F., Schooling in Renaissance Italy, Literacy and Learning, 1300-1600, Baltimore & London, 1989 ; Moss, Ann, Printed common-places books and the structuring of Renaissance Thought, Oxford, 1996 ; Pfeiffer, Rudolf, History of classical scholarship : from the beginnings to the end of the Hellenistic age, Oxford, 1968 et History of classical scholarship : from 1300 to 1850, Oxford, 1976 ; Stillers, Rainer, Humanistische Deutung. Studien zu Kommentar und Literaturtheorie in der italienischen Renaissance, Düsseldorf, Droste Verlag, 1988.

[5] Nous reprenons cette notion et renvoyons pour son commentaire à J. Lecointe, L’idéal et la différence, Genève, Droz, 1993, p. 178 et s.

[6] Voir ici même la contribution de F. Goyet et le site Rare - Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution, notamment les commentaires de rhétorique de Ferrazi sur l’Enéide et sur Cicéron publiés dans l’Atelier.

[7] Dans Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990, notamment p. 78-90, p. 288 et s.

[8] C’est tout le débat du cicéronianisme, voir plus largement sur ces questions la synthèse et la bibliographie donnée par M. Magnien « Le français et la latinité : de l’émergence à l’illustration » in Histoire de la France littéraire, Paris, 2006, p. 36-77.

[9] C’est l’enjeu et le sujet de La Deffence et Illustration. Sur ces débats, et les listes concurrentes de modèles latins et vernaculaires, voir E. Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse, naissance de l’histoire littéraire française aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 2006, p. 39.

[10] Saturnales, V, 1, 18 : « Videsne eloquentiam omni uarietate distinctam? […] Nam qualiter eloquentia Maronis ad omnium mores integra est, nunc breuis nunc copiosa nunc sicca nunc florida nunc simul omnia, interdum lenis aut torrens: sic terra ipsa hic laeta segetibus et pratis ibi siluis et rupibus hispida, his sicca arenis hic irrigua fontibus, pars uasta aperitur mari. Ignoscite, nec nimium me uocetis, qui naturae rerum Virgilium comparaui. Intra ipsum enim mihi uisum est, si dicerem decem rhetorum qui apud Athenas Atticas floruerunt stilos inter se diuersos hunc unum permiscuisse. Tu le vois, son éloquence présente une infinie variété. […] De même que l’éloquence de Virgile, à la considérer tout entière, répond à tous les goûts, tantôt concise, tantôt riche, tantôt sèche, tantôt fleurie, tantôt tout cela ensemble, parfois douce ou emportée ; de même la terre est, ici riante avec ses moissons et ses prairies, là hérissée de forêts et de rochers, ailleurs desséchée par les sables, ou arrosée par les sources, ou ouverte à la vaste mer. Pardonnez-moi et ne me reprochez pas d’exagérer quand je compare Virgile à la Nature ; je n’aurais pas, me semble-t-il, dit assez en affirmant que si chacun des dix orateurs qui ont brillé à Athènes a eu son style propre, Virgile seul a su allier dans son œuvre tous leurs caractères différents. » Nous citons l’édition et la traduction par P. Bornecque et F. Richard des Saturnales, Paris, Garnier, 1937, p. 44.

[11] Voir ibid., V, 1, 7-17.

[12] Si le poète est celui qui invente des mythes et des fictions (de Diomède à Dante à J. Legrand dans l’Archiloge Sophie, II, 25 : « Poetrie est science qui aprent à faindre et à faire fictions », éd. E. Beltran, Paris, Champion, 1986, p. 149), la poésie doit son charme propre à sa variété (voir par exemple le commentaire de Landino au v. 29 de l’art poétique d’Horace Qui uariare cupit] Virtus maxima est, poema multa uarietate distinguere. Animum enim auditoris ex uarietate delectamus, & attentum reddimus, & ab omni fastidio remouemus (nous citons le commentaire de Landino dans l’édition des Opera, Bâle, 1555, que le lecteur trouvera sur notre site « Renaissances d’Horace » : http://www.univ-paris3.fr/horace .

[13] C’est la leçon des commentaires de son œuvre, nous renvoyons par exemple aux commentaires rhétoriques de Ferrazzi sur l’Enéide, qui portent sur quatre-vingt huit discours au style direct, édités sur le site de l’équipe RARE : Exercitationes rhetoricae in praecipuas P. Virgilii Maronis orationes, quae in Aeneidum libris leguntur, M. A. Ferrazzi, Padoue, 1694.

[14] Voir E. Mortgat, op. cit.

[15] Les Recherches de la France, VII, 8, éd. sous la dir. De M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, 1996, t. II, p. 1423 et sur ce passage les analyses de J. Lecointe, loc. cit.

[16] M. Simonin, « Ronsard et la poétique des Œuvres », dans Ronsard en son IVe centenaire, t. 1, p. 47-59.

[17] Puisque de fait les attaques des protestants ont pris la forme pour la plupart de palinodies, de textes écrits et détournés à partir des textes de Ronsard. Voir J. Pineaux, La Polémique protestante contre Ronsard, Paris, Didier, 1973, pour ces textes.

[18] « Il sera très important d’observer si c’est un dieu qui parle ou un héros, un vieillard mûri par le temps ou un homme encore dans la fleur de l’âge »… Cf. v. 156 et s.: « Il vous faut marquer les mœurs de chaque âge et donner aux caractères, changeant avec les années, les traits qui conviennent… ». Nous citons la traduction de F. Villeneuve in Epîtres, Paris, 1964.

[19] Voir Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, 41 et s. : « In descriptione debet observari et proprietas personarum et diversitas personarum », in Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, éd. E. Faral, Paris, Champion, 1958, p. 119 et s. pour la série de portraits modèles que donne Matthieu.

[20] Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à nos analyses parues dans Camenae n°13 - octobre 2012 : « Decore, convenance, bienséance et grâce dans les arts poétiques français », p. 7, voir aussi dans le même numéro, l’article de J. Lecointe, « Josse Bade et l’invention du decorum horatien », p. 3.

[21] L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, 1985, p. 253 et s. sur Lanson.

[22] Sur le commentaire scolaire comme prolégomène à l’exercice d’écriture et non comme herméneutique du texte, dans la lignée des commentaires de la Bible ou des Métamorphoses d’Ovide, voir la mise au point de Jean Céard « Les transformations du genre du commentaire » in L’Automne de la Renaissance, Paris, Vrin, 1981, p. 101-115 et la bibliographie citée note 1 et notamment l’ouvrage de R. Stillers.

[23] Voir sur cette question de la coupure entre lire et écrire dans la conception actuelle de la « création littéraire » l’article d’Hélène Merlin-Kajman paru dans Le Monde des Livres du 25 avril 2013 : « Pour écrire, il faut avoir été touché par ses lectures ». Et sur la « ludisation » du poétique qui s’est imposée dans les pratiques pédagogiques qui « dénote moins l’abandon du champ rhétorique que sa restriction à l’‘invention’ » où « seules sont calculées les techniques de production textuelle, tandis que sont abandonnés au hasard la ‘composition’ et l’‘élocution’, et, par voie de conséquence, les effets sémantiques et interlocutoires qui en découlent », L. Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 153-154.

[24] C’est ce qui a amené les critiques d’aujourd’hui à l’analyser comme un « anti-discours », anti-argumentatif et anti-narratif, voir par exemple Laurent Jenny, « Le poétique et le narratif », Poétique 28, 1976, p. 440-449 ; Philippe de Lajarte, « L’anti-discours du poème », Poétique 44, 1980, p. 437-450 et Gisèle Mathieu-Castellani, « Les Modes du discours lyrique au XVIe siècle » dans La Notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984, p. 130-147.

[25] Voir l’épilogue de son ouvrage, The Love Aesthetics of Maurice Sceve, Cambridge-New York : Cambridge University Press, 1991. Et sur Mallarmé, la contribution de J.-N. Ilouz ici même.

[26] Dans son introduction à La Parole de Poésie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 10.

[27] Buron, Emmanuel, « ‘En moy’ : constitution et figuration de l’intériorité dans Delie », Lectures de Maurice Scève. Délie, Rennes, P.U. de Rennes, 2012.

[28] Les philosophes ne se sentent pas souvent tenus à cette exploration. L’étude de Dominik Perler intitulée Transformationen der Gefühle (Fischer, 2012), qui prend un soin remarquable à justifier le rapport qu’entretient cette histoire de la philosophie des émotions avec les théories actuelles, n’emprunte à la littérature que les Essais de Montaigne.

[29] Pour reprendre une analyse qui m’avait semblé libératrice sous la plume de Jacques Rancière (« Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel 6, automne 1996, p. 53-68), suivant elle-même un article décisif de Nicole Loraux (« Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, no 27, 1993, p. 23-39), et suivie de nombreux travaux récents.

[30] À ce titre, la lecture politique de Corneille ou l’appréhension littéraire du rituel athénien de la tragédie serait une naïveté à abandonner comme une défroque inutile aux portes de l’érudition : celle qui, comme le remarquait Nicole Loraux, commence par jubiler de découvrir que l’objet familier du passé nous est plus inaccessible encore qu’on pensait. Ce geste d’étrangement, salutaire en première analyse, peut verser dans la jubilation plus trouble de réduire l’objet à son contexte, selon la toute puissante formule du « ne que » à usage indéfiniment modulable : de l’œuvre à sa fonction sociale, du poème au topos, de l’auteur à la carrière, etc. Réduction qui maintient en outre le privilège exclusif de la lecture savante sur la lecture profane.

[31] Je rejoins la distinction faite ici-même par François Cornilliat entre ce qui informe et ce qui agit dans les textes du passé.

 

 

 

 

 



Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration