Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

Préambule

La sixième et dernière session du colloque « Littérature » : où allons-nous ? » organisé par Transitions les 3, 4 et 5 octobre 2012 était consacrée à la question « La transmission... de quoi ? ». A la vérité, chacun des intervenants à cette dernière session a reparcouru à sa manière l’ensemble des questions précédentes – et (mise à part Carole Allamand) plus longuement que ne l’avaient fait les orateurs des sessions précédentes, ce qui donne à celle-ci une couleur particulière. On s’en souvient, elles nous avaient menés à cette ouverture sur l’avenir en suivant un mouvement logique, c’est-à-dire en partant d’un regard sur le passé puis en progressant par une série d’interrogations sur le présent : la « littérature » : de quand date cette chose-là ? Avons-nous, nous, spécialistes officiellement dits « de littérature » (en France en tout cas), un objet commun (1ère et 2ème sessions) ? Un corpus (3ème session) ? Une méthode (4ème session) ? Bref, une discipline (5ème session) ?

Mais ce qui donne aussi sans doute une couleur particulière à cette session, c’est que, par un hasard non calculé (François Cornilliat et moi-même avions au contraire savamment équilibré les spécialisations séculaires avant que les obligations des uns ou des autres ne nous amènent à bouleverser un peu ce programme), les interventions de cette session, mise à part celle de Marc Hersant cette fois, ont fait pencher les perspectives du côté de la littérature des XXe et XXIe siècles ; ou plutôt, ont fait envisager l’enjeu de la transmission à partir de questions nées dans la modernité et la postmodernité, et/ou le sillage du génocide de la seconde guerre mondiale. Bien sûr, on dira que Florence Goyet est spécialiste de l’épopée, genre ancien s’il en est ! Mais elle la lit à partir de l’avenir, comme une réponse, toujours moderne et vivante, aux forces de destruction qui caractérisent les temps de crise. Les pistes qui, lors des premières sessions, anticipaient la question de la transmission n’ont du coup pas été relancées, notamment celle qui, s’appuyant sur l’exemple de l’humanisme renaissant (Nathalie Dauvois, Michel Magnien, Francis Goyet) posait la question d’une pratique rhétorique de la littérature et du choix d’un corpus qui serait destiné à apprendre non pas à lire, mais à écrire.

Les corpus évoqués par les cinq intervenants de la matinée débordent pourtant eux aussi le cadre de la « littérature » : les mémoires, les épopées hors genre épique, les œuvres-témoignages, les récits. On pourrait y lire une confirmation de la remarque de Jean-Louis Jeannelle : décidément, seuls les XIXémistes seraient « droits dans leurs bottes ». Mais en fait, ne pas être droit dans ses bottes, tel paraît finalement le constat, mieux, l'exigence, partagés par tous. Car ici, la « littérature » ne se dissout pas pour autant sous l’évanescence historique du corpus ; et la question des guillemets, en débat lors des deux premières sessions, est plutôt prise à revers par des textes et des enjeux qui rappellent nos pratiques de la littérature à une certaine urgence et une certaine intensité.

Et de fait, ce qui caractérise sans doute chacune des interventions de cette session, c’est le privilège accordé, plutôt qu’à un but épistémologique, à un engagement éthique (peut-être même éthico-passionnel) dans l’exercice pratique de notre recherche et de notre enseignement.

Marc Hersant, spécialiste du XVIIIe siècle, polémique avec les dérives historicistes et formalistes de notre discipline (Mathilde Bombart lui répondra pendant le débat) et affirme avec force ne pas vouloir enseigner d’œuvres pour lesquelles il n’éprouve pas de l’admiration, par lesquelles il ne se sent pas concerné – critère au regard duquel la question de leur littérarité devient seconde selon lui.

Florence Goyet, à qui sa recherche sur l’épopée a appris à dégager l’importance d’un « travail épique » transhistorique et transgénérique, insiste sur l’énergie quasi autonome de ces textes qui se transmettent sans notre aide, mais sur l’économie desquels nous pouvons prendre exemple pour rendre notre matière vivante.

Claude Mouchard évoque successivement, pour troubler la catégorie même de la transmission, ses trois spécialités : traducteur de textes dont il ne connaît pas la langue, penseur inquiet du statut de l’œuvre-témoignage, et spécialiste de Flaubert. Cette dernière semblerait se couler plus facilement dans les normes de transmission de la discipline : mais Claude Mouchard réfute ce qui semblerait un acquis des définitions de la littérarité, qui ont pris si souvent Flaubert comme exemple privilégié : non, la littérature ne se définit pas par l’ironie. Mieux vaut lire en se laissant submerger par l’émotion venue du texte, car cette lecture naïve est finalement plus fidèle au processus de l’écriture, même flaubertienne. C’est que nous avons quitté ici l’obsession des définitions, pour privilégier une pratique des textes, une prise en compte de leur adresse.

Cette position pourrait résumer, non seulement en somme celle de Marc Hersant et de Florence Goyet, mais aussi celle de Catherine Coquio, qui, venue elle aussi « du XIXe siècle », travaille sur la littérature de la violence extrême. S’appuyant sur Benjamin et sa conception singulière de l’histoire (de l’histoire comme rapport vivant, et même, en alerte, du présent au passé), Catherine Coquio propose d’envisager la transmission comme une façon d’affirmer, inconditionnellement, la valeur de l’étude, de la lecture, non aux fins de réaliser une humanité à venir, mais afin de maintenir vivant le désir de vivre encore dans ce monde – afin de faire durer le monde des hommes.

La position pragmatique de Carole Allamand face aux exigences utilitaristes sans cesse croissantes de l’administration universitaire américaine semble à première vue différente, voire opposée à l’horizon éthico-politique de Catherine Coquio. Pourtant, elle abrite une exigence éthique non moins radicale : « faire comme si la littérature allait de soi relève du déni », affirme-t-elle ; et l’utilitarisme obtus (qui, dans le débat, sera rapproché de la « barbarie » médiévale détruisant les textes antiques, livrant les « lettres » à une survie de hasard – la vigilance d’une poignée de clercs) a du moins le mérite de rendre caduque, sans rémission, les définitions les plus sophistiquées de la littérarité.

En temps de barbarie, on peut se saisir de la liberté de tout réinventer : et faire de la littérature un chemin vers des questions qu’elle seule permet en fait de poser. Voici, finalement, ce sur quoi chacun tombe d’accord : la littérature, en se dégageant à la fois de ses contextes historiques et de son passé théorique dogmatique, se révèle riche de possibilités nouvelles. Cette richesse est peut-être plus puissante que toutes les menaces actuelles qui pèsent sur son enseignement : à nous de savoir en saisir la chance.

« Il faut apprendre à jouer avec l’auteur, longtemps après sa mort », nous dit Catherine Coquio. La proposition a de quoi nous parler, à Transitions. Elle signale une tâche dont nous voyons naître l’exigence, ici et là : celle de repenser les rapports entre le passé et le présent. Cette session constitue, sur ce chemin, une étape importante.

 

H. M.-K.

 

 

 

 

 

La transmission... de quoi ?

Sixième session

 

 

 
 

26/04/2014

 

 

Hélène Merlin-Kajman : ouverture de la session

 

Je vais présenter les intervenants de ce matin en précisant que Marc Hersant va commencer parce qu’il va faire le pont entre la dernière session d’hier et la session de ce matin. Marc Hersant a travaillé sur les mémorialistes et il s’est posé, de manière très originale, la question de savoir si les Mémoires appartenaient ou non à la littérature. Il est enseignant-chercheur à Lyon 3. Sa spécialité, comme je le disais, c’est le domaine des Mémoires et l’écriture de l’histoire au XVIIe et surtout au XVIIIe siècles. Il a travaillé notamment sur Saint-Simon, sur Voltaire, sur Retz. En 2009, il a publié chez Champion Le discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon.

Florence Goyet est professeure de littérature générale et comparée à Grenoble, dans des domaines linguistiques très différents : russe, japonais, anglais, italien, allemand. Ses travaux portent sur le rôle intellectuel et politique de la littérature dans ses rapports avec la polyphonie. Elle est l’auteur, notamment, de La Nouvelle. 1870-1925, paru aux PUF en 1993, et de Penser sans concepts. Fonction de l’épopée guerrière, paru chez Champion en 2006. Et elle prépare un ouvrage qui s’intitulera L’Épopée inachevée.

Claude Mouchard est professeur émérite de l’Université de Paris 8 et rédacteur en chef de la revue Po&sie. Il est lui aussi poète. Et il est spécialiste de Flaubert, du XIXe siècle, et « spécialiste », si l’on peut employer ici ce mot, je ne sais comment le dire, de la littérature des camps dans la mesure où il explore ce que peut la littérature, à la fois dans l’expérience et dans la transmission de cette expérience pour les humains qui ont vécu des situations aux limites du pensable et du supportable.

Catherine Coquio, professeure de littérature générale et comparée à l’Université de Paris 7. Elle aussi, elle est « spécialiste », avec des guillemets –nous nous sommes beaucoup interrogés sur les guillemets du mot « littérature » : voilà manifestement un autre mot sur lequel nous pourrions être amenés à nous interroger –, donc elle aussi est spécialiste des témoignages de la violence extrême. Je cite notamment Rwanda : le réel et les récits, paru en 2004 chez Belin, L’Enfant et le génocide en 2007. Elle travaille également sur le Romantisme et la modernité. Elle s’intéresse ainsi à Baudelaire et également au domaine récent des rapports entre l’animal et la littérature.

Carole Allamand, enfin, de Rutgers University, enseigne la littérature des XXe et XXIe siècles. Elle a écrit un livre sur Marguerite Yourcenar, Une écriture en mal de mère, paru en 2004. Elle a écrit des articles sur l’autobiographie, notamment chez Jean Giono, Annie Ernaux, Romain Gary ou James Ellroy, et elle termine actuellement un livre sur la référentialité autobiographique. Et elle s’intéresse aussi, depuis peu, au champ des animal studies […]. Et enfin, son premier roman paraîtra bientôt aux Éditions Stock [paru depuis : La Plume de l’Ours].

 

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

Les interventions

 

Marc Hersant : Les études littéraires et le « principe de délicatesse »

Je remercie les organisateurs de ce colloque de m’avoir convié à y parler, sur des questions que j’avais déjà rencontrées dans mon propre parcours d’enseignant et de chercheur. C’est en soi une énorme question de savoir si la notion de « littérature » appliquée aux textes antérieurs à la Révolution est ou non un coup de force historique, une de ces appropriations collectives presque totalement inconscientes à travers lesquelles le présent étouffe partiellement l’altérité du passé, et appauvrit le dialogue qu’il entretient avec lui, et elle aurait pu suffire à fédérer beaucoup d’énergie. Sur ce point, j’ai eu l’occasion de m’exprimer plusieurs fois, puisque j’ai refusé assez brutalement l’intégration de l’œuvre sur laquelle j’ai le plus travaillé, les Mémoires de Saint-Simon, à la notion de littérature. Je tiens à préciser, parce que c’est un cas de figure que je n’ai pas rencontré pour l’instant dans ce qui a été dit, que ce n’était pas pour des raisons purement théoriques que j’avais opéré ce déplacement, même si je ne me suis pas privé de la théorie pour soutenir mon propos, pas davantage par des considérations historiques qui se sont imposées à moi après coup, mais parce que le texte de Saint-Simon m’avertissait sans cesse, dans le dialogue intense que j’entretenais avec lui, que je devais me débarrasser de la notion de « littérature » à travers laquelle je l’avais d’abord appréhendé pour le comprendre et l’aimer autant qu’il le méritait, seule raison valable que j’avais trouvé, et je n’en ai pas trouvé d’autre depuis, pour travailler sur lui. Je me situais donc dans une logique résolument monographique et pour moi tous les savoirs convergeaient vers la lecture et la clarification de l’œuvre sur laquelle je travaillais. Plusieurs années après avoir soutenu ma thèse, et pour mon propre compte, j’en suis arrivé à la conclusion qu’il n’est pas très important que les œuvres qui suscitent en moi admiration, émotion et pensée soient sanctifiées ou non par le grand mot de « littérature », entre guillemets ou pas. En revanche, à cette admiration, à cette émotion, à cette pensée, il n’est pas question que je renonce, parce qu’elles sont la seule raison d’être sincère de mon travail. Cela ne veut pas dire que je les exprime naïvement dans mon discours d’enseignant ou de chercheur, mais je ne m’interdis pas, je l’avoue, quelques occasionnelles saillies.

Il a ensuite été question de savoir si, l’objet « littérature » s’effritant quelque peu, il s’ensuivait une dislocation de la discipline qui lui est associée. C’est sur ce point que je devais parler initialement et j’ai annoncé à Hélène que j’y reviendrais ce matin. Sans jouer les oiseaux de malheur, il va pourtant de soi que ce qui menace les études littéraires, comme l’a rappelé de manière émouvante hier notre collègue américain qui a parlé de « disparition », ce n’est peut-être pas d’abord le caractère historiquement et conceptuellement friable de leur objet ou la difficulté qu’elles éprouvent à dire et à penser leur spécificité comme domaine de savoir. Dire qu’elles sont menacées aussi et surtout parce que les idéologies dominantes n’ont pas de sympathie pour elles, parce que leur rentabilité est incertaine, parce que leur pouvoir effectif en termes de création de valeurs et de projets est actuellement assez faible, ce n’est pas poser une question théorique ou chercher dans l’origine problématique de la discipline ce qui peut l’amener à se dissoudre, mais constater qu’elle n’est pas en terrain social et politique favorable. Mais pourquoi, au fond, réfléchir sur cette éventuelle « dislocation » ? Est-ce pour s’en affoler et chanter les louanges des études littéraires comme on prononce l’éloge d’un mort ou comme on prépare celui d’un mourant ? Est-ce pour lutter vaillamment en cherchant des « solutions » pour les sauver ? Est-ce pour disséquer le cadavre et identifier les causes d’une disparition programmée ou redoutée ? Est-ce pour prendre un ton de prédicateur et les accuser de leur propre perte, tendance qui, je l’avoue, conviendrait assez bien à mon tempérament ? Est-ce au contraire pour accompagner sereinement leur évanouissement dans d’autres disciplines, dans l’histoire, dans la philosophie, dans les analyses du discours, dans les sciences humaines, par une sorte de deuil raisonné dont certains ici, se donnant explicitement comme « historiens », et assumant cette position, ont été les porte-paroles ? En réalité cette dislocation me semble avoir déjà largement eu lieu sur le plan intellectuel, la discipline subsistant surtout comme fantôme institutionnel. Bien des thèses s’écrivent en littérature, du Moyen-âge au XVIIIe siècle, et sans doute au-delà, dont on ne voit pas en quoi elles relèvent d’une discipline littéraire ayant sa spécificité et ce qui les différencie, par exemple, d’une approche historique. Leurs auteurs sont même surpris ou agacés quand on leur pose la question de leur identité disciplinaire, qu’ils soient sur le terrain de l’histoire des idées, de l’historicisme rhétorique, ou de l’analyse des pratiques éditoriales et des modalités historiques de réception. Et l’identité réelle ou imaginaire de la discipline paraît encore plus indiscernable quand on mène jusqu’au bout sa rupture pratique avec les qualités les plus traditionnelles ou les plus réactionnaires qui lui ont été longtemps associées : la finesse et la délicatesse de l’analyse, le tête-à-tête savant et amoureux avec des textes jugés, à tort ou à raison, plus importants que d’autres, le culte de la monographie. Si l’on cherche une identité des études littéraires, on ne la trouve donc que dans l’institution qui veut bien encore héberger tant de bigarrure. La question qu’on peut sincèrement se poser, c’est de savoir si cette identité a existé un jour, si c’est le cas, quelle était sa nature, et s’il convient d’adopter ou non à propos de cette identité perdue ou mal en point une attitude sentimentale et nostalgique. Le silence de ces terrifiantes questions d’essence m’effraie, mais j’ai acquis la conviction que la discipline n’est pas moins romantique au fond que son objet, et qu’elle doit assumer un peu de ce romantisme, ou accepter de disparaître comme d’elle-même, sans même le besoin de coups de pouce extérieurs, qui ne manqueront sans doute pas.

Est-ce pour dire que je suis au fond et justement, même si je travaille sur des périodes antérieures à la révolution, un « romantique » attardé ? J’avoue que je suis heurté par un discours, qui n’est certes pas neuf, mais qui ne semble pas avoir perdu de sa virulence si j’en crois par exemple l’intervention de Mathilde Bombart mercredi après-midi, qui considère comme totalement obsolète et oppressive toute hiérarchie entre les œuvres, et l’idée que certaines œuvres du passé ont plus que d’autres le pouvoir de traverser le temps et de nous concerner, de nous émouvoir, de nous émerveiller et de nous faire penser. Pour parodier le titre d’un ouvrage très connu d’un des organisateurs de ce colloque, l’idée de « grandeur » est-elle fasciste ? L’historicisme qui domine actuellement la discipline, notamment sur les siècles anciens, semble en tout cas rejeter cette idée comme radicalement antiscientifique, et c’est aussi une des raisons de la perte de terrain des monographies et de la place importante des grandes synthèses historiques sur les genres, dans lesquelles les « grandes œuvres » d’autrefois se trouvent parfois présentes, mais comme un peu anémiées et honteuses de porter encore quelque lointain souvenir de leur grandeur passée. Dans ma propre pratique de chercheur et d’enseignant dans le domaine des lettres, je confesse en tout cas que suis incapable de renoncer à ressourcer ce que je fais et ce que je dis dans la relation d’admiration que j’entretiens aux textes sur lesquels je travaille, l’admiration étant pour moi, c’est du moins ainsi que je le vis, une condition de la penséeCar la délicatesse et les scrupules que cette admiration impose sont, j’en suis convaincu, le lieu d’éclosion d’une pensée qui ne saurait être complètement désincarnée. Les outils d’analyse les plus rigoureux, les plus scientifiques, les plus pointus, les connaissances historiques les plus approfondies, les questions théoriques les plus difficiles, ne sont donc pour mon propre travail que les instruments de cette délicatesse et de cette fidélité. Ils sont subordonnés à un acte vivant de lecture, et ne méritent d’être convoqués que pour l’éclairer. Le singulier est en effet le produit le plus délicat de l’histoire, le lieu où se nouent de la manière la plus fine et la plus significative les fils de l’historicité. La myopie apparente de l’examen chaleureux d’une œuvre unique, que j’ai théorisée à travers l’idée de « critique de proximité », peut susciter le vertige d’une compréhension en profondeur de certains aspects de leur époque. Et s’il est légitime de chercher l’œuvre dans son époque, pour l’éclairer, par une contextualisation qui ne doit pas devenir étouffante et normative, ce qui est hélas trop souvent le cas, il ne l’est pas moins de chercher l’époque dans l’œuvre, en allant aussi loin que possible dans ce qui la rend unique. Les « littéraires » ont donc effectivement quelque chose à apporter aux « historiens » (toujours entre guillemets) sans les singer, et j’ai été très heureux de voir déjà apparaître cette idée dans ce colloque.

Quant à la question de la transmission, que j’ai déjà effleurée, et à laquelle j’en arrive plus frontalement, elle est encore plus intimidante et embarrassante. Transmettre, est-ce faire passer de main en main un objet inentamé, restant exactement lui-même dans l’acte de transmission ? J’espère bien que non. Est-ce que la transmission doit s’envisager de manière normative, par exemple à travers l’idée qu’il faut transmettre impérativement ceci ou cela plutôt qu’autre chose ? C’est matière à débat. Faut-il « transmettre » la même chose à tout le monde, ou y a-t-il des publics à privilégier pour tel ou tel objet de transmission ? Enfin, la transmission est-elle forcément liée à la valeur conférée par une communauté à l’objet transmis, et si c’est le cas, acceptons-nous de parler de valeurs à propos de notre discipline, et à quoi associons-nous ces valeurs : aux textes eux-mêmes, et donc forcément à certains plus qu’à d’autres, aux savoirs qui les entourent, à quoi d’autre au juste ? Toutes ces questions sont bien lourdes, et leur simple énoncé donne un peu le vertige.

À titre personnel, et je ne pense pas que mon vécu soit très original de ce point de vue, j’ai vécu presque toute ma vie un « malaise de la transmission » : comme élève, parce que j’étais récalcitrant au discours de mes professeurs de lycée qui prétendaient me faire admirer des textes qui, je l’avoue, m’ennuyaient : ma réponse a été alors et heureusement pour moi, non de me dégoûter de la littérature, mais de m’intéresser plutôt aux œuvres dont ces professeurs ne parlaient pas et qui ne figuraient pas dans le manuel, croyant trouver par là ma liberté. Comme professeur dans le secondaire, ce malaise a subsisté sous une autre forme, parce que j’ai constaté tout au long de mes dix années dans le 93 que la transmission n’allait décidemment pas de soi, et qu’il fallait s’accrocher vaillamment pour des résultats souvent décevants. Comme chercheur, ce malaise n’a pas complètement disparu, parce qu’il n’y a pas de transmission sans réception, et qu’on voit bien que la réception est maigre. Malaise aussi quant au contenu même de la recherche, notamment face à un historicisme pur et dur qui rend captif de leur époque des textes qui, emprisonnés dans leur historicité, ne nous parlent plus, cet historicisme produisant de la sorte un savoir qui est peut-être capable de satisfaire l’institution, mais apparemment pas de concerner des êtres vivants. Je n’ai en tout cas aucune nostalgie d’une époque, celle où j’étais élève au Lycée, où le professeur de français prétendait faire sentir aux élèves les beautés d’un poème dans la construction implicite d’une « communauté » de goût qui était sans doute aussi une communauté de classe. Et pourtant, le discours officiel qui s’est imposé à l’époque où j’étais moi-même enseignant dans le secondaire m’a paru déboucher sur une conception encore plus discutable de l’enseignement des lettres. Il est difficile de résumer en quelques phrases des années de déception et de lutte, mais pour aller à l’essentiel, il me semble qu’interdit de singularité et d’émotion, le texte a dû courber la tête, servir des généralités jugées plus conformes à ce qu’est, pour l’institution, un objet d’enseignement, illustrer les « genres », les « mouvements », les « objets d’étude » ou les « types de textes ». Honteux de ne servir que lui-même, brutalement instrumentalisé et muselé, il se tut. Au lieu de lire, les élèves se mirent à chercher dans les textes les prétendus indices de la présence d’un « narrateur » qui n’y existait peut-être pas, à envisager les textes comme de diaboliques constructions « stratégiques » visant à les manipuler, à les réduire à la poussière de leurs « champs lexicaux », et d’autres activités passionnantes du même genre, dont certaines à mon avis méritent purement et simplement d’être dénoncées comme un apprentissage de la non-lecture. Quant au seul exercice qui ait été, malgré son caractère excessivement scolaire, ou grâce à lui, le seul vraiment propice à un véritable travail de lecture, l’explication linéaire, il a progressivement été repoussé du champ de l’enseignement secondaire, la « lecture méthodique », vouée à l’instrumentalisation et à l’émiettement, l’ayant progressivement et impitoyablement balayé. Principe de délicatesse exclu, le cours de français peut devenir une espèce répertoire de clichés où domine la langue de bois d’une pseudo-narratologie mâtinée d’une théorie de l’énonciation réduite à une caricature. Principe de délicatesse exclu, la recherche en littérature devient une annexe-mouroir d’autres domaines de savoirs qui se déchirent les restes d’une discipline en lambeaux.

La transmission de quoi ? C’est la question de ce matin, et c’est une vraie question. Je pourrais me dérober, ou me contenter d’hypothèses et d’incertitudes, et finalement rester sur le plan théorique dans le « malaise de transmission » que j’ai évoqué comme expérience vécue. Mais, en m’excusant d’avoir été un peu long, je finirai par une réponse finalement très affirmative : l’enseignement des lettres et la recherche en littérature doivent être de mon point de vue une expérience continuée et sans cesse approfondie de la lecture de textes précis, envisagés pour eux-mêmes et choisis de préférence parmi ceux que l’enseignant ou le chercheur considère comme importants pour sa propre vie réelle et entière, et non seulement pour sa vie professionnelle et pour sa carrière. Cette expérience accorde évidemment beaucoup de place au savoir, mais à un savoir dont le texte n’est pas le prétexte ou l’occasion, mais bien, dans sa singularité généreuse et libératrice, la finalité et l’enjeu. La délicatesse d’approche, la finesse d’observation, l’articulation de l’émotion de la lecture et de la pensée qui en est le fruit, enfin, la mobilisation de la culture entière, et non seulement de la culture spécialisée, du lecteur dans son approche, sont les atouts précieux du dialogue qui s’engage entre lui et le texte. Ils ne doivent donc pas être discrédités pour leur prétendue déficience de scientificité, ou considérés comme des ornements élégants mais inessentiels, mais bien chaleureusement défendus comme les principales ressources d’un acte de lecture dont la nature est essentiellement dialogique.

 

Florence Goyet : La littérature comme travail du plaisir

Je remercie Hélène Merlin et François Cornilliat pour leur invitation à ce colloque aux échanges si riches. Comme Ullrich Langer hier, je commencerai en indiquant les discussions auxquelles mon propos se rattache : pour ma part, il s’agira essentiellement de la problématisation de la notion de littérature, ainsi que de l’opposition entre « lecture naïve » et « lecture savante » que Xavier Garnier a si bien posée dans les débats du premier jour, et sur laquelle l’épopée me semble permettre une troisième voie intéressante.

Je m’intéresse en effet à ce que pourrait être l’épopée moderne ou contemporaine. Nous sommes très nombreux sur ce sujet, avec des approches très différentes [1]. La mienne tient à ce que j’ai d’abord travaillé une bonne quinzaine d’années sur l’épopée ancienne, dans une démarche résolument inductive et contextualisée. Cela va me conduire à déplacer le problème qui nous est proposé dans la séance d’aujourd’hui, intitulée « Transmission... de quoi ? ». Je propose de radicaliser cette question, posée sous une forme déjà minimaliste, en supprimant le complément. Si on accepte en effet de tourner le dos à l’idée de la transmission d’objets (« transmettre quoi ? »), on se donne la possibilité de voir apparaître que, de fait, quelque chose « se transmet ». Cela revient à quitter la logique de la littérature comme monument pour une logique de la littérature comme dynamique : non plus préservation de textes que nous autres enseignants avons la responsabilité de faire passer aux générations suivantes, mais résurgences, permanence d’une fonction (ce qui, au passage, me mènera à être plus optimiste que la plupart des interventions de ces trois jours). Quelque chose « se transmet » et ce quelque chose pourrait bien être la littérature – ce que pour ma part j’appellerai le « travail du plaisir ».

I. La transmission est secondaire

Dire que la transmission est absolument secondaire, c’est poser que l’essentiel de ce qui se passe dans les textes concerne le présent - celui du public pour qui ils sont élaborés. C’est assurément un paradoxe concernant les textes sur lesquels j’ai travaillé, Iliade, Chanson de Roland, Hôgen-Heiji monogatari et Nibelungenlied. Ce sont tous de véritables monuments, que nous avons l’habitude de considérer d’abord en fonction de la tradition qu’ils ont engendrée et de leur réception par les siècles suivants. C’est-à-dire finalement de façon rétrospective, depuis notre point de vue. Leur contextualisation cependant mène à transformer radicalement le regard - et à renverser le jugement sur le genre épique.

Catherine Croizy-Naquet a bien rappelé hier l’étendue de ce que représente la contextualisation, qui est très loin d’être une historicisation mortifère et sclérosante. Pour les textes que j’ai eu à travailler, cette remise en perspective anthropologique tout autant qu’historique me semble avant tout le moyen de récupérer le sens des mots : celui qu’ils avaient pour leur public immédiat. Il s’agit bien sûr de la « valeur » (Saussure), mais aussi et peut-être surtout du sens social des mots et des actions, ce qui a pour résultat de faire surgir le propos politique et sa complexité. J’en donnerai deux brefs exemples. Achille, dans l’Iliade, refuse avec indignation les présents qu’Agamemnon lui offre pour apaiser sa colère. Ces présents sont si riches que, longtemps, ce refus n’a pas été compris par la critique. L’anthropologie cependant nous apprend que, dans le monde où se trouvent les personnages, recevoir revient à se déclarer l’inférieur de celui qui donne. La colère d’Achille est affaire d’honneur, de statut dans la société ; on pourra alors être attentif à l’omniprésence de termes comme geras et timè [2], et aux enjeux proprement politiques du texte. De même, dans le Hôgen monogatari, le fait d’utiliser le mot « piété filiale » pour désigner ce que le jeune Tametomo doit à son frère ainé n’est pas une imprécision, mais bien plutôt l’expression métaphorique forte de leurs rapports objectifs. C’est donner à voir le respect total que la société de l’époque considère qu’il lui doit. Du coup, le mot est une façon de faire entrer cette relation dans l’enchevêtrement de devoirs tous absolument contraignants en pays confucianiste, et pourtant absolument contradictoires ; c’est-à-dire, finalement, de dire la guerre civile. Avant d’être un monument qui nous impressionne, l’épopée est cette dynamique qui convoque et articule les problèmes de l’heure. Elle est dans le présent.

Si on croise cette démarche contextualisante avec l’analyse précise des textes, on voit apparaître quelque chose de tout à fait extraordinaire. Les grandes épopées sont des outils intellectuels, qui permettent de penser le radicalement im-pensable : la crise politique qui secoue le monde, le bouleversements des institutions et, partant, des valeurs. C’est extraordinaire parce qu’il s’agit d’une vraie pensée, qui articule en profondeur les éléments politiques en jeu, et qui parfois arrive à inventer la nouveauté politique. Je ne donnerai ici qu’un seul exemple, celui de l’Iliade. A travers l’affrontement entre Agamemnon et Achille qui provoque la « colère d’Achille », c’est une forme particulière de royauté que le texte entreprend de problématiser et finalement de dépasser. Agamemnon cherche à accomplir un coup de force, à gouverner autos, selon son bon plaisir, et non plus dans la concertation avec conseil et assemblée. Ce pouvoir réellement autocratique pourrait en effet s’imposer (ainsi Zeus dans le monde des dieux). L’épopée le donne à voir et en déploie toutes les implications, permettant ainsi de le juger en profondeur. En même temps, elle lui oppose une tout autre forme, qui n’a jamais existé dans le monde ancien, mais que fait surgir le foisonnement du récit : c’est la royauté qu’on peut appeler « à la Hector », qui organisera en effet les premières cités grecques. Cette royauté, dans laquelle le roi est responsable devant son peuple, s’invente littéralement dans l’Iliade, dans le récit et grâce à lui. C’est le rôle en dernier ressort de tous les traits épiques si souvent dégagés : formulaire, parallèles et répétitions, couples épiques, antithèses et excursus. Il y faudra non seulement le premier récit de cet affrontement au chant I, mais toute la suite : toute la durée, tout le foisonnement des récits secondaires. C’est qu’ils fournissent par le biais d’homologies et d’antithèses toute une série de cas semblables ou différents, qu’ils font jouer devant l’auditeur tous les « cas de figure » possibles par le jeu des parallèles constants (Achille/Hector, Agamemnon/Zeus, Hera/Zeus...). Finalement, sur le problème essentiel de la forme du pouvoir, le texte aura présenté un paradigme complet d’options, avec assez de démultiplications pour que les enjeux soient clairs, et même pour que surgisse, au cœur du récit, une option inattendue, véritablement nouvelle. C’est ce que j’appelle le « travail épique ».

Pour que puisse émerger ce travail épique, il n’est pas forcément nécessaire que l’on soit dans un texte estampillé « épopée » [3]. Mais il faut une série de conditions qui permettent ce « jeu » devant l’auditeur. Je ne reviendrai pas ici sur la nécessité de la polyphonie, au sens le plus fort que le mot a chez Bakhtine, c’est-à-dire une égalité en droit des voix divergentes [4], ni sur une autre nécessité, la présence quasi-physique des auditeurs ou des lecteurs [5]. Aujourd’hui, je voudrais insister sur l’importance essentielle du plaisir dans cette élaboration de la nouveauté politique.

II. Le travail du plaisir

La littérature se transmet, elle se transmet « toute seule » quand sont réunies les conditions du travail épique (et en particulier, donc, polyphonie et prise en compte des attentes de l’auditoire). Que les textes littéraires anciens soient révérés ou au contraire complètement oubliés, la littérature est toujours prête à reprendre le devant de la scène, à accomplir une fois de plus le tour de force d’une pensée non conceptuelle supérieure au concept, inventant la solution politique de l’avenir dans un complet renoncement aux préjugés de l’époque en crise.

Le plaisir est bien une condition sine qua non de ce tour de force. Le nouveau, on le sait, est cela même que l’on ne peut inventer [6]. Ce qui nous en empêche, finalement, ce sont les outils mêmes qui permettent habituellement de penser. Les cadres intellectuels qui permettent d’appréhender le monde, de penser la société et la place de chacun sont limités par leur propre organisation, par les catégories a priori du raisonnement politique, qui sont son propre point aveugle. Quiconque cherchera à réfléchir et argumenter sur les problèmes de l’heure mettra en action les catégories grâce auxquelles il pense, et ne pourra aller jusqu’à leur remise en question radicale. Les clercs du XIe siècle n’ont cessé de réfléchir sur l’organisation de la société et la place du roi ; Georges Duby a bien montré leur échec, parallèle à l’échec de leurs homologues japonais pourtant rompus à l’exercice intellectuel à la chinoise, si puissant. Face à eux, la réussite de l’épopée tient à des conditions paradoxales. Si elle réussit là où échoue ce qu’il y a de plus grand dans la pensée rationnelle, c’est justement parce qu’elle semble ne rien faire du tout. Lieu gratuit, où il n’est surtout pas question de raisonner et de mener des réflexions politiques, l’épopée se présente seulement comme le récit plaisant d’actions héroïques, elle dévide les aventures de personnages hauts en couleurs. Elle prend son temps, s’attarde aux épisodes les plus aimés du public, multiplie les excursus et les récits secondaires. Jamais, au grand jamais, elle ne prétend résoudre la crise qui désoriente ce public. La seule loi est celle du plaisir.

Du coup, tout est possible. Façonnée au long d’innombrables récitations, en fonction des réactions dudit public, l’épopée ancienne se donne le temps de pousser jusqu’au bout la logique de chaque personnage. Elle développe ainsi jusque dans ses dernières implications la posture politique que chacun incarne. Comme elle est pur plaisir du récit, elle n’est même pas tenue de conserver la rationalité de chaque position. Si les personnages « incarnent » en effet des possibles politiques, il ne s’agit en rien du roman à thèse, où chaque personnage se voit attribuer une signification une fois pour toutes, dans une schématisation réductrice. Ici, au contraire, les postures politiques sont mouvantes - ce qui n’empêche pas que l’auditeur ne les suive tout au long, dans des textes qui sont connus « par cœur » de tout le monde. Achille au début de l’Iliade est le représentant de la légalité, du gouvernement équilibré par l’assemblée et par le conseil, contre Agamemnon dont la posture autocratique est ainsi éclairée. Mais dès la fin du chant I, en demandant la mort « de milliers d’hommes » pour laver son honneur, c’est Achille qui devient le représentant essentiel de la posture du « bon plaisir », équivalente en fait à celle d’Agamemnon. L’auditeur, dont l’esprit est libéré de ses préjugés par l’absence d’enjeu, par la gratuité radicale du récit, peut suivre jusqu’au bout les conséquences de la posture et de chacun des innombrables choix qu’elle induit. Au lieu de les juger aussitôt, ce qu’il ne pourrait faire qu’en suivant les normes existantes, il se contente de regarder avec passion les actes de chacun.

Mais l’épopée est littérature: la structure tient un discours second. Elle crée un sens profond du texte, par les rapprochements, les confrontations, les mises en parallèle et les articulations constantes. Le plaisir assure que l’auditeur a du texte une mémoire « vive », vivante et ardente, de l’ensemble du texte et de ses épisodes. Comme dans un sonnet, tout est présent à l’esprit, et l’esprit, obscurément et profondément, met en rapport les éléments éloignés et établit des paradigmes. Il s’agit ici de l’esprit des auditeurs, et non pas de celui d’un herméneute qui verrait les choses en toute clarté. Les choix, les actes et leurs conséquences sont pris dans les parallèles multiples dont je parlais plus haut. Profondément et obscurément - profondément parce qu’obscurément -, parce qu’on aura vu chacun des choix et chacune de leurs conséquences, les postures seront finalement jugées, et sur le fond. Les « scènes du cor » symétriques de la Chanson de Roland sont ainsi non seulement un moment de très grande tension dramatique, mais un outil intellectuel qui, repris et ré-exprimé tout au long du texte, prolongé par les antithèses et homologies multiples, permet de penser l’inattendu radical en cette fin du XIe siècle : la nécessité de retrouver au roi un statut fort - bien différent d’ailleurs de ce qu’il a été autrefois. La liberté d’écouter sans sembler réfléchir permet le nouveau, bien loin de la nostalgie à quoi, rétrospectivement, on a parfois voulu confiner l’épopée.

L’épopée n’est pas limitée au monde ancien : c’est la conclusion la plus forte que je retire de l’étude que je mène depuis quelques années sur le monde moderne et contemporain. Tolstoï, Wagner, Mouawad mais aussi (et peut-être surtout) Tolkien ont donné des textes capables de poser a novo le problème de la société confrontée au changement radical. Épopée le plus souvent « inachevée », l’épopée moderne joue cependant le rôle épique essentiel en déplaçant les catégories, en donnant à voir des solutions inattendues. Parce qu’elle est gratuite, parce que, ne jouant apparemment que la carte du plaisir, elle s’adresse à tous dans une communauté large, elle peut renouveler la conception du monde qu’ont les contemporains, faire apparaître les linéaments d’un monde nouveau. À intervalles, on voit ressurgir ces textes puissants, qui peuvent établir un nouveau vivre ensemble.

Par rapport à la question qui nous a été posée, cependant, la réponse que j’apporte, pour être optimiste, n’est guère pratique. C’est une réponse elle-même a posteriori : oui, la littérature se transmet, avec force. On peut parler, pour paraphraser Ernst Jünger, d’un « recours à l’épopée » : quand la crise submerge les catégories existantes, quand on ne peut pas penser le monde qui se crée sous nos yeux avec les concepts habituels, la littérature s’empare de ce sur quoi rien d’autre n’a de prise, elle le donne à voir et à comprendre en profondeur par le travail épique, et elle peut même trouver la voie qui mène à dépasser la crise. Mais quelle est notre possibilité d’action ? En tant que passeurs vers les générations futures, en tant que lecteurs simplement, en tant qu’écrivains, comment pouvons-nous aider à ce mouvement, susciter les œuvres qui dépasseront nos propres catégories ? En tout état de cause, l’épopée telle que je la décris complique la distinction entre lecture « naïve » et lecture « savante ». Les auditeurs ne sont pas des herméneutes, et pourtant leur lecture est fructueuse et élaborée, d’autant plus fructueuse, me semble-t-il qu’elle est plus « naïve », plus immergée dans le plaisir immédiat.

Mais finalement nous sommes dans un double bind paralysant : pour inventer du nouveau, il faut rester dans cette gratuité qui permet la suspension du jugement, et ne pas savoir ce que nous faisons. Il faut nous laisser aller à des aventures qui nous emmènent hors de nous-mêmes, et suivre jusqu’au bout ce qui semble ne pas avoir de but : la garantie de la profondeur du travail épique est dans ce qu’il est insu. Du coup le problème de la transmission n’est plus tant dans sa possibilité (la littérature se transmet fort bien sans nous, sa dynamique n’a pas besoin de nous) que dans notre présence à elle : que peut-on faire pour la faire advenir, sachant - autre double bind - que cette littérature doit être à la fois populaire et polyphonique, quand les deux semblent si souvent s’exclure ? La réponse est peut-être dans l’optimisme lui-même : peut-être faut-il faire confiance au dynamisme de la forme, qui, aussi bien dans le Japon de l’ère Hôgen que dans la France du XIe siècle, a permis de penser, sans concepts, la sortie de la “fin du monde”.

 

Claude Mouchard :

Ce que j’ai entendu m’a tellement intéressé que j’en ai oublié ce que je voulais dire. Je vais gambader dans une seule direction. Parmi les spécialités que vous m’avez reconnues ou attribuées, il y en a une que vous n’avez pas précisée et qui est extravagante et qui consiste à traduire des langues que je ne connais pas. Ça a un rapport avec l’enseignement, transmettre, etc. Je viens de terminer un recueil de poésie coréenne contemporaine. J’y ai travaillé des années avec des Coréens. Je travaille avec des Coréens qui sont très francophones évidemment mais je travaille en détail avec eux sur ce qu’ils font. Je n’y ai pas été amené par une décision disciplinaire mais parce que j’étais prof à Paris 8 et j’avais beaucoup d’étudiants coréens. La manière dont ils ont amené leur littérature m’a fait dire qu’il leur fallait commencer à traduire pour les autres afin que ces textes puissent circuler.

Je ne vais pas continuer à discourir sur ce sujet mais [interruption de l’enregistrement]. […] Le roman moderne, dit-on, serait justement fait de cette distance qui serait maintenue dans la nature même du texte qu’on lit. Or, je ne crois pas que cette ironie caractérise le texte littéraire comme tel. Et, pour le dire simplement de manière brève, je songe à une lettre de Flaubert, qu’il a écrite, elle est sublime, pardonnez-moi d’être aussi naïf dans mes appréciations, où Flaubert parle des instants où il a écrit, ce moment célèbre de Madame Bovary, la scène de la baisade : Emma et Rodolphe dans les bois, etc., vous vous souvenez. Alors, Flaubert dit - je déforme mais je le rappelle simplement comme ça -, il dit que c’est une jouissance presque incroyable que de pouvoir, en écrivant cette scène où ils font l’amour, où il y a l’espace, où il y a un cri et des vibrations, où il y a des sonorités indéterminées qui parcourent l’espace, c’est une scène magnifique, et Flaubert dit que c’est un bonheur incroyable d’écrire cela parce qu’en l’écrivant, on est partout, on est tout, on circule là-dedans, on est dans cette fluidité totale.

Eh bien, là, on est complètement au-delà de toute ironie, on est dans autre chose, et la sensation immédiate, qui est pour moi constitutive du travail de l’écrivain, c’est, je dirais, la sensation d’œuvre. Car c’est le moment où la dilatation de toutes les sensations, où tout se fond dans une tension spatiale qui, elle-même, vient un instant à s’identifier à ce que Flaubert cherche, c’est-à-dire à la tension de l’œuvre. Mais si on n’en revient pas à cette espèce de naïveté flaubertienne, qui le guide, eh bien je crois qu’on n’a rien lu du tout. On peut toujours se dire qu’il faut se tenir à distance du texte mais je crois qu’on manque Flaubert. Ce sont mes remarques. Je ne prétends rien clore en disant cela.

Deuxième point : bon, j’ai été un peu spécialiste de Flaubert, c’est ma deuxième spécialité, et ma troisième spécialité, bon je me moque de moi-même en disant ça, vous l’avez évoqué il y a un instant, c’est quelque chose dont je suis très proche, c’est le témoignage : la littérature, l’écriture, de témoignage. Je vais en dire deux mots. Bien sûr, ça va avec la question de la transmission, mais je n’ai pas le temps ni les capacités aujourd’hui de réfléchir vraiment sur ce que veut dire « transmettre » dans cette affaire. Je veux simplement m’interroger sur ce point, très vite : a-t-on le droit et, si oui, dans quel cas, de parler de littérature à propos de témoignages ?

Moi, je me suis forgée une petite expression, celle d’œuvre-témoignage. Il y a toutes sortes de doutes que je veux maintenir, que je m’objecte constamment. Qu’est-ce que je veux dire personnellement en parlant d’œuvre-témoignage ? Eh bien, je crois que c’est justement là, pour le coup, que la question de la transmission se pose : une œuvre-témoignage ne veut pas dire forcément une œuvre monumentale. Je remarque simplement que dans la littérature du XXe siècle, les œuvres-témoignages sont des témoignages qui sont bien en même temps des œuvres que les auteurs ont voulues telles, qu’ils ont travaillées comme telles. Bon, ça n’a pas été reconnu tout de suite. Moi, quand j’ai commencé à enseigner, je ne sais plus quand, à enseigner sur Antelme à Paris 8, j’avais des collègues qui ne connaissaient même pas le nom d’Antelme. L’Espèce humaine est une œuvre, ou alors ce mot n’a aucun sens. Pourquoi je peux dire ça ? Parce que, par exemple, Chalamov recourt à tous les moyens de la littérature jusqu’à pratiquer des opérations qu’on peut juger à la limite scandaleuses en matière de témoignage. Si on définit le témoignage comme véracité, si on le voit comme le fait que le témoin rend compte dans un mouvement autobiographique d’une expérience extrême et qu’il doit rester au plus près de cette expérience, eh bien Chalamov ne s’en tient nullement à ça. Donc, il y a une ampleur de certains témoignages qui, on ne peut que le reconnaître et s’interroger, sont des œuvres.

Moi, je voudrais dire seulement ceci : je me poserais la question, pour résumer mes problèmes, des trois pôles tout simplement… Qui parle ? De quoi ? À qui ?

Alors qui parle dans un témoignage ? C’est évidemment un sujet, un individu qui a vécu ce dont il parle, mais que veut dire « vécu » ? Il s’agit là, à chaque fois, des expériences de destruction massive du XXe siècle où l’individu en question a été sur le point de disparaître, d’où il ré-émerge ; et, pour le dire très vite, souvent, les moments cruciaux du récit de témoignage ou du poème de témoignage sont ceux où celui qui écrit parvient à faire revenir dans ce qu’il écrit des instants où il n’existait quasiment plus en tant que sujet, où il était en dissolution. Chalamov écrit, j’ai souvent cité cette phrase, « dans le froid de la Kolyma, on ne se souvient même plus de soi-même », on n’est plus qu’un soi étalé, une espèce de surface sensible, ô combien sensible, souffrante, mais on ne se ramasse plus dans un soi, on ne se souvient plus de soi, on n’a plus de réflexivité, on n’a plus d’intériorité. Alors qui parle ? Chalamov écrit des choses extraordinaires à ce sujet : au moment d’écrire, on entre en relation avec le sujet non-sujet qui a vécu l’expérience en question. Pourquoi on a des récits de témoignage, au fond, à partir du XXe siècle ? Est-ce qu’il n’y en a pas avant ? Au passage, un des textes au fond les plus étonnants qui pourrait anticiper cette littérature de témoignage du XXe siècle, c’est cette nouvelle de Balzac intitulée Adieu. C’est un texte extraordinaire.

Qui parle ? De quoi ? Eh bien, de quoi, justement, d’une expérience, si j’ose dire – le mot expérience est à mettre en question, il fait évidemment problème, ça n’est justement pas une expérience initiale, c’est une expérience que le pouvoir, qui est en jeu à chaque fois, a voulu rendre totalement incompréhensible et insaisissable par ceux qui y étaient plongés. C’est le monde de l’absurde.

Enfin, troisième question, elle est difficile pour moi : à qui parle ce texte ? À qui s’adressent les récits de témoignage et spécialement, je dirais, les œuvres-témoignages au sens où elles ont la force, oui je hiérarchise c’est vrai, de problématiser ces trois pôles, de vivre leur caractère infiniment problématique.

Il m’est arrivé aussi de travailler, brièvement, sur les correspondances d’internés dans les camps en France, au camp de Pithiviers par exemple. J’ai travaillé sur la correspondance d’un homme qui était dans ce camp et qui s’adresse à sa femme. Eh bien écoutez, là je dirais, c’est très passionnant humainement, historiquement, mais il n’y a pas de travail d’œuvre du tout. On s’adresse à quelqu’un de précis, on essaie de maintenir un lien où l’on a un souci, non seulement biographique, mais je dirais aussi un souci de projeter sa vie dans l’avenir ; donc l’écriture a un rôle absolument crucial : mais il n’y a pas du tout ce souci de l’œuvre avec ce qu’elle amène de flottements, d’arrachements, d’indétermination - c’est même le contraire dont il s’agit là. En revanche, « à qui ? », pour ce que j’appelle les œuvres-témoignages, est vraiment tout de suite en question. C’est un peu scandaleux de parler d’œuvres-témoignages à propos de certains textes, vous voyez par exemple ce qu’on a appelé les rouleaux d’Auschwitz, ces carnets manuscrits enfouis près du crématoire, où des hommes écrivaient ce qu’ils vivaient et voyaient ; il y en a un qui est très célèbre, dont l’auteur dit, alors qu’il est vraiment entre les chambres à gaz et le four crématoire, il veut témoigner et il dit : « viens ici, ô humanité ! ». Alors ça, pour moi, c’est un geste évidemment fondamental, c’est-à-dire que, dans un moment complètement hallucinatoire, est provoquée l’universalité de l’humanité, en cet endroit, à cet instant. Eh bien, il y a quelque chose de cela, me semble-t-il, dans toutes les œuvres-témoignages. L’Espèce humaine d’Antelme, c’est aussi une manière de s’adresser à l’humanité ; « l’espèce humaine » est aussi son destinataire, d’une certaine manière, et l’on pourrait, sur cette question, opposer la fameuse lettre, intime, d’Antelme à Dionys Mascolo, à l’écriture de l’œuvre qu’est L’Espèce humaine. Cela m’est très important, et je m’arrêterai là-dessus, de donner toute sa place à chaque fois dans les lectures diverses de ces œuvres-témoignages à cet appel indéterminé à l’autre, celui qui va lire, celui qui va entendre, à ce que Mandelstam appelait l’interlocuteur. Mandelstam dit que créer de la poésie, c’est avoir affaire à un interlocuteur comme si on lui prenait la main et, en même temps, cet interlocuteur il ne doit, dit Mandelstam, jamais être concrétisé. On ne saura jamais qui c’est. Si on le sait, alors ce n’est plus de la littérature : je reviens au cas de la lettre…

Donc cette indétermination, très concrète je pourrais dire, du destinataire de l’œuvre-témoignage, me paraît cruciale. Je vais faire là-dessus une remarque qui m’inspire une inquiétude : c’est qu’il m’arrive, Catherine, tu dois savoir ça, il m’arrive d’entendre des témoins oralement, des témoins de violences extrêmes, je dois dire, c’est un peu scandaleux et je vais me faire casser la gueule si je le dis, mais il y a des moments où des gens qui témoignent de leur expérience très ancienne, extrême, et qui doivent donc par-là mériter le respect, eh bien par moments, je crois qu’ils jouent à contresens de ce qu’ils devraient faire. Pourquoi ? Parce qu’on a perdu cette indétermination de l’adresse et, tout d’un coup, on est dans une écoute ritualisée où le témoin devient une espèce de pédagogue ; et les pédagogues nous emmerdent. Il fait de la pédagogie, il prétend savoir tout sur tout, et ça devient quelque chose qui perd absolument toute portée et, en vérité, aussi toute efficacité.

Un témoin, si horrible qu’a été son expérience, n’est pas un saint. Il n’a pas à parler de l’Olympe. C’est l’un des grands mérites de la bande dessinée Maus de Spiegelman que de faire du père survivant un personnage difficilement supportable, par exemple. Donc voilà, je crois que, à la fois, il faut reconnaître que les témoins sont des êtres humains et d’autre part, l’effort de l’œuvre-témoignage, c’est aussi de ne pas savoir à qui elle s’adresse ; elle convoque au plus près l’intime, « viens là », « tiens-moi la main », et en même temps jamais cet autre ne doit prendre vie et surtout pas se ritualiser, par exemple, dans un cadre pédagogique. L’œuvre, ce n’est pas ça.

Pour finir, je voudrais parler de ce qui n’est pas une spécialité universitaire : je reviens à la traduction des langues que je ne connais pas, dans une situation qui touche aussi au témoignage. Là, ce n’est plus de la critique, c’est de la fabrication. J’essaie de travailler, depuis quelques années, depuis maintenant cinq ans, avec un type du Darfour qui a vécu une de ces situations de génocide et qui a fui le Darfour depuis neuf ans. Il habite avec ma famille depuis cinq bonnes années : donc nos contacts sont absolument quotidiens. C’est un paysan qui n’a été qu’à l’école coranique et que je considère cependant comme très cultivé. Par exemple, il m’a expliqué que sa meilleure amie, c’était la radio. Il a énormément écouté la radio et il sait beaucoup de choses sur le monde, à bien des égards plus que moi. Il est arabophone bien sûr mais il sait un petit peu l’anglais. On l’a hébergé parce qu’il était dans une situation très dure. Il vivait dans la rue, sous les ponts, etc. Il habite maintenant chez nous depuis cinq ans et j’ai décidé de l’écouter.

Mais comment écouter quelqu’un dont je ne partage pas la langue ? J’ai l’habitude de traduire des langues que je ne connais pas. Bon, maintenant, il parle bien le français, avec un accent terrible mais il sait beaucoup de choses. Mais on a commencé comme ça, pendant des heures, à construire un échange infra-linguistique, avec des dessins. On y est arrivés. Et donc moi j’essaie d’écrire avec lui, je dirais, d’une façon évidemment dissymétrique, j’essaie de faire quelque chose de nos échanges. Et j’essaie de lui donner de l’écoute parce qu’au début, je me suis dit, ce type non seulement il a besoin de manger et d’un toit, mais il n’a personne, il n’a aucune nouvelle de sa famille. Ce n’est qu’il y a quelques mois qu’il a repris contact avec sa famille ; il n’avait plus aucune nouvelle de sa famille, et puis il a repris contact… Et je me suis dit, ce type, il a aussi besoin que son existence compte pour d’autres. Et l’écouter, pas simplement les expériences horribles au Darfour, mais la suite, eh bien je veux qu’il sente que quelqu’un… Même l’écrit, je lui ai montré un peu ce que je faisais, j’essaie aussi que ça se tienne. Je lui ai dit naïvement, – pardonnez-moi –, il se peut que ça soit beau.

Je lui ai demandé : « qu’est-ce qui est beau pour toi ? ». Et il m’a dit : « c’est chez moi, dans ma famille, quand je faisais quelque chose, un objet, et que je le mettais là dans la maison et que je pouvais le regarder, et que d’autres aussi pouvaient le regarder ». Je trouve que c’est magnifique.

 

Catherine Coquio : Comment ne pas « oublier le meilleur » ?

Le retour fréquent, lors de nos discussions au premier jour du colloque, sur la question de la « contextualisation » des œuvres, m’a ramenée au propos de Walter Benjamin qui conclut son texte « Histoire littéraire et science de la littérature », paru en 1931 :

Il ne s’agit pas de présenter les œuvres littéraires dans le contexte de leur temps, mais bien de donner à voir dans le temps où elles sont nées le temps qui les connaît – c’est-à-dire le nôtre. La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire, et lui donner cette place – au lieu de faire de l’écrit un simple matériau pour l’historiographie – telle est la tâche de l’histoire littéraire.  [7]

Deux propos différents sont tenus ici, dont l’enchaînement ne va pas de soi : il suppose que « présenter les œuvres dans le contexte de leur temps » revienne à faire de la littérature un « simple matériau » pour écrire l’histoire. Contextualiser l’œuvre, ce serait, en l’inscrivant dans le temps historique, la réduire à un document pour l’historien. Je laisse de côté ce point qu’il faudrait discuter, pour me concentrer sur les deux affirmations explicites.

La littérature, organon de l’histoire : pour une philologie critique

« L’histoire littéraire », dit Benjamin, devrait non pas chercher à faire voir aujourd’hui le temps passé où les œuvres sont nées, mais, dans ce temps de leur naissance, le temps présent de leur connaissance. Le mot « faire voir » est important : il supposait une technique à élaborer, à laquelle pouvait œuvrer la sociologie naissante de la littérature. Ce renversement, lié à la « révolution copernicienne » qu’il invoquait dans la philosophie de la connaissance et de l’histoire, reposait sur l’idée d’une « tension » entre passé et présent que l’histoire littéraire devait travailler et surtout pas gommer. Benjamin décline ce propos de bien des manières, en particulier dans son grand livre inachevé sur les Passages, où il affine sa méthode de lecture critique en fonction de sa conception messianique du temps des œuvres, Paris capitale du XXe siècle. La deuxième partie du propos - « La littérature devient de la sorte un organon de l’histoire » et « telle est la tâche de l’histoire littéraire » - suppose d’en dire plus sur l’intention de l’article.

Dans ce texte, paru dans une série consacrée à l’état actuel des sciences, Benjamin rapportait la crise de l’histoire littéraire à une crise culturelle plus large, mais l’histoire littéraire en était en partie responsable dès lors qu’elle avait perdu de vue la tâche pour laquelle elle était née en tant que « belle science » : « la tâche didactique ». L’histoire littéraire se contentait désormais, au-delà d’un récit muséal oublieux, « creuse mise en scène » des grandes œuvres, « périodes » et « valeurs » nationales, de « donner son patronage à la littérature d’aujourd’hui », accueillant tout et s’accommodant de tout. Cette fausse « discipline », qui avait depuis longtemps renoncé à tout « rôle scientifique » et à toute « présentation globale », n’avait en fait pour fonction que de « donner à certaines couches l’illusion d’avoir part aux biens culturels des belles-lettres » [8]. Pour revenir au réel, il fallait sacrifier l’illusion muséale, et renoncer à croire qu’on allait renouveler l’enseignement par la recherche : il s’agissait moins de « rénover l’enseignement par la recherche que la recherche par l’enseignement » [9].

W. Benjamin critiquait les attendus de la germanistique de son époque : son éclectisme historiciste, le « faux universalisme de la méthode de l’histoire culturelle » et l’« esprit anti-philologique » à l’œuvre dans une fausse science où se perdait la tension entre le présent et le passé, donc aussi entre la « critique » et « l’histoire littéraire ». Il précisait qu’il entendait le mot « philologie » au sens non pas de la vulgate positiviste sous hypothèque idéologique [10], mais au sens ascétique où l’avaient entendu les frères Grimm, « qui s’efforçaient de ne jamais considérer les contenus concrets indépendamment des mots qui les expriment », loin d’une « science de la littérature » transparente à son objet. La génération actuelle, dit Benjamin, « préfère se battre avec des figures et des problèmes » alors qu’ « elle devrait surtout se battre avec des œuvres ».

La philologie comme étude savante des œuvres du passé émet donc une protestation à l’égard de « l’histoire culturelle » au nom des « contenus concrets » véhiculés dans le langage. Ce crédit fait par Benjamin aux capacités critiques de la philologie est lié à sa philosophie du langage, entendu comme « archive de ressemblances non sensibles » et trace d’anciens pouvoirs mimétiques toujours actifs chez l’enfant, et que l’activité créatrice réactive. Dans la création littéraire continue de s’exprimer un rapport à la parole et au monde de type magique, que la philologie – qu’il imagine un moment sous la forme d’une « magie critique » – soumet au travail critique, lequel requiert, dit Benjamin, « non moins que la grande création artistique, une diététique rigoureuse » [11]. La philologie prend acte de la liquidation des anciens pouvoirs magiques, mais aussi du fait que le langage en reste l’archive vivante, véhiculant des « contenus concrets », c’est-à-dire à la fois signifiants et sensibles. Ce sont ces contenus, formalisés dans l’œuvre, qui font vivre celle-ci dans le temps. Dans un autre passage du même texte, Benjamin affine sa critique de la contextualisation comme cette fois insuffisante : « Il ne suffit pas de dire comment les œuvres sont nées, il importe au moins autant de circonscrire l’horizon dans lequel elles ont vécu et agi, c’est-à-dire leur destin, leur réception, leurs traductions, leur gloire. Ainsi, l’œuvre se structure en elle-même pour former un microcosme ou mieux : une microépoque » [12].

Si donc la littérature peut être en ce sens « l’organon de l’histoire », c’est que les œuvres sont des « structures » et plus encore des organismes qui vivent et agissent : elles ont une histoire, mais aussi un destin historique, que le lecteur contribue à créer par son travail de connaissance et de compréhension. Comprendre ce destin des œuvres dans l’histoire, c’est inévitablement aussi agir sur lui, sur sa dimension politique et morale, et postuler une autre écriture de l’histoire littéraire. Cette action, qui implique de rompre le cours muséal de l’histoire littéraire, suppose de trouver et créer des modes de lecture prenant acte de la crise des idéaux humanistes. Telle est la tâche proprement critique de la philologie. C’est pourquoi, reprenant à mon compte cette proposition de W. Benjamin, je parle volontiers de « philologie critique ».

Ce faisant, je songe aussi à la proposition d’une « herméneutique philologique » ou « herméneutique critique » [13], que nous fait Jean Bollack, lui aussi héritier de la philologie allemande, et dont la pensée sur ce plan – contrairement à d’autres où il s’oppose à lui – s’apparente à celle de Walter Benjamin – même s’il dit s’être formé à Karl Reinhardt et Jacob Bernays. L’épigraphe que Bollack a donné en 2000 au livre d’entretiens où il explique sa méthode, Sens contre sens, empruntée à Stanley Cavell, est claire sur le type d’exigence scientifique que se donne la critique ainsi conçue – non une herméneutique de la vérité des textes mais un déchiffrement philologique de leur sens a priori inconnu – et sur les effets possibles d’une telle conception : « Seul celui qui est passé maître en une science peut y accepter un changement révolutionnaire comme une extension naturelle ; et lorsqu’il accepte ce changement, ou le propose, c’est dans le but de rester en contact avec l’idée même de cette science, avec ses canons internes de compréhensibilité et de complétude » [14].

Ces effets de rupture sont d’ordre politique en même temps que philologique. « Ce qui me gardait de l’humanisme dans les humanités, dit Bollack, c’était l’intérêt que je portais déjà aux objets mêmes et surtout aux auteurs canoniques. Aussi ai-je très vite senti à quoi on les faisait servir ! » [15] Un peu plus loin, s’expliquant sur sa critique de « l’historisme », Bollack récuse le processus de « réification formidable » qui s’est déroulé au cours du XIXe siècle, quand « le contenu des classiques et leur valorisation traditionnelle ont été transformés […] en une fabrique de faits historiques » [16]. A cette fatale idéologisation de la critique, Bollack oppose une autre visée de « transparence », qui cherche dans l’œuvre ce qui en elle relève d’une virtuelle ou patente « prise de position » : « Les textes changeaient complètement de statut si on y découvrait un point de vue ou une prise de position qui pouvait même porter sur leur fonction de relais » [17].

« N’oublie pas le meilleur ! » : la fleur magique, le trésor et la princesse

Je compléterai ces propos par une note de Walter Benjamin intitulée « Exhumer et se souvenir », où s’ajoute à ce qui précède une critique de la « conservation » et de « l’inventaire » des œuvres, et la métaphore est cette fois-ci spatiale : « On se prive soi-même du meilleur, dit-il, à ne réaliser que l’inventaire de trouvailles sans pouvoir désigner dans le sol d’aujourd’hui l’endroit où il conserve l’ancien ». L’endroit de la conservation est un gisement de forces par quoi le présent se souvient du passé. L’expression « se priver du meilleur » fait allusion à une formule prononcée dans une série de vieux contes allemands du XIXe siècle : « N’oublie pas le meilleur ». Cette « énigmatique injonction » a été commentée par Benjamin dans une « Suite ibizienne » en mai 1932 » [18] : dans un de ces contes, une fleur magique permet à un chevrier l’accès à une grotte qui abrite un trésor et retient une princesse prisonnière ; le chevrier à qui est donnée la fleur entre dans la grotte, mais, fasciné par les pierres précieuses, il oublie de délivrer la princesse. Une fois à l’air libre, le trésor s’est transformé en tas de feuilles mortes.

Traduit dans le langage critique, le conte dit que le meilleur n’est pas l’inventaire du passé conservé et retrouvé, mais sa « délivrance ». Et si cette délivrance est le « meilleur » à ne pas oublier devant le trésor, c’est que dans cette mémoire-là du passé il en va de la possibilité d’être heureux dans la vie présente. Dans son dernier texte « Sur le concept d’histoire », rédigé en 1940, Benjamin écrit que « c’est à l’humanité délivrée qu’échoit pleinement son passé » [19]. Sa conception de l’activité critique était profondément dépendante de ce qu’il appelle dans ce texte « l’indice secret » du passé, qui le renvoie à la délivrance en vertu de la « faible espérance messianique » échue à chaque génération, par laquelle le passé fait valoir sur elle une « prétention » [20]. Comme l’image du bonheur, « l’image du passé » est « inséparable de la délivrance ». Vingt ans plus tôt, dans son « Fragment théologico-politique », qu’il lisait encore à Adorno en 1938, Benjamin pose que le « bonheur » terrestre, celui qui emprunte à la nature son rythme, est « l’ordre profane » auquel correspond l’espoir messianique [21].

Face à cette conception de l’histoire et des œuvres soudée à une éthique du bonheur et de la délivrance, une des questions qu’on peut se poser est celle-ci : un tel dispositif critique a-t-il une pertinence aujourd’hui ? Mais cette question elle-même ne peut prendre sens qu’à travers celle du sens donné à cet « aujourd’hui ». J’en viens donc à des considérations plus personnelles.

Walter Benjamin est un des penseurs qui m’ont aidé à articuler le regard que je portais sur les œuvres et mythologies esthétiques du XIXe siècle (Baudelaire et la « fin de siècle », la modernité décadentiste, les formes créatrices et critiques du nihilisme), et celui que je porte sur le XXème, plus précisément sur les réponses littéraires aux grandes catastrophes historiques issues des régimes totalitaires. Il n’a pas été seulement un jalon historique entre les deux : son œuvre est constitutive d’une modernité européenne, se développant dans l’entre-deux guerres, consciente des aspects politiques de la crise que la « culture » et la « littérature » devaient affronter, tenta d’y répondre par une lucidité critique accrue, jamais dissociée de l’exigence créatrice. Il incarne la dimension utopiste d’une modernité qui s’est essayée là, comme d’autres écrivains-penseurs ou poètes-essayistes qui, en Allemagne, mais aussi en Autriche (R. Musil, H. Broch) voulurent dépasser l’antinomie stérilisante et dangereuse entre scientisme et esthétisme, rationalisme et religiosité, par de nouvelles formes d’œuvre et de pensée, tout en se confrontant à la violence historique à une époque où le fascisme et le nazisme d’un côté, et la révolution soviétique de l’autre, posaient leurs options sur l’avenir mondial.

Parmi ces poètes-penseurs, Benjamin a un rôle critique particulier qui lui donne pour moi son prix. Son œuvre a en propre d’articuler une philosophie de l’histoire et une méthode critique qui refuse non seulement l’esthétisation fasciste de la politique, mais la téléologie du progrès, qu’elle fût d’obédience libérale ou marxiste, et ceci au nom d’un temps des œuvres dont l’effectivité oblige à prendre acte jusqu’au bout d’une conception non instrumentale du langage. Benjamin a fait de la philologie comme connaissance des œuvres non seulement un argument mais un fondement de sa philosophie de l’histoire, et c’est en ce sens qu’il faut comprendre son projet de « faire de la littérature l’organon de l’histoire ». Il a mis au point un dispositif critique polarisé sur le présent de la réception, le « maintenant de la connaissabilité » des œuvres et des événements du passé : la constellation, le montage et l’image dialectique, toute cette machinerie est subordonnée à l’horizon utopique d’un sauvetage intégral du passé, qu’il nomme « apocatastase » en signe de lointaine amitié schismatique à Origène. Ce principe théologique devient une méthode de sauvetage par décomposition critique de l’objet textuel : l’acte critique est l’opération de différenciation et de séparation, dans l’œuvre, entre ce qui, au présent, devient lettre morte, et ce qui reste vivant : ce qui constitue sa vie, et explique plus tard sa « survie ».

Je reviens donc à la question que pose la lecture de Benjamin aujourd’hui, en la reposant autrement : cette méthode de sauvetage critique des œuvres, soumise à la forme messianique de sa pensée, a-t-elle une validité aujourd’hui ? Et plus précisément, a-t-elle un sens après les ruptures d’humanité liées aux violences historiques du XXe siècle, qui ont non seulement mis à l’épreuve l’espoir d’une humanité délivrée, mais ont fait de l’humanité une question ? Avec une question d’apparence subsidiaire, mais qui peut devenir décisive : la protestation philologique de Benjamin peut-elle survivre à son messianisme, et à ces ruptures historiques ?

L’usage critique que je continue de faire de cette pensée, le besoin que j’en éprouve, le prix qu’elle conserve pour moi, particulièrement du côté de cette protestation philologique, me dit que oui ; mais ce oui il me faut le préciser, le moduler, et chercher à le ressourcer ailleurs, chez des auteurs qui, dans « l’après » de ces grandes catastrophes historiques, ont pensé ou pensent à nouveau le temps dans lequel ils vivent, et dans lequel je vis, à travers leur « connaissance » des événements et des œuvres du passé.

Quelle philologie critique aujourd’hui ?

Dans un temps d’éclatement irrémédiable des traditions religieuses, scientifiques et morales, Benjamin a été attentif au caractère nécessairement politique de chaque opération de transmission culturelle et critique, et soucieux de tout ce qu’une histoire culturelle, du fait de son « universalisme » et de son « éclectisme », peut laisser derrière elle en termes de potentialités oubliées, de possibilités enfouies. Qu’on partage ou non l’espoir d’une humanité « pleinement délivrée », ce point précis survit sans difficulté au langage théologico-politique de Benjamin, et me semble rigoureusement actuel. L’attention portée au temps de la « survie » des œuvres, entendue comme activation possible de potentialités oubliées, suppose une critique de la mémoire littéraire conçue comme « héritage » ou « patrimoine » légué. En d’autres termes, elle implique une « critique de la culture », au sens où l’ont entendu dans son sillage Adorno et Horkheimer lorsqu’ils ont mis au point leur « théorie critique » – sans pour autant que je partage ni leur machinerie dialectique à eux, ni encore moins les propos sentencieux d’Adorno sur la poésie barbare après Auschwitz, ni ceux qui ont suivi, où il modulait et en fait radicalisait son propos.

Mais cette « suite » du côté de l’École de Francfort est limitée, et en bien des points même faussée ou inadéquate, dès lors surtout que - comme le montre du reste ce propos sur la poésie barbare -, cette « théorie » ne prête pas à la philologie le rôle critique et potentiellement philosophique que Benjamin lui prêtait. C’est Erich Auerbach, l’auteur de ce monument critique qu’est Mimesis, qui a doté la philologie d’une nouvelle conscience critique, à la fois mondialiste et post-catastrophique, avec le grand essai de celui-ci en 1951, Philologie der Weltliteratur [22]. On sait l’importance de cette étape pour Edward Said, qui a revendiqué l’héritage de l’ancienne philologie allemande pris pourtant dans le corpus « orientaliste » : il l’a fait dans le sens d’une réappropriation critique d’un potentiel libérateur selon lui resté intact, et même plus actuel que jamais en un temps de circulation mondiale des savoirs et des langues [23]. Mais Said, et les études postcoloniales à sa suite, se sont pris les pieds dans la question de « l’humanisme » [24], qu’il avait d’abord révoqué avec Foucault, et qu’il a brutalement réinvesti sur le tard sans que cette notion ait été véritablement examinée, sans que le legs philologique, pris dans l’héritage humaniste, ait été mis à l’épreuve des violences historiques du siècle - dont Said pourtant tirait argument. Dans la dernière préface de L’Orientalisme, en 2003, il retraçait la double filiation philosophique et philologique, qui allait d’un côté de Vico à Gadamer en passant par Herder, Wolf, Goethe, Humboldt, Dilthey, et de l’autre d’Erich Auerbach à Leo Spitzer et Ernst Robert Curtius ; s’arrêtant sur le grand essai d’Auerbach en 1951, il fait l’éloge de la « manière concrète, sensible et intuitive » d’Auerbach, celle d’un « esprit profondément humaniste », puis il passe brutalement à une déploration sur les dégâts du nazisme et sur ceux que produisent d’autres violences - il fait alors allusion à la guerre en Irak– à l’époque contemporaine :

Plus déprimant encore, depuis la mort d’Auerbach en 1957, et l’idée et la pratique de la recherche humaniste ont perdu de leur centralité. Au lieu de lire, au vrai sens du terme, nos étudiants sont constamment distraits par le savoir fragmentaire disponible sur Internet et diffusé par les médias de masse.

Et il y a plus grave. L’éducation est aujourd’hui menacée par les orthodoxies nationalistes et religieuses propagées par les médias, qui se concentrent de manière anhistorique et sensationnaliste sur les guerres électroniques lointaines, lesquelles […] masquent les terribles souffrances et destructions engendrées par la guerre moderne.  [25]

A cela, Said répond, en Arabe américain héritier de la philologie allemande, avec deux grands mots : « hospitalité », place donnée partout à l’Autre étranger, cohabitation des cultures ; et « esprit critique », qui suppose de « renouer avec la pratique d’un discours mondial laïque et rationnel » et de croire en une « communauté intellectuelle » mondiale, permise selon lui par le « très encourageant champ démocratique représenté par le cyberespace ouvert à tous » [26]. Mais dans quelle mesure ce crédit n’est-il pas lui-même messianique, sinon illusoire ? Ce messianisme-là croit pouvoir faire de l’humanisme, en 2003, un « rempart » : « Enfin et surtout, dit Said, l’humanisme est notre seul, je dirais même notre dernier rempart contre les pratiques inhumaines et les injustices qui défigurent l’histoire de l’humanité » [27].

L’optimisme de Said se montre là si fragile qu’il fait basculer dans le pessimisme celui qui jette un regard lucide sur le monde. « Hospitalité », « esprit critique », ces grands mots n’apparaissent-ils pas aujourd’hui comme de pauvres sésames ? Du reste, Erich Auerbach ne partageait pas cet optimisme : il avait autrement pris acte des méfaits de la catastrophe nazie, et voyait dans la mondialisation un mouvement d’« entropie » fatal aux particularités dont vivaient la littérature et la philologie : le critique allemand qu’il était s’estimait par force voué à l’étude des textes de l’ancienne Europe.

Surprise par le peu d’intérêt que portent les études postcoloniales à cette question, sans doute trop peu propice à l’atmosphère libératrice qui a accompagné leur création, puis leur adaptation en France, je cherche ailleurs et autrement une « suite » à la philologie critique, telle qu’elle devrait pouvoir exister à l’échelle mondiale et post-totalitaire. J’en trouve une, comme je l’ai dit plus haut, chez Jean Bollack, qui s’est fait l’exégète de Paul Celan après l’avoir été des tragiques grecs, et qui a problématisé les enjeux liés à cette lecture avec une radicalité salutaire, même si sa violence lui aliène bien des lecteurs. Mais cette violence n’est rien, me semble-t-il, à côté de celle qui s’exprime dans l’œuvre dont il traite. Et si Celan a hissé le degré de conscience réflexive du poème à un point peut-être jamais atteint dans la littérature européenne, sinon chez Kafka sans doute, il n’est pas le seul, ni le dernier, à avoir intégré dans son œuvre ce que Bollack appelle une « prise de position » quant à sa « fonction de relais ». Il me semble même que l’interrogation sur la transmission et l’interprétation des œuvres littéraires ne peut se faire aujourd’hui qu’à travers ce que disent du langage et de l’histoire certains écrivains : ceux qui sont les plus familiers de ces questions et les plus à même d’y répondre. J’en évoquerai deux ici rapidement, à travers quelques citations : J.M. Coetzee, puis Imre Kertész [28].

La survie du « classique »

J. M. Coetzee, écrivain anglophone d’Afrique du Sud, nobélisé en 2003, a prononcé en 1991 une conférence intitulée « What is a classic ? », où l’on voit revenir en force la notion de « survie », dans un autre sens que celui où l’utilisait Benjamin – auteur pour lequel Coetzee n’a d’ailleurs aucun goût [29]. Le romancier commence par une anecdote : il raconte avoir entendu un jour d’ennui dans son jardin de banlieue du Cap une musique qui le bouleversa, et fit que la musique lui parla « comme jamais auparavant » : c’était Le Clavier bien tempéré de J.S. Bach. L’émotion semblait lui dire que cette musique lui parlait à travers les siècles et les océans : était-ce là, demande-t-il, le signe d’une transcendance de l’art ou un besoin de changer d’air et de position sociale chez le jeune blanc que j’étais, dans cette Afrique-là ? Coetzee répond alors en distinguant deux plans, l’un historique, l’autre pas. Il y a, dit-il, une « construction historique » du « classique », qui nécessite d’identifier les « forces historiques » qui ont œuvré à cette construction. Mais le plus difficile vient ensuite : « quelles sont les limites, du moins s’il en est, de cette relativisation historique du classique ? Que reste-t-il du classique, du moins s’il en reste quelque chose après qu’il a été historicisé, qui puisse prétendre parler à travers les siècles ?» [30]

Coetzee retrace le chemin historique qui, passant par Mozart et Haydn, permit que Mendelssohn « exhume » la Passion selon Saint-Matthieu ; puis il évoque le classique en termes de « survivance » en plusieurs sens. Classique, dit-il, est l’œuvre qui survit parce qu’elle a « franchi l’examen de milliers d’intelligences critiques » et l’écran de ses traductions, mais surtout parce que plusieurs générations en ont éprouvé un besoin vital - et Coetzee reprend là un propos du poète polonais Zbigniew Herbert, pour qui le classique est un modèle de résistance à l’oppression : classique est « ce qui survit à la pire barbarie et survit parce que les générations ne peuvent se permettre de l’abandonner, et pour cette raison le retiennent à tout prix » [31]. Le classique est l’œuvre dont la force de conviction et de résistance lui fait survivre à la fois à ses conditions de production, à ses lectures critiques, et à la « pire barbarie » dans laquelle peut tomber une société ou une civilisation. A travers la notion de « survie », celle de « classique » prend donc un sens politique en même temps qu’anthropologique, éthique voire métaphysique. Classique est l’œuvre dont nous estimons avoir besoin pour désirer encore vivre dans ce monde et être hommes, celles qui nous sont salutaires, ou simplement « vitales ». Les œuvres qui survivent, dit encore Coetzee, sont celles dont les « fonctions vitales » ne sont pas « éteintes ».

C’est à cette « fonction vitale » que font revenir les œuvres de « l’après » qui témoignent de ces moments de « barbarie ». Il faudrait évidemment s’entendre sur ce qu’on entend par « après » et par « barbarie », et sur la pluralité des événements et des temps, qui font que la conscience de vivre dans un « après » entre elle-même en mutation constante. Poser la littérature comme fonction vitale, c’est ce qu’avait fait en Autriche Hofmannsthal à l’orée du XXe siècle, puis au lendemain de la première guerre ; et c’est ce que fait à nouveau Hermann Broch au début des années 30, puis lorsqu’il relit de près Hofmannsthal au lendemain de la Deuxième guerre mondiale. C’est aussi ce que font Robert Antelme avant d’écrire L’Espèce humaine, puis Georges Perec lorsqu’il relit Antelme dans les années 60, et voit dans la « littérature des camps » s’exprimer la « vérité de la littérature ». Car la fonction vitale de la littérature, lorsque « l’après » se formule à partir de l’expérience de l’annihilation née d’un mensonge politique radical, se retrouve étroitement associée à celle de la vérité. C’est pourquoi, évoquant Antelme et Chalamov, j’ai parlé en 1999 de « schisme littéraire » à propos de la « vérité du témoin » [32].

Le schisme et le suspens

Répondre à cette question de la survie des œuvres passe pour moi par l’ajustement d’un regard critique sur le corpus des témoignages. Dans la mesure du possible, je tente d’étudier ce corpus sur un mode philologique en me posant deux questions : premièrement, la « littérature de témoignage » née des catastrophes historiques relève-t-elle encore de la littérature ? A cette question – qui passe par celle du « genre testimonial » –, je prends le parti de répondre en examinant de près le rapport que chaque auteur-témoin élabore avec l’activité d’écrire et l’idée de littérature. Ce rapport étant souvent crucial, car étroitement lié à la survivance et à la transmission du témoignage, je tente de dégager ces textes de la gangue d’interdits et de prescriptions qui, du côté de la théorie et de la morale, ont empêché de lire ces textes comme ce qu’ils voulaient être.

Prendre acte de ce faire-œuvre propre aux témoins de grandes ruptures anthropologiques, c’est penser la littérature aujourd’hui à travers aussi leurs modes singuliers de réappropriation ou de réinvestissement de l’acte de création, voire pour certains leur idée d’une refondation : une nouvelle utopie littéraire s’est exprimée chez Antelme et Perec à travers l’idée de « témoignage », de « poésie » et d’« expérience », mais aussi chez Jean Cayrol à travers celle d’un « art lazaréen » ; et c’est une éthique utopique qui s’exprime chez Imre Kertész, lorsque, dans un essai de L’Holocauste comme culture, il se réclame de « l’esprit du récit » comme divinité dernière et principe éthique actif, invoquant une nouvelle « catharsis », qui s’inspirerait de la réplique grecque à la Catastrophe, mais en prenant la mesure de la « ligne infranchissable » qu’emblématise Auschwitz [33].

Deuxième question : comment soumettre cette littérature aujourd’hui livrée aux mythes sociaux qui accaparent la « culture de l’holocauste », à un regard critique soucieux du sens politique d’une telle réception « culturelle » de l’événement et des œuvres qui en témoignent ? Peut-on poursuivre la critique de la culture à l’aide de ces textes, alors qu’ils semblent entrer aujourd’hui dans un processus de consécration sur un mode discutable ? Lire ces textes au rebours de leur « gloire » actuelle, c’est interroger leurs modes de canonisation et de patrimonalisation.

Ces questions imposent de « se battre avec les œuvres » plutôt qu’avec des « idées » ou des « figures », pour reprendre la formule de W. Benjamin. Cherchant dans les textes les linéaments d’une critique en acte de la culture, j’y suis encouragée par l’existence d’un corpus littéraire puissamment réflexif, où l’entreprise de « témoigner » se questionne et s’accompagne d’une dimension à la fois poétique et spéculative, produisant souvent une tension ironique ou iconoclaste (Kertész, Améry, Chalamov, Celan). Que disent de nouveau ou de spécifique ces œuvres issues de violences historiques qui ont fait rupture ? Que disent-elles de cette histoire, de ceux qui l’ont produite, de ceux qui l’ont subie, de ceux qui l’ont observée ? Que disent-elles de la « vie » et de la « culture », de la « fonction vitale » de la « littérature » ? Quelle histoire de la littérature font-elles raconter, et comment s’y prendre dans un tel récit ?

Observées de près, ces œuvres montrent bien qu’une fracture interne s’est ouverte au sein de la « littérature » : un écart se laisse voir entre une écriture qui se cherche et une « littérature » révoquée parce que périmée, disqualifiée par la catastrophe, sinon compromise dans ce qui l’a rendue possible. Mais une nouvelle poétique se cherche dans cet écart : Celan oppose une « poésie » conçue comme « utopie » à l’art et son bruit de quincaillerie ; Chalamov cherche à créer une nouvelle prose, puissamment poétique mais « anti-littéraire » ; Kertész répond par une « œuvre atonale » à la question qu’il s’est posée au moment d’écrire sur Auschwitz : « qu’avais-je encore à voir avec la littérature ? » - et par « littérature » il entend ici son « esprit » et ses « idéaux » empêtrés dans l’illusion humaniste. L’enregistrement d’une rupture historique majeure fait adopter à ces écrivains des postures d’hérésiarque.

La nobélisation de Kertész en 2002 pourrait faire penser que cette posture n’a plus lieu d’être, le processus d’intégration de la « littérature de témoignage » dans l’institution « Littérature » étant à présent pleinement accompli à l’échelle internationale. Mais cette consécration n’empêche pas l’existence d’un schisme de se manifester de l’intérieur, soigneusement entretenu par l’auteur, qui parle dans son discours Stockholm d’une littérature « mise en suspens » par le génocide [34]. Dans son dernier journal paru sous le titre Sauvegarde, Kertész cite une phrase qu’il a renoncé à prononcer dans son discours de réception du Nobel. Il y disait qu’il avait longtemps cherché avant de trouver son idée, celle d’« un roman ironique qui s’oppose à la littérature concentrationnaire archi-connue, voire à la littérature tout court » [35]. Un tel propos, difficile à tenir au moment de recevoir un prix Nobel de littérature, montre qu’une scission continue d’œuvrer - mais sur un mode littéraire encore, à travers « un roman ironique » : la littérature y est elle-même soumise à l’ironie, et pas seulement en témoignant du pire, comme peut le faire la « littérature concentrationnaire archi-connue ».

La littérature s’ironise donc elle-même pour rendre compte d’une « vérité » devenue « ligne infranchissable », longtemps après encore, et cette ironie nouvelle exige un haut degré de conscience poétique. La littérature n’est-elle pas cette totalité virtuelle qui peut se diviser à l’infini au gré des péripéties historiques, mais qui continue d’accompagner la vie humaine à la manière d’une « fonction vitale » ? L’histoire des hérésies fait partie de l’histoire de la foi, et c’est bien de foi qu’il s’agit ici, et non d’espoir. L’œuvre entière de Kertész, comme celle de Chalamov et de bien d’autres écrivains survivants d’autres destructions, est très claire là-dessus.

Il serait faux pourtant d’entendre ici un quelconque chant de victoire. Dans ce journal de fin de vie qu’est Sauvegarde, que la célébrité acquise n’empêche pas d’être profondément noir, Kertész mène de loin en loin une réflexion sur le destin pas très fabuleux de la « littérature » dans le monde qui l’entoure. La notion de catharsis n’y a plus la place centrale qu’elle avait dans L’Holocauste comme culture, qui rassemblait des textes rédigés ou prononcés au début des années 1990 : elle se montre en ceci liée aux espoirs mis dans un monde libéral que Kertész avait quelque peu idéalisé en homme de l’Est au lendemain de la chute du Mur, idéalisation qui semble dix ans plus tard avoir fait long feu. Mais une véritable irrésolution se fait sentir dès qu’il est question de « littérature ». Assistant en 2001 à un congrès littéraire à Stockholm, Kertész voit dans cette assemblée de « personnages tchékhoviens, véritables scribouillards qui s’écoutent les uns les autres et font de cela un commerce très lucratif », un « monde en voie de disparition : la “littérature” ». Mais s’il se demande ce qu’il fait là, c’est que pendant il Kertész cite « un grand livre singulier de W.G. Sebald », Luftkrieg und Literatur [36] : Sebald fait de « l’idéal de « vérité » « au vu de la destruction totale » – il s’agit du bombardement de Hambourg – « la seule raison légitime de continuer à faire œuvre de littérature. A l’inverse, tirer des ruines d’un monde anéanti des effets esthétiques ou pseudo-esthétiques est une démarche faisant perdre à la littérature toute légitimité » (p 188). Enfin, devant le succès d’Etre sans destin qui éclipse et annule ses autres livres, dégoûté du « rôle » qui lui est dévolu, qui le fige en « mort vivant », Kertész écrit :

Le mieux est d’en rire ; et pourtant, c’est suffocant. Mais comment garder le livre en vie, comment le doter d’un peu de sympathie, comment convaincre le monde de me témoigner de la compassion, de jouer avec moi ?  [37]

Lire un livre de littérature, n’est-ce pas vouloir « jouer » avec l’auteur, aujourd’hui comme hier ? Continuer à faire de la critique, est-ce autre chose que comprendre et poursuivre ce jeu, travailler à « garder le livre en vie », que ce soit contre son succès ou contre son effacement ? Étudier une œuvre, comprendre sa survie et pas seulement sa naissance, maintenir sauve sa puissance d’ébranlement et de schisme, faire voir le temps du lecteur dans celui de l’auteur, c’est apprendre à jouer avec l’auteur, longtemps après sa mort encore. Car il en va dans ce jeu, sinon d’un bonheur ou d’un salut, de la possibilité d’un jeu ensemble à travers le temps de l’histoire.

Le geste de l’étude

Ce « jeu ensemble », pourtant, est compromis par d’autres « barbaries » que la « pire » dont parlait Coetzee en 1991, citant Zbigniew Herbert. Il en est une, quotidienne et « normale », qui concerne le langage, et qu’évoque aussi Coetzee, entre autres dans un de ses derniers livres, les plus politiques et en un sens aussi les plus « philologiques », Journal d’une année noire (2007). Dans son propre journal Sauvegarde, Kertész évoque la « montée quotidienne de la barbarie » dans la langue qu’il entend parler à la télévision, tandis que lui « s’interroge sur des problèmes stylistiques » [38]. Résistant à l’idée de déclin et de catastrophe, il affirme que la « qualité » n’a pas disparu, mais qu’elle semble se « terrer en silence », et ajoute : « n’en a-t-il pas toujours été ainsi ? L’âge de l’analphabétisme a fait du bien à la littérature, et s’il revient – ce qui est prévisible – il aura de nouveau un effet fécond » (p 156).

Cette spéculation me fait revenir encore à Walter Benjamin, celui cette fois de la « barbarie positive » invoquée dans un article paru à la fin de l’année 1933, (« Expérience et pauvreté » [39]). « Que vaut tout notre patrimoine culturel, demandait Benjamin, si nous n’y tenons pas par les liens de l’expérience ? » Si notre génération est si pauvre en expérience, ce n’est pas parce qu’elle est ignorante, mais parce qu’elle est dégoûtée de sa propre culture, dont elle a dispersé l’héritage : « nous avons dû laisser ce trésor au mont de piété, souvent pour un centième de sa valeur, en échange de la piécette de “l’actuel” ». Certains artistes (Klee, Loos) en prennent leur parti – dont Benjamin fait l’éloge : ils se tournent vers leur contemporain, « qui crie comme un nouveau-né dans les langes sales de cette époque » et se détournent de « l’homme paré de toutes les offrandes sacrificielles du passé ». Récusant l’humanisme, ils travaillent la dissemblance. Benjamin voit dans l’effort de ces artistes une préparation à une nouvelle ère :

Dans leurs bâtiments, leurs tableaux et leurs récits, l’humanité s’apprête à survivre, s’il le faut, à la civilisation. Surtout, elle le fait en riant. Ce rire peut sembler barbare. Admettons. Il n’empêche que l’individu peut de temps à autre donner un peu d’humanité à cette masse qui la lui rendra un jour avec usure. [40]

L’effondrement de civilisation a eu lieu. Il n’est pas sûr en revanche que la « masse » soit en mesure de rendre « avec usure » le « peu d’humanité » que « l’individu » tentait de lui donner avant la catastrophe. La situation actuelle montre que la littérature peut infiniment se survivre à elle-même, quitte à faire de l’apocalypse un nouveau paysage culturel, et de la « fin du monde » une parodie sans fin, ou un échantillon de jeux de rôles. Et de la Shoah, devenue religion civile, un réservoir de fictions redondantes jusqu’à l’écœurement, symptôme d’une littérature opportune jusqu’au cynisme et désespérément privée d’imagination. Que peut alors être la « barbarie positive » dont parlait Benjamin en 1933 ? Que signifie, en 2013 bientôt, « sauvegarder » des œuvres : seraient-elles propres à « donner un peu d’humanité » aux masses que nous sommes ?

Dans la pauvreté nouvelle qui se dessine, disait Benjamin en 1933, nous avons oublié non pas nos « gestes », mais l’expérience qui leur est associée. L’étude fait partie de ces gestes sauvegardés dont le contenu échappe à ceux-là même qui veulent le transmettre. Un an plus tard, Benjamin revenait sur le geste de l’étude à la fin de son grand essai « Franz Kafka pour le 10e anniversaire de sa mort » [41] : à travers sa lecture récapitulative de Kafka en forme de centon – ou plutôt de « Musivstil », la « mosaïque » de citations judaïque –, il entrelaçait des réflexions sur la loi et la parabole, sur la vie déformée sous l’effet de l’oubli, enfin sur les gestes mués par Kafka en drames, et plus précisément sur celui de l’étude, dans lequel la transmission est dissociée de la vérité à transmettre. Cette dissociation, il la fait voir en décrivant une « famille de créatures » qui habitent le monde de Kafka et dont le signe caractéristique est qu’ils « ne dorment jamais », mais grâce à leur folie ne sont « jamais fatigués » (« Description d’un combat »). En font partie les « aides infatigables » de K, dans Le Château, qui font penser à « des adultes, presque des étudiants ». Et de fait les meilleurs représentants de cette espèce, ses « porte-paroles et régents », dit Benjamin, sont ces jeunes gens affairés qui passent leur temps à lire, à changer de livre et à les annoter fébrilement. Dans L’Amérique, Karl observe l’un d’entre eux et engage la conversation, que Benjamin cite et commente ainsi :

« Mais quand dormez-vous ? demanda Karl, regardant l’étudiant avec étonnement. – Dormir, dormir, dit l’étudiant, je dormirai quand j’aurai fini mes études » [42]. On pense aux enfants : comme ils renâclent à aller se coucher ! Il pourrait se passer quelque chose d’intéressant pendant qu’ils dorment. « N’oublie pas le meilleur ! »  [43]

Retrouvant la formule des vieux contes romantiques allemands Benjamin ajoute ici cette phrase : « Mais l’oubli porte toujours sur le meilleur, car il concerne la possibilité du salut » [44]. L’oubli est pourtant ce contre quoi luttent ces héros vigilants, et parce qu’il est sans fond les étudiants sont fous, mais aussi héroïques. Dans le monde de Kafka, « l’artiste de la faim jeûne, le portier se tait et les étudiants veillent. […] L’étude est leur couronne. » [45] C’est à travers ce geste insomniaque que Benjamin ressaisit l’œuvre entière de Kafka, et expose sa propre vision de l’étude :

L’époque où les hommes sont devenus au plus haut point étrangers les uns aux autres, où ils ne connaissent d’autres relations que médiatisées à l’infini, est aussi celle où l’on invente le cinéma et le gramophone. Au cinéma, l’homme ne reconnaît pas sa propre démarche, sur le disque il ne reconnaît pas sa propre voix. […] La situation de Kafka est celle du sujet soumis à de telles expériences. C’est elle qui le renvoie à l’étude. Peut-être se heurte-t-il de la sorte à des fragments de sa propre existence, qui s’inscrivent encore dans le rôle qu’il doit jouer. Il parviendrait alors à se saisir de son geste perdu, comme Peter Schlemihl de son ombre perdue. Il parviendrait à se comprendre lui-même, mais au prix de quel prodigieux effort ! Car du pays de l’oubli souffle une tempête. Étudier, c’est chevaucher contre cette tempête.  [46]

Nous ne sommes plus dans la situation de Kafka : tout se passe comme si nous, nous ne nous reconnaissions que dans les images et les sons fabriqués et les « relations médiatisées à l’infini ». L’étrangéisation du monde, la déformation des êtres se sont certainement accentuées avec la dévaluation des vies qui accompagne le régime mondialisé dans lequel nous sommes emportés. Cette situation-là nous renvoie nous aussi à l’étude, comme chance de saisir nos gestes perdus, ou d’en inventer d’autres pour nous comprendre nous-même. Car nous continuons de conserver, et la « sauvegarde » a de fabuleux jours devant elle. Il nous faut donc, nous aussi, pouvoir désigner « l’endroit du sol » où nous conservons aujourd’hui nos trésors. Il nous faut nous « souvenir » de ce que nous « exhumons ». Revenir du « pays de l’oubli » suppose qu’à notre tour nous nous heurtions aux fragments de nos propres existences en lisant et annotant nos livres. Mais l’effort de se comprendre tient pour nous plus encore du prodige, car la tempête souffle de plus en plus fort, alors même que personne ne croit plus au « progrès ».

Réinventer le geste de l’étude, c’est sans doute à présent vouloir simplement qu’il y ait encore un « monde » : ce « monde » à qui Kertész demandait de « jouer encore un peu » avec lui. Ce n’est pas peu, c’est cela le meilleur : car le « monde » est comme la princesse en prison. Il attend qu’on le délivre - de trésors de plus en plus rutilants, et de plus en plus inutiles.

 

Carole Allamand : Transmission… de quoi ?

Merci à Hélène et à mon collègue François de m’avoir invitée à une discussion fascinante, à laquelle je ne suis cependant pas sûre de pouvoir participer. Je partage sans doute la désinvolture des vingtiémistes ou vingt-et-uniémistes face à l’identité de la littérature, aggravée dans mon cas par vingt ans aux Etats-Unis, où la théorie de la réception, les cultural studies, la déconstruction, n’ont jamais cessé de faire contrepoids à toute forme, à toute tentative d’objectivation du littéraire. C’est en tout cas une question que j’ai toujours eu tendance à balayer, au nom du sophisme bien connu selon lequel l’indéfinissabilité de la littérature ne l’a jamais empêchée d’exister.

Me préparer à vous parler aujourd’hui, c’est à nouveau faire l’expérience de la littérature comme phénomène, éprouver l’impossibilité d’un point de vue (au singulier – comme le souhaitait la description initiale de ce colloque [47]) sur l’objet de pratiques dont nous avons envisagé la multiplicité : la lecture (de travail ou de plaisir), la relecture, l’interprétation, la traduction, et finalement, l’enseignement, la transmission.

C’est un grand risque intellectuel, comme le disait François mercredi, que je prends ici à ne vous parler que de cette dernière pratique, à ne parler donc que d’expérience – sans le bouclier conceptuel de la recherche – et qui plus est d’une expérience – l’enseignement d’une littérature étrangère dans un système scolaire incomparable – que ne partage qu’un tout petit nombre de gens dans cette salle.

Depuis quatre ans, c’est-à-dire depuis la redéfinition radicale de notre mission au sein de l’université et le remplacement de la notion de « matière » par celle d’« objectif », les enseignants de Rutgers se voient obligés de formuler, par écrit et pour chaque cours, une liste de buts pédagogiques, les learning goals.Plus question de se contenter d’énoncer le sujet de son séminaire et de dresser la liste des textes qu’il compte aborder, il faut se donner la peine d’expliquer en quoi la lecture d’« Un cœur simple » ou d’Eric Chevillard contribue à l’acquisition d’une compétence définie en dernier lieu comme la capacité d’« examiner de façon critique des enjeux philosophiques ou théoriques concernant la nature de la réalité, de l’expérience humaine, de la connaissance, des valeurs, et / ou des productions culturelles. » [48] (Cela signifie que notre cours d’introduction à la littérature française se retrouve en compétition avec des cours sur le cinéma italien, l’éthique, le Moyen Orient, mais aussi la danse à Broadway, etc.)

Beaucoup d’entre nous ont déploré dans cette qualification du savoir le premier moment d’une dérive vers la quantification activement promue par le gouvernement de Bush. Sa secrétaire à l’éducation, Margaret Spellings, n’a jamais dissimulé son ambition de faire de l’instruction un produit de consommation comme les autres et de permettre aux parents qui s’apprêtent à débourser entre 50000 et 300000 dollars pour le diplôme de leur enfant de comparer leurs options, à la façon de l’acheteur de voiture d’occasion – une métaphore souvent employée par la secrétaire elle-même, qui regrettait que l’on ne puisse, en matière d’université, « kick the tires », autrement dit donner un petit coup de pied dans les pneus pour voir s’ils tiendront la route.

En tant que membre du comité chargé de définir les objectifs susmentionnés au niveau de notre département, j’ai toutefois été amenée à nuancer quelque peu ma position et à revenir sur ma répulsion initiale. Force m’a d’abord été d’admettre que ma propre conception de la littérature, celle d’une vingtiémiste standard nourrie aux définitions de Valéry, de Blanchot ou de Barthes, n’était simplement plus de saison. Tout ce que l’on gagne aujourd’hui à dire à un administrateur que la littérature est intransitive, essentiellement inutile, c’est qu’il vous prenne à la lettre et ferme votre programme.

Faire par ailleurs comme si la littérature allait de soi relève à mon sens du déni.

La littérature, comme passe-temps, connaît un déclin continu depuis trente ans. Si certaines séries – Harry Potter, Twilight, etc. – semblent avoir relancé la pratique de la lecture parmi les collégiens, celle-ci s’estompe progressivement chez les lycéens et disparaît presque totalement du quotidien des adultes, dont 15% seulement se disent « lecteurs ». Parmi toutes les statistiques ressassées dans ce domaine, la plus alarmante demeure à mes yeux les 42% de diplômés qui ne liront plus jamais de littérature après avoir quitté l’université.

La formulation de ces objectifs a été pour moi l’occasion d’une série de questions, semblables à celles que nous nous posons depuis trois jours, qui ne tirent pas leur valeur des réponses qu’on pourrait leur donner, mais au contraire de leur rapport, profond, au questionnement qu’est la littérature.

Ce qui est devenu évident, c’est que l’enseignement de la littérature n’est plus séparable, ou ne devrait pas être séparé, de l’enseignement de sa pertinence – pertinence au sein de la formation intellectuelle que l’université propose à ceux qui la fréquentent, mais aussi de notre société, et des phénomènes, problèmes ou enjeux qui la caractérisent. Ceci revient à dire que la question que nous nous posons ce matin mérite de devenir une partie intégrante de notre enseignement, chaque cours y apportant, dans la réflexion, dans le dialogue, sa ou ses propres réponses.

Si je devais nommer ce que je cherche à transmettre dans un cours d’introduction à l’étude de la prose, je parlerais du recul occasionné par la découverte de la relativité constitutive du récit et de la distance critique dont ce concept permet ou favorise l’émergence. Voilà pour la pertinence d’un tel savoir dans le transmission de compétences analytiques. Quant à la pertinence plus générale de la notion de récit, celle qu’elle peut avoir aujourd’hui dans l’univers d’une jeune femme ou d’un jeune homme de 18 ans, celle-ci nécessite, pour être transmise, un élargissement, voire un renversement de perspective. Lorsque je présente cette idée à des étudiants de première année, je ne leur parle donc plus de Genette, encore moins de Tomachevski ou de Brémond, et pas non plus de formalisme ou de structuralisme, mots qu’ils n’ont jamais entendus. Il importe au contraire de dépasser d’emblée le contexte de la narratologie et celui de la littérature pour mettre en évidence la centralité culturelle du récit comme phénomène. En montrant que le récit n’est pas uniquement une forme littéraire mais le moyen le plus répandu et le plus humain d’appréhender, de comprendre ou de rendre compte de la réalité, je peux inciter ces étudiants à concevoir la lecture ou l’analyse d’un roman comme un entraînement ou un exercice de décodage indispensable à leur survie, ou du moins à leur bon fonctionnement dans notre société. Ceci rejoint tout ce que l’on a pu dire sur les humanités et le développement d’une compétence d’interprétation.

Par renversement de perspective, je veux donc désigner la possibilité que les œuvres et les concepts qui se rattachent à leur étude ne soient plus l’objet (ou en tout cas plus l’unique objet) du cours de littérature, mais au contraire l’occasion de l’acquisition d’une compétence ou d’un savoir sur quelque chose d’autre qu’elle. On a beaucoup parlé à ce colloque de la contextualisation de l’œuvre, sans nécessairement tendre l’oreille à ce double génitif. Un bon cours de littérature, pour moi, aujourd’hui, ne se contente plus de contextualiser les œuvres, il s’efforce de contextualiser le présent à travers les œuvres.

Exemple : un cours sur l’autobiographie du XXe siècle. Lire W de Perec ou les Romanesques de Robbe-Grillet, c’est bien sûr donner à comprendre comment ces textes, avec leurs trous de mémoire, leur recours ostentatoire à la fiction, leurs narrateurs dédoublés, se détachent d’une tradition autobiographique dite naïve, comment ils s’articulent à ce qu’on pu appeler la crise du sujet, etc., mais c’est aussi faire entrevoir à un usager de Facebook la complexité d’une pratique qu’il ou elle croyait limitée à la création ou au maintien de réseaux sociaux. Est-ce instrumentaliser la littérature ? Non, c’est lire.

Je ne voudrais pas terminer cette petite présentation sans évoquer une autre compétence dont la littérature est susceptible de favoriser l’émergence, compétence qui ne serait pas d’ordre herméneutique, mais éthique. (C’est une des voies récemment prises par la défense des humanités aux Etats-Unis, notamment par Martha Nussbaum). Je mentirais si je niais que le cours que j’ai enseigné le semestre dernier sur la représentation de l’animal dans le roman français contemporain avait pour but de favoriser la compassion de mes étudiants pour des créatures auxquelles seule la littérature a su donner une voix, une intériorité. La pertinence de la littérature, ici, coïncide avec sa spécificité, elle qui ignore le « problème de l’autre », ne s’est jamais gênée de faire parler des ânes ou des ours et nous inspire donc une reconnaissance de l’animal (sur laquelle, soit dit en passant, s’appuient de plus en plus les autres disciplines pour lever l’interdit qui pesait sur l’anthropomorphisme dans le milieu scientifique).

Ce que je voulais indiquer, moins élégamment que le titre de cette table ronde avec ses points de suspension et d’interrogation, c’est l’impossibilité d’assigner, a priori, une fonction à l’étude de la littérature (qui prouve peut-être que nous ne sommes pas en train de l’instrumentaliser) et la nécessité, lorsque nous l’enseignons, de redéfinir, à chaque fois, sa pertinence.

 

 

Discussion

 

Hélène Merlin-Kajman : Merci à tous et à toutes. il m’a semblé que si quelque chose vous rassemblait, ce serait le terme de « potentialité ». Même si on supprime le complément à notre question : « transmettre... quoi ? », vous avez tous de manière différente envisagé l’enseignement de la littérature comme l’ouverture de potentialités. Mais je vous propose d’enchaîner ; car il est manifeste aussi que vous envisagez ce potentiel en question de manière parfois très différente. Avez-vous envie de rebondir par rapport à ce que vous avez dit les uns et les autres ?

Florence Goyet : Oui, je me demande comment réagissent les étudiants à ce bouleversement des habitudes ?

Carole Allamand : Alors, c’est difficile à dire, puisque ceux qui sont désormais dans ce système qu’on appelle maintenant le Pro-Curriculum n’ont rien vécu d’autre. La situation est plus inquiétante, parce qu’effectivement pour remplir la compétence que je vous ai décrite, on peut prendre un cours sur le Moyen-âge, un cours sur l’histoire de la danse, donc effectivement il faudra peut-être davantage les guider mais la situation que je vous ai décrite, avec différents cours, ne les bouleverse pas pour autant.

Florence Goyet : Et à enseigner, c'est très différent ?

Carole Allamand : Oui et non, parce que vous sentez bien qu’on peut jouer le jeu ou ne pas jouer le jeu ; et je pense qu’à cet égard, nous nous divisons ; pour la majorité des collègues, c'est une liste de buts assez arbitraires, réglés en quelques minutes ; et ils se soucient assez peu de savoir s'ils vont être atteints ou pas. Mais, dans ma position, j’ai été contrainte en quelque sorte de saisir la chance, dans ce système, de définir ce qu’on fait et de ne pas la laisser à des gens qui ne lisent pas. Ça, ça a été ma première réaction. J’imagine que d’autres enseignants aux États-Unis font l’expérience de cette contrainte de buts…

Catherine Coquio : Ce que vous avez dit concernant ces tâches qui vous ramènent au centre, en un sens, est-ce que ça vous fait imaginer - est-ce que ça vous rend possible ou impossible un autre propos sur la poésie, qui n’aurait donc pas cette position de centralité culturelle mais qui aurait aussi éventuellement une fonction de survie aussi, puisque vous-même avez utilisé ce terme ?

Carole Allamand : Alors là, non, je parlais seulement d'un cours d’introduction à la prose. Pour la poésie, je ferais miroiter, je parlerais de la poésie comme une exploitation de toutes les possibilités du langage, qui pourrait à nouveau fonctionner comme modèle. Je parlais un peu simplement, un peu naïvement de renversement de perspective. J'essaie toujours de libérer le cours dont je parle du discours qui a été celui qui l'a enrobé [inaudible] ; évidemment, parlant du récit, je parle de l’adulte, je parle du cinéma, mais ce qu'on a pu souligner, c'est qu'il s'agit de ménager l'aller-retour : en faisant ça, j’espère enrichir une lecture de roman, faire revenir l’étudiant à la littérature.

Catherine Coquio : Est-ce que ça vous semblerait plus difficile d’attirer les étudiants à la poésie ? Est-ce qu'il n'y a pas des étudiants qui écriraient plus facilement de la poésie que des romans - en tout cas, ceux qui écrivent ?

Carole Allamand : Euh… [à Uri Eisenzweig] Oui ?

Uri Eisenzweig : Oui, ce que je voudrais dire, parce que je suis un collègue de Carole, c’est qu'il faut se souvenir d'une grande différence entre vos étudiants en France et nos étudiants. Vos étudiants ont choisi d’étudier la littérature. C'est aussi ce qui m’a un petit peu perturbé au cours des  dernières discussions à propos de la naïveté, parce que la lecture naïve, a priori, chez ces étudiants, elle est déjà très patiente puisqu'ils veulent qu'elle ne soit pas naïve. Donc, on imaginait des gens qui n’étudient pas la littérature, qui se promènent dans la rue et qui disent « tiens, je vais lire Montaigne », ce qui me dérange un peu parce que je n'y crois plus. Mais ce dont il faut se souvenir, c’est que chez vous les étudiants choisissent d’étudier la littérature, alors qu’aux États-Unis, les étudiants de Licence font des études de caractère général a priori et, à certains moments, ils choisissent ce qu’on appelle des spécialisations, ce qu’on appelle des majors, d'habitude deux, par exemple la littérature, qui représente peu de crédits sur l’ensemble des 200 crédits à obtenir. L’autre chose, c’est que chez nous la sélection se fait par la langue, en l’occurrence le français. Donc ceux qui choisissent d’étudier la littérature française, ils la choisissent parce qu’ils comprennent le français et la vérité c’est que la plupart veulent étudier la langue française, pour des raisons qui nous échappent d’ailleurs, parce que je crois que beaucoup d’entre eux veulent absolument pouvoir commander un café-crème en français quand ils viennent à Paris… Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’en Amérique, la littérature étrangère sert à l’apprentissage de la langue. Je parle de la licence. Ils ont une approche très, très pragmatique, très utilitaire, ce qui rend les cours de littérature pas toujours attirants. Il faut faire des public relations ; c’est vraiment compliqué de les attirer. Notre département réussit pourtant à attirer des étudiants qui ne s’y attendaient pas du tout et alors, on a trois ou quatre étudiants qui vont faire ensuite des études graduées, maîtrise ou doctorat, mais dans une autre université. Cela représente 4 ou 5 étudiants au maximum sur les mille étudiants qui ne se préoccupent absolument pas de la littérature.

Ullrich Langer : Je voulais ajouter à ce que disait Carole Allamand sur les contraintes ou sur ces objectifs qui nous sont opposés en quelque sorte dans les différents États aussi bien que par les initiatives fédérales. Je suis sûr que dans le New Jersey ce doit être la même chose que dans le Winsconsin, et je voudrais dire qu’on nous ajoute sans arrêt ce qu’on appelle « outcome assessment » ; c’est l’autre versant, disons, de cette panoplie d’objectifs pratiques qu’on exige. C’est la chose suivante : un étudiant en français avec quatre années d’études se spécialisant en français parmi d’autres choses (parce qu’on ne peut pas totalement se spécialiser) doit remplir des questionnaires, au bout des quatre années, pour dire ce qu’ils ont appris pendant ces quatre années et il doit faire un résumé de ce que ces quatre années lui ont apporté. Le but c’est de nous obliger à quantifier l’enseignement pour que ça devienne un objet de consommation qu’on puisse comparer : Madison fait mieux ou moins bien l’enseignement de littérature française, et pas uniquement la langue, que Rutgers ou une autre université, comme ça les parents peuvent choisir, pour le mettre dans leur petit charriot, l’objet de consommation approprié pour leur enfant.

François Cornilliat : Je suis extrêmement heureux parce que je trouve que cette dernière session a non seulement tenu mais complètement dépassé ses promesses. Je ne sais pas si c’est une question d’espoir ou de foi, ou les deux à la fois, mais on entrevoit quelque chose, en effet, à l’horizon, sans savoir pour autant où on va. Hélène parlait de potentialité, ce qui me paraît en effet très important, vous en avez tous parlé, et aussi d’indétermination, sous des formes très différentes, voire contradictoires bien entendu. C’est peut-être un anti-concept ou concept-clé, celui de l’indétermination. Quelque chose qu’on pourrait appeler « littérature » ou encore autrement, en tout cas n’existe pas sans indétermination à certains égards. On vient de parler grâce à Carole de ce qui est à la fois une menace et une opportunité de relance pour les études littéraires aux États-Unis – menace dont il ne faut pas sous-estimer la virulence et relance parce qu’il ne faut pas sous-estimer non plus, surtout qu’on n’a pas le choix comme Carole l’a également rappelé… Et j’ai été frappé par la convergence entre ce danger et ce que Marc Hersant décrivait à propos du champ lexical. Ce champ lexical n’est pas une notion intrinsèquement démoniaque, on l’a bien compris ; ce qui est démoniaque, ce qui la rend démoniaque, c’est son instrumentalisation totale à partir d’un excès de détails. Si on fait semblant de croire qu’on sait ce que c’est que la littérature et qu’on va pouvoir la transmettre sans problème, sans ce type d’urgence problématisante, sans ces contraintes qui se rejoignent à l’horizon – dès lors qu’on fait semblant de savoir de quoi on parle –, alors les instruments dont on se sert sont dévalués et toxiques et rendent ce dont on parle insupportable à certains égards. Et il peut se passer exactement la même chose avec ces « outcome assessments » ; si on rentre dans une logique purement mercantile à partir de laquelle on est tenu de quantifier, de faire tout ce dont on a parlé, ça devient catastrophique. En même temps, il n’y a rien de scandaleux en soi à se poser la question qui nous force précisément à sortir de notre propre évidence. Parce que ce qui rend le « outcome assessment » ridicule, pour nous, c’est que ce qu’on transmet nous semble une évidence. Or, si cette évidence n’est à aucun égard partagée, alors il faut bien se poser la question. Et je crois que dans le malaise que, moi le premier, je ressens, il y a à la fois une légitime inquiétude par rapport à la menace, il y aussi une résistance pas forcément légitime à remettre en cause l’objet que je suis censé transmettre. Donc voilà, je crois qu’il n’y a pas de remède miracle en ce sens que n’importe quel remède peut devenir un poison, dès lors qu’il s’avère lié à quelque chose d’autre. Et ce qui est intéressant dans cette indétermination, c’est que finalement on est constamment obligé de désamorcer des alibis ou de détruire des alibis potentiels, de les empêcher de se cristalliser en alibis. Je ne sais pas si vous seriez d’accord mais il me semble que vous avez tous dit la même chose alors même que dans le détail, bien sûr, on pourrait trouver des oppositions, de quoi discuter certainement ; mais ça, ça me paraît un très grand signe d’espoir et je voulais simplement vous en remercier.

Florence Goyet : Je me demande si on n'est pas mieux placés que dans une autre discipline puisque, ce que je voulais montrer ici, c'est que c'est la même chose pour la littérature elle-même. Maintenir l’œuvre vivante, pour l’auteur comme pour le public, c’est un petit peu homologue à notre nécessité de maintenir nos outils et notre pratique vivants. Il faut éviter les savoirs fossilisés.

Oana Panaïté : J’avais envie de réagir sur plusieurs points mais vous en avez déjà parlé, François. J’ai peut-être saisi de façon abusive ce que disait au début Marc Hersant de la nécessité ou du dégoût pour le traitement du texte et de sa transmission d’une manière machiniste et, finalement, ce qui a été dit de l’effet inattendu, inespéré, de l’exercice que nous impose l’institution américaine ou la politique américaine de l’éducation, à savoir la fixation des objectifs, de formuler notre propre langue de bois, etc. L’effet dans la salle de cours est celui d’abandonner l’approche scolastique, structuraliste, formaliste de l’enseignement des textes pour leur apprentissage et de s’interroger non seulement sur l’utilité de la littérature mais encore sur le plaisir, le bonheur et la valeur humaine, la valeur existentielle de la littérature… Alors, c’est pour dire qu’en Amérique, les obligations politiques, économiques, enfin le programme politico-économique, aboutissent finalement, en ce qui nous concerne, nous, enseignants-chercheurs, à un effet que l’administration n’anticipe pas, qui est celui de nous libérer, de sortir d’un certain cadre formel et linguistique et de pouvoir faire les textes de manière ouverte, éthique, affective, etc. Et un autre point était celui-ci : je voulais simplement réagir à ce que Catherine Coquio évoquait par rapport à Coetzee au fait que la littérature est quelque chose de vital, qui est absolument nécessaire à l’humanité, à l’homme, parce qu’elle survit à la barbarie – enfin, la littérature classique survit, celle qui se transmet et qui dure –, je dirai que cette littérature est peut-être aussi celle qui survit à sa propre barbarie, notamment dans le contexte de ma propre recherche, celui de la littérature contemporaine et de la littérature francophone. Finalement, l’adoption des classiques et de la littérature par des écrivains coloniaux et postcoloniaux, c’est une manière de dépasser la violence que la littérature elle-même et que les classiques eux-mêmes ont pu représenter en leur temps. Il y a quelque chose d’autre dans les classiques qui serait peut-être l’essence de la littérature, quelque chose de vital, d’humain, qui résiste à son historicisation, à sa politisation.

Xavier Garnier : Oui, j’aurais voulu revenir sur une sorte de paradoxe dans les différents points de consensus autour de la notion de monument. À propos de ce que disait Marc Hersant à propos de l’œuvre comme monument, dont on ne veut plus, on voit bien pourquoi parce que ça va avec patrimonalisation, donc non. Et en même temps, on aime bien voir le monument, on y prend du plaisir… Celui qui admire un monument, on voit bien qu’il fait le monument par son admiration et par le plaisir qu’il a à l’admirer. Alors je me demande si on ne pourrait pas finalement garder le terme et faire jouer la métaphore en demandant ce qu’on admire dans le monument. On admire l’œuvre et si on admire l’œuvre, comment échapper au fait que ça va devenir un monument ? L’interface de l’admiration, ça va être que telle chose est digne d’être admirée, que certains ne savent pas l’admirer, donc on retourne dans une logique de la prise de pouvoir, d’un corpus culturel constitué, patrimonialisé… Le monument, c’est aussi ce dans quoi on pénètre, c’est pour ça qu’on peut peut-être le récupérer. Le monument, on peut y entrer, en faire un usage et puis, de ce monument, on peut voir le monde. Et, à ce moment-là, est-ce que ce qu’on admire, ce n’est pas le monde d’une certaine façon ? Les œuvres, à ce moment-là, seraient des sortes de monuments dont on ferait un certain usage, qu’on n’admirerait pas pour elles-mêmes mais qui nous permettent d’admirer le monde. Je n’étais pas là hier malheureusement mais j’ai bien compris que quelqu’un parlait de modélisation et il me semble que le mot « modélisation » est peut-être un peu réduit. Il ne rend peut-être pas forcément compte de tout. Moi, je préférerais le mot « clairvoyance » : on entre dans un monument qui nous permet de donner une intelligence, une clairvoyance du monde, ce qui est quand même un peu différent. Dans la modélisation, il n’y a pas forcément de plaisir alors que dans la clairvoyance, dans l’œuvre qui nous rend intelligent sur le monde, on comprend d’où vient le plaisir ; c’est le plaisir de l’intelligence et c’est très différent du plaisir d’être très cultivé. Deuxième avantage : un monument, c’est situé. Si c’est un point de vue sur le monde, qui va nous permettre d’admirer le monde, c’est aussi un point de vue situé, une perspective. Bon, moi je suis africaniste et il y a des lieux pour lesquels nous faire voir le monde et nous le faire admirer nécessite de grosses architectures et de gros monuments. Et il y a d’autres lieux qui ne nécessitent pas de gros monuments ; à la limite, si on fait un gros monument, on va casser la perspective. Donc savoir si le monument doit être gros, petit, complexe, simple, etc., c’est une question moins importante que de savoir quelle est la perspective. Voilà, ce sont mes réflexions…

Marc Hersant : Juste une précision : je n’ai pas parlé de monument. J’ai parlé de grandeur et puis j’ai parlé d’admiration mais j’ai pris la précaution de rappeler ma propre expérience. Quand on m’a présenté, au lycée, les textes comme des monuments, ça n’a pas marché. Et je suis allé voir moi-même, c’est peut-être la chance que j’ai eue, d’autres textes que ceux dont on me parlait au lycée notamment, et j’ai entretenu un certain rapport avec eux, sans doute fondé sur la révolte ; puisqu’on n’en parlait pas au lycée, ils m’apparaissaient plus intéressants. Bon, je ne sais pas si je suis là pour raconter ma vie mais quand je parle d’admiration, elle n’est pas liée au discours, au consensus qui entourerait les œuvres, mais bien à une relation dialogique et nourricière. J’ai parlé de singularité généreuse et libératrice, c’est ça qui, pour moi, est le plus important. Je pense que c’est dans cette formule que les choses, pour moi, se concentrent.

Claude Mouchard : Je crois que vous n’employez pas le mot de la même façon [à Marc Hersant et Xavier Garnier].

Jean-Paul Sermain : Juste deux petites remarques. L’une sur le fait que le paysage serait différent aux États-Unis et en France. Je crois que si l’on voulait comparer vraiment, il faudrait comparer avec les départements d’anglais où l’on aborde la littérature comme nous nous l’abordons en France puisque c’est la langue nationale. En Chine, il y a 110 universités où l’on apprend la langue française et 4 seulement qui introduisent la littérature. Et ces cas sont nouveaux, c’est-à-dire qu’il y a trente ans, ça n’existait même pas. Et d’autre part, pour revenir sur les monuments et une remarque d’Hélène hier qui disait que, souvent, c’est le poète qui dit quelque chose de durable, – il y a la phrase d’Horace « je dresse un monument » –, je crois que les poètes peuvent faire quelque chose de durable parce qu’ils vont mettre leur expérience dans une forme qui assure une durée tout en exprimant l’expérience. Mais le monument, aujourd’hui, c’est aussi un fragment du passé qu’on nous indique en tant que tel et l’on voit bien qu’il y a une muséification générale de nos vies. Tout fragment du passé est intéressant en tant que fragment du passé. Donc il y a, me semble-t-il, avec l’idée de durable et de monument, une promesse de quelque chose de durable mais aussi la possibilité de marquer la coupure complète avec ce passé parce qu’un fragment, il est intéressant en tant que tel. Ce qui est ancien est beau en quelque sorte, c’est une attitude aujourd’hui très répandue.

Myra Jehlen : Je voulais juste revenir à ce que disait Florence Goyet, que nous sommes les mieux placés pour répondre à cette crise ; peut-être ! Mais aussi, je crois que nous sommes les moins bien placés. Les moins bien placés, parce que tu décrivais comme essentiel à l’appréhension, à la compréhension, de l’épopée, le plaisir qui, justement, permet de passer à un autre mode de pensée. À travers le plaisir, on passe à l’intuition, c’est-à-dire à une façon de comprendre les choses qui met ensemble toutes les capacités de la pensée ; et ça, le décrire, faire qu’on apprécie ce processus, c’est peut-être la chose la plus difficile dans tout notre enseignement. Pour expliquer qu’on va apprendre, pas ce qui a été déjà décidé, pas ce qui peut être décrit noir sur blanc, mais à penser à partir de textes qui eux-mêmes ont fait la même chose, eh bien bonjour ! Je crois qu’il y a des raisons pour lesquelles nous avons tant de mal. [à Carole Allamand] J’apprécie beaucoup ce que tu dis, j’avoue que moi, je ne remplis pas ces formulaires. Je me dis « Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Ils ne vont pas me renvoyer » [rires des participants] ; donc, je ne les remplis pas et je suis tout à fait d’accord avec ta manière de les remplir ; mais je veux dire que la crise est très profonde et que celle-ci va aux bases de la pensée… C’est une crise qui se redéfinit à travers les époques, à toutes les époques, et, dans notre époque, elle se redéfinit d’une manière particulièrement compliquée parce qu’elle se redéfinit justement contre – à l’encontre de – la définition de la pensée qui est en premier lieu représentée par la littérature.

Mathilde Bombart : Je voudrais dire trois petites choses et, peut-être, tout d’abord m’adresser à Marc Hersant puisque nous sommes dans un dialogue autour de ces questions. Donc, tout d’abord, pour dire que, moi je n’ai pas du tout employé le terme d’historicisme. Mais, bon, pourquoi pas ; reste que l’historicisme, dans tous les cas que je pratique, ne consiste absolument pas à enfermer les œuvres dans le passé. Et je pense, au contraire, que montrer la manière dont les œuvres ont été produites et reçues en leur temps permet aussi de comprendre la manière dont elles peuvent vivre encore aujourd’hui. Et un exemple tout simple qui fera peut-être plaisir à Hélène, je travaille actuellement sur Le Cid en Licence 2 et aussi la Querelle du Cid, donc je travaille sur les textes, les polémiques et la vie de l’œuvre en son temps, et je pense que c’est très intéressant pour les étudiants de savoir qu’autour de cette œuvre, en son temps, étaient soulevées plusieurs questions, notamment la question du plaisir. Cet historicisme peut aussi finalement permettre de montrer comment les œuvres ont vécu en leur temps et comment elles peuvent vivre aujourd’hui. Ce n’est pas une coupure mais ce par quoi on peut établir une continuité. Et je voulais te poser une question pour le coup : cette idée de grandeur, je ne suis pas du tout contre, mais j’ai l’impression qu’elle n’est pas forcément intrinsèque à l’œuvre et aussi que l’œuvre telle qu’on l’a aujourd’hui, telle qu’elle nous est transmise, elle ne l’est pas indépendamment de certains processus matériels qui l’affectent directement dans sa lettre. Je donne l’exemple tout simple des lettres de Mme de Sévigné qui sont au programme de l’agrégation cette année. Un certain nombre de critiques ont montré que les lettres les plus fameuses n’existent pas, ne sont pas de Mme de Sévigné, sont quasiment apocryphes et fabriquées par des éditeurs, notamment du XVIIIe siècle. Alors qu’est-ce qu’on fait face à ça ? Malgré tout, elles sont dans le corpus et on est obligé de les étudier. Mais ça pose la question de la grandeur matérielle du texte. Et les lettres les plus fameuses ne sont pas forcément les plus intéressantes ; ce ne sont pas les plus belles à mon sens mais ce sont les plus fameuses en tout cas. Et dernière chose à propos de la technicisation de notre enseignement. C’est très important ce que tu as dit, François, sur le fait que ça nous amenait à rompre l’évidence, à la fois dans un processus qui est peut-être un arrachement par rapport à d’où l’on vient, peut-être un arrachement douloureux, mais qui peut être aussi salutaire. Et je voulais juste rappeler que cette technicisation – champ lexical, genres, etc., que l’on pratique dans le secondaire notamment – elle se fonde quand même, à la base, sur la volonté de défaire, de déconstruire, l’idée que l’école aurait vocation à transmettre une expérience esthétique qui peut être ramenée aussi à une appartenance sociale, bien entendu. Il faut quand même se souvenir que cette technicisation est liée à une volonté de démocratisation, elle accompagne ce mouvement, elle essaie de répondre à cet objectif. Finalement, qu’est-ce qu’on transmet, qu’est-ce qu’on attend des textes si on adresse à des élèves qui n’ont pas le patrimoine social et culturel qui leur permet de les aborder avec évidence. Peut-être que ça été mal fait mais, quand même, au départ, il y avait ça ; et je crois que quand même il faut le savoir, parce que ça ne veut pas rien dire…

Marc Hersant : Très rapidement : tu dis qu'historiciser les textes, c'est une manière de rendre les textes vivants ; comme je ne suis pas dans ta classe, je ne peux pas le savoir ! [rires] Mais ce que je constate en tout cas en tant que lecteur d’œuvres de recherche qui représentent ce que j’appelle historicisme ou certaines tendances de l’historicisme, c’est que, comme dit Bakhtine, ça rend les œuvres captives, effectivement, de leur époque. C’est interdire à ces œuvres de vivre dans le présent et c’est quelque chose qui me paraît hautement problématique, dénoncé en son temps, avec quelle géniale éloquence, par Nietzsche. C’est un positivisme qui a retrouvé un certain dynamisme aujourd’hui. Il faut bien s’en rendre compte, on est quand même, à certains égards, positivistes en littérature, en tous les cas sur les siècles anciens. Pour ce qui est de la grandeur, il y a une part de provocation dans mon discours, que j’assume, mais il y a aussi quelque chose de sérieux, une part de sincérité. J’admire les textes sur lesquels je travaille, je le dis et je le répète, mais est-ce que cette admiration confère aux textes une grandeur qu’on pourrait objectiver ? Je n’en sais rien mais, en tout cas, elle est une source de pensée sans laquelle je n’écrirais rien, c’est-à-dire que c’est véritablement, comme disait Rimbaud, le lieu de l’éclosion de ma pensée. Alors pourquoi est-ce que je nierais ce que j’appelle admiration ? Bon, d’ailleurs, il faudrait s’entendre sur ce mot « admiration » qui est un mot dangereux, un mot piégé, qui peut porter des choses très différentes… Mais tel que je l’emploie, il ne me semble pas qu’il soit forcément lié à une sorte de…

M. Bombard : Non, mais ma question portait sur l’œuvre en elle-même…

M. Hersant : Pour moi, pour dire les choses autrement, il n’y a pas de coupure entre la lecture naïve, émerveillée, et la lecture savante. L’une engendre l’autre. La lecture savante a son origine dans ce que vous appelez la lecture naïve ; en elle est la légitimation, elle en permet l’approfondissement, la justification, la transmission aussi d’une certaine manière.

H. Merlin-Kajman : Je voudrais rebondir sur ce que Claude Mouchard disait, je crois que ça a à voir aussi avec la définition par Coetzee du « classique », que nous rappelait Catherine Coquio. Quand vous disiez, en commençant par cette expérience de traduction de poèmes coréens, en l’occurrence en demandant aux étudiants de présenter les textes et la poésie de leur culture et de les traduire pour les autres, vous avez dit : « moi je n’ai pas transmis, j’ai reçu ». Alors ça me faisait penser à l’exposé d’hier de Florence Dumora, qui a insisté beaucoup sur la dimension de la rencontre. J’ai envie de dire que, dans mon esprit, de plus en plus, pour moi, transmettre c’est se souvenir qu’on a reçu. Et dans ce sens-là, je dirais que oui, quand même, vous avez transmis quelque chose, parce qu’il faut qu'il y ait quelqu’un qui pose cette question ; il faut que quelqu’un organise une proposition. Et, du coup, j’entendais aussi, Carole, dans tout ce que vous avez présenté, que nous sommes face à des possibilités de propositions, aujourd'hui, dont certaines étaient proprement impossibles il y a, je ne sais pas, trente ans - pour ma génération en tout cas, quand on a commencé à enseigner. Même si on contestait toutes sortes de choses de la littérature, il n’empêche que c’était dans ces frontières-là, c’est-à-dire que la contestation elle-même, lorsqu’on sortait des frontières, ne nous empêchait pas d’avoir une conscience extrême de ces frontières en en sortant. Pour reprendre le mot de « rencontre » de Florence, personnellement, j’ai l’impression de concevoir de plus en plus l’enseignement de la littérature comme l’organisation d’une rencontre avec un dehors plus radical de la littérature. Et je voudrais simplement donner l’exemple d’un type d’enseignement qui a provoqué des expériences particulièrement paradoxales, peut-être, aux États-Unis comme en France d’ailleurs, autour de la sorcellerie. C’est un enseignement que j’ai intitulé « Sorcellerie et littérature ». Dans cet intitulé, le « et » a deux sens : d’une part, je mobilise « la littérature » comme corpus de textes qui parlent de la sorcellerie, par conséquent, comme une proposition de contenu, de domaine de savoir historique ; mais en même temps, ce que je cherche à faire à travers cet enseignement, c’est de réfléchir sur des différences de rapport au langage : donc c’est un « et » qui, ici, serait plutôt disjonctif cette fois-ci - l'idée étant que la littérature et la sorcellerie ne mobilisent pas le même rapport au langage, la même croyance dans ses pouvoirs. Mais, en fait, ce n’est pas pour ça que je vous dis ça. Le plus important, et ça me rappelle ce que vous disiez sur Facebook, au fond, oui, c’est analogue, parce que Facebook, c’est une sorcellerie moderne, du reste, les croyances dans la sorcellerie sont en plein développement dans le monde et c’est totalement compatible avec la modernité ; la modernité développe même de façon exponentielle dans le monde, actuellement, la croyance dans la sorcellerie. Alors, ce que cet enseignement m’autorise à faire, c'est d'autoriser des références à des croyances ordinaires hérésiarques... Enfin, je sollicite mes étudiants de ce côté-là – car je ne vois pas sinon comment leur faire comprendre ce que j’essaie de toucher, qui est un point inquiétant et important pour moi, pour moi-même je veux dire, je ne suis pas dans la position des Lumièresà cet égard –, eh bien cet enseignement me permet de les faire revenir à des zones d’expérience clandestines dans leur vie. Donc, ce n’est pas Facebook, car Facebook, il n’y a rien de moins clandestin ; mais quand même, il y a quelque chose d’analogue au sens où cela permet de faire droit à des zones d’expérience qu’on pourrait dire indisciplinées, mais pas au sens de l’insubordination, non, au sens de non discipliné ; et on pourrait introduire un parallèle avec ce que vous disiez, Claude, sur le témoignage.

Catherine Coquio : Moi, je voulais revenir sur ce que disait tout à l’heure Xavier Garnier sur le monument comme ce dans quoi on pénètre. C’est aussi ça le plaisir lié à l’œuvre. On y pénètre et on voit, de là, le monde. C’est cette notion de monde qui me semblait à la fois forte, intéressante, mais aussi très difficile, très problématique. Avant-hier, quelqu’un disait qu’on enseignait sur une œuvre, mais qui a existé dans un monde qui n’existe plus et, justement, je dirais qu’enseigner serait peut-être dessiner les contours d’un monde où, quelque part, cette œuvre existe encore, où elle peut exister encore. Et ça, ça a à voir avec quelque chose qui n’est pas seulement la clairvoyance sur le monde mais la foi dans un monde. Ça a à voir avec le mystère évoqué par Monsieur Illouz. Arendt disait dans les années cinquante que les poètes et les artistes étaient les seuls à croire encore en un monde. Et elle parlait d’un monde en tant que système de relations entre les hommes, à la fois dans le temps et dans l’espace. Alors qu’est-ce que le rapport exact entre ce monde-là dont elle parlait, qui serait un objet de foi aussi pour nous, et le monde de la mondialisation qui est différemment multi-polarisé, qui est quelque chose comme une expérience d’étrangeté à nous-mêmes, continuellement, et qu’on est obligé de réfléchir, dont on est obligé de saisir les effets constamment y compris sous la forme de ce mélange entre l’expérience d’une libération et l’expérience d’un malaise lorsqu’on enseigne ? On est à la fois libre de se dégager du formalisme et du structuralisme pour parler du récit, ça je le ressens beaucoup aussi, et dans la difficulté de cette réception : comment aussi recevoir, par exemple, le monde de Facebook ? Est-ce que ça suppose pas, maintenant, l’activité d’enseigner, de recevoir ça aussi ? C’est-à-dire pas seulement une ouverture des frontières et d’autres mondes, avec cette histoire de littérature mondiale, de littérature-monde, mais aussi comment imaginer la réception de Facebook, de ces mondes-là, alors que ce n’est pas notre génération ?

Participante : Mon intervention va à la fois revenir sur des aspects qu’évoquait Carole Allamand et sur la notion qu’a utilisée Claude Mouchard. Moi, je suis médiéviste. J’enseigne à Paris 4 Sorbonne depuis un an et, certes, il y a des différences entre les États-Unis et la France, on n’est pas dans le même contexte, mais il est bien évident qu’on a quand même en commun quelque chose qu’on ne peut absolument pas ignorer. Vous avez dit que faire de la littérature une évidence relevait du déni, et je pense qu’en France c’est pareil à l’heure où la professionnalisation est prioritaire et à l’heure d’un certain utilitarisme. Donc il me semble que c’est aussi une question qu’il faut se poser ici. La contrainte d’essayer de penser en termes de pertinence générale pour des étudiants destinés à être enseignants en littérature peut être tout à fait pertinente. Je voudrais juste donner un petit exemple : j’ai enseigné dans un institut de génie mécanique, la littérature française, c’est-à-dire plutôt des techniques d’expression, où l’on peut mettre absolument tout, et mon enseignement était complètement instrumentalisé par le département de Génie mécanique parce que je devais faire de l’insertion professionnelle et ensuite, tout le reste m’a forcée à me poser, justement, la question de la pertinence d’un enseignement, disons des lettres d’une manière générale, pour des étudiants qui sont destinés à devenir des techniciens purs et, paradoxalement, c’est sans doute à cet endroit-là que j’ai tiré le plus de fierté pédagogique et que j’ai aussi le plus innové en termes de types d’exercices et de types d’approche des textes. Donc, simplement, il me semble urgent d’essayer de définir, peut-être d’une manière commune, la pertinence de l’enseignement de la littérature à l’Université par rapport aux collègues, par rapport aussi aux autorités de tutelle, en se posant la question de qui sont les étudiants auxquels on transmet. Et c’est là que la question de l’indétermination me semble très intéressante, parce qu’on a une certaine indétermination du public, on ne sait pas ce que deviennent nos étudiants, ce qu’ils veulent et vers quoi ils se tournent après. Ça me paraît très intéressant pour réfléchir sur la pertinence de l’enseignement de la littérature et pour créer, derrière, des nouveaux types d’enseignement moins sclérosés, moins tributaires des concours d’enseignement…

François Cornilliat : Oui, ça continue ce qui vient d’être dit de façon un peu différente. J’avais envie de réagir de façon un peu parallèle à deux choses qui ont été dites par Catherine Coquio, par Claude Mouchard et par Florence Goyet. À propos de la barbarie et de la façon dont les classiques lui ont survécu, évidemment je réagis à ce terme en tant que spécialiste de la Renaissance… Cette espèce d’ironie qu’on connaît bien, le mépris pour les œuvres obscures n’est-ce pas, les barbares, les Goths qui ont détruit toute bonne littérature, c’est évidemment vrai et faux à la fois puisque les barbares qui ont détruit certaines littératures ont également sauvé ce qui a été sauvé ; et, bien sûr, ce qui est frappant dans ce sauvetage des manuscrits qui ont été copiés et recopiés dans les monastères, c’est que ce n’est certainement pas un hit-parade, un palmarès des classiques. On ne sait pas très bien ce que c’était et je ne prétends pas avoir les compétences sur la question mais, en tout cas, c’était une conception très large compte tenu de ce qu’ils ont copié et recopié, une conception certainement plus proche de la littérature au sens ancien, c’est-à-dire l’ensemble des savoirs qui passent par le livre, qu’il s’agissait de recopier pour transmettre, plutôt que ce que nous appelons ainsi. Donc à cet égard, la barbarie qui a sauvé la littérature a sauvé un corpus gigantesque qui avait des côtés esthétiques, des côtés utilitaires, du savoir certainement, avant tout. Lorsque la Renaissance prend conscience d’elle-même, ou plutôt lorsqu’elle décide qu’elle existe, elle méprise évidemment ce sauvetage informe et elle s’intéresse de très près au hit-parade, c’est-à-dire au palmarès de ce qu’on appellera les « classiques » et à partir de ça, on commence à distinguer les grands textes à partir de critères qui ne resteront pas forcément les nôtres et qui sont déjà problématiques à leurs propres yeux. Mais on a cette ironie, et la Renaissance dit deux ou trois choses à la fois qui sont contradictoires ; il y a d’abord cette idée que ce qui a été sauvé, ce sont en effet les chefs-d’œuvre ; ils voudraient le croire et en même temps ils savent que c’est faux puisque certaines grandes œuvres ont complètement disparu ; ils savent qu’on n’a pas gardé un seul vers de Maevius par exemple. Mais ils ont envie de croire que ce qui va passer à l’immortalité, c’est ce qu’il y a de mieux. Ils sont plein de mépris pour ces œuvres mauvaises qui ont disparu, pour ces mauvais littérateurs du passé qui ont disparu parce qu’ils étaient mauvais et, en même temps, on regrette qu’ils aient disparu parce qu’on pourrait comprendre à quel point ils sont mauvais et pourquoi ceux qui sont meilleurs sont en effet meilleurs. Donc cette idée de barbarie, de transmission, d’immortalité, d’éternité est une idée qui est intrinsèquement divisée en elle-même et en lutte avec elle-même ; elle est à la fois évidemment importante et consciente de cette hiérarchie. Sur l’indétermination, pour revenir à ce qui vient d’être dit et à ce que disait Claude qui a amené cette notion évidemment centrale, c’est un peu la même chose ; c’est-à-dire que tu parlais, Claude, de littérature des XIXe, XXe et XXIe siècles de façon très claire et totalement bouleversante et, entendu avec la mémoire des littératures antérieures, on a envie de renverser la proposition. C’est-à-dire que beaucoup d’écrits rhétoriques sont des écrits adressés à quelqu’un, à un public, à quelque chose de particulier et alors, en même temps, on problématise, ­– je renvoie à l’analyse de Francis Goyet –, la façon dont un texte éloquent est adressé à quelqu’un de précis, mais jamais seulement à ce quelqu’un de précis. Et si ça survit, Francis Goyet veut le croire ou le démontre, ou les deux, c’est que ce n’est précisément pas fini, c’est infini, ça s’adresse à quelque chose de plus large et ça ne peut s’adresser à quelque chose de plus large que parce que ça s’adresse aussi à quelqu’un. Évidemment, on peut penser aussi aux Confessions de saint Augustin. Ce n’est pas de la littérature au sens moderne, mais c’est un texte qui s’adresse à Dieu. Je veux dire que ça ne fonctionne pas si ça ne s’adresse pas à Dieu. Quelqu’un de précis, ce n’est pas forcément un voisin. Donc c’est un peu la même chose, c’est-à-dire que chaque fois qu’on avance ce type de propositions, on prend conscience de ce qui la problématise, éventuellement de ce qui la récuse dans un usage polémique, mais on prend conscience aussi du fait qu’il y a des problématisations sinon équivalentes, en tout cas au moins comparables, à des époques différentes, auxquelles on peut se référer, qu’il s’agisse de barbarie, qu’il s’agisse de transmission, qu’il s’agisse de survie et de détermination ou d’indétermination. C’est un petit peu le même problème au sujet du public dont Florence disait qu’il doit pouvoir s’emparer des œuvres de la même façon que celles-ci s’emparent du public. Je repensais aux œuvres obscures pour la même raison. Encore une fois, ce qui sauve la littérature, c’est une douzaine de moines dans un monde qui ne lit plus et ce que cela sauve est tout sauf évident. Avant qu’un critique puisse s’emparer de quelque chose, il a fallu que ça survive en effet et ce qui survit alors, je ne sais pas exactement ce que c’est. Est-ce que c’est la volonté de transmettre à un public la chance de pouvoir réaliser dans le futur les opérations dont tu parles ? Je n’en sais rien, mais je crois qu’il faut garder aussi cette notion : c’est que quelquefois en effet, ça ne tient qu’à un fil et il n’y a pas de public pour sauver une œuvre, il suffit qu’il y ait une personne quelque part et qu’il y ait un manuscrit.

Marc Hersant : Je voulais réagir à une formule d’Hélène tout à l’heure parce qu’elle m’a touchée et parce qu’elle a résumé assez bien ce que j’appellerais ma conception de la littérature, c’est la formule de l’expérience pédagogique comme l’organisation d’une rencontre. Cette formule résume pour moi beaucoup de choses. J’utiliserais peut-être plutôt le mot « dialogue » mais dans cette rencontre, il n’y a pas une historicité, il y en a deux qui se font face et aucune ne doit être niée. Cette historicité doit également avoir le droit à la parole et c’est ici qu’un dialogue s’engage entre les gens qui lisent et ce qui est l’objet de la lecture. Cela permet de revenir à la question du contre-sens parce qu’il me semble que celui-ci est précisément l’un des symptômes qu’un dialogue se fait et qu’il avance dans une dynamique interactive, entre nous et le texte, entre les élèves et le texte. Ce contre-sens n’est pas considéré comme la finalité ou comme le terminus d’un dialogue qui, de toute façon, n’a pas lieu de se terminer mais que le professeur doit faire fonctionner aussi bien que possible. Le contre-sens, c’est quelque chose de précieux, ce n’est pas quelque chose de définitif. Enfin, je ne vois pas pourquoi il y aurait lieu de scinder l’enseignement et la recherche parce que, pour moi, la recherche est aussi le lieu d’un dialogue, d’une rencontre, de notre discipline. Il y a quelque chose du même ordre qui se joue.

Étudiante en Master 1 : Je suis étudiante, j’ai 21 ans et je pense que je suis la seule dans la salle à avoir cet âge. Je voudrais intervenir déjà juste pour vous remercier de donner une sorte d’espoir à l’éducation ; vous écouter, ça fait du bien parce que je voudrais être prof et je souhaite passer l’Agrégation, et j’ai toujours cette impression que je vais rater des choses si je passe tout de suite le concours et qu’il y a ce fossé entre la transmission du savoir un peu dictée par les autorités supérieures et la transmission de son propre savoir et de l’amour de ce qu’on fait. Donc je veux devenir prof et j’ai tendance à rechercher d’autres pédagogies alternatives. Donc l’année dernière, je suis partie en Thaïlande avec mon sac à dos pour aller voir comment ils travaillaient concrètement, dans les écoles, et j’ai touché à des choses qu’on peut retrouver par exemple dans les lycées autogérés en France, où il y a beaucoup de choses qui ne vont pas, c’est sûr, on le sait, mais il y a aussi beaucoup de choses à prendre, je le pense sincèrement. Et, par exemple, les professeurs qui travaillent ensemble : un plasticien, qui travaille sur l’esthétique, va travailler avec un philosophe ou un prof de français, voire même avec un prof de mathématiques. Donc ça c’est très intéressant, et il y a aussi ce côté du discours, entre le professeur et l’élève, où l’on n’a plus ce côté « doctoral » en fait… Le prof descend de son estrade. Et en même temps, la littérature, cette fameuse notion dont on parle depuis trois jours, c’est une notion qu’on a tendance à monumentaliser, c’est sûr, mais du coup, c’est surtout dans cette transmission qu’on va réussir à la descendre pour qu’elle soit plus accessible à l’élève. Je travaille sur Raymond Depardon, je compte faire un mémoire sur sa capacité à écrire sur la photo à partir d’un moment donné, et c’est aussi dans ce sens-là que je voudrais orienter cette discussion. Il y a de l’indétermination de la littérature mais, en fait, si je peux me permettre un jeu de mots, cette indétermination, on pourrait en faire une détermination dans l’Université, parce qu’en tant qu’étudiante, je n’ai pas l’impression quand on parle des Universités américaines où on consomme l’enseignement et quand on dit que c’est différent en France, moi je n’ai pas cette impression-là… En France, il n'y a qu’à voir dans les couloirs quand on s’inscrit à l’Université, c’est surtout de la consommation de cours et les professeurs n’ont pas tendance à nous donner l’impression qu’il y a une ouverture possible sur les autres arts et sur les autres domaines, bon pas les professeurs en général mais les professeurs que je connais. Moi, je vous invite à faire preuve de plus de détermination dans la fac et à faire passer concrètement ces ouvertures dont vous parlez ici dans l’enseignement.

Claude Mouchard : Sur le mot « indétermination », je rappellerai seulement que c’est aussi un terme central de Claude Lefort dans sa pensée de la démocratie. Pour moi, ce n’est pas sans rapport. [À François Cornilliat] Il y aurait une histoire de la barbarie à faire, en tant que destructrice des documents, des lettres. La barbarie dont tu parles, c’est une barbarie, disons, non intentionnelle en un sens, c’est-à-dire par négligence. Je te dis ça parce que j’ai en tête, évidemment, la barbarie moderne qui, elle, est accomplie en connaissance de cause. [Propos de François Cornilliat inaudible]. Ils ont voulu détruire, vraiment, à la Renaissance ?

François Cornilliat : Non, ils étaient bêtes. [rires]

Claude Mouchard : Ils étaient bêtes, simplement. D’accord. C’est tout à fait différent d’une destruction volontaire… Un mot encore, tu as parlé du fait que les Confessions sont adressées à Dieu : pour moi c’est une chose, me semble-t-il, que j’ai entendue avant-hier sur la détermination de l’idée de littérature et qui est importante : la littérature en Europe est née aussi par rapport aux textes sacrés, par rapport à la profanation des textes sacrés, par leur mise à disposition. Il me semble que les Romantismes européens se différencient aussi par là. Quelle est l’histoire de la profanation des textes sacrés dans les diverses sociétés européennes ? Ce n’est pas du tout la même chose en Angleterre, en Allemagne ou en France, et je crois que ça détermine des traits de la littérature, au sens auquel, moi, j’ai affaire à elle. La question du religieux, par rapport à la littérature, est évidente.

François Cornilliat : Bien entendu. Mais là encore on peut dire que c’est un texte qui se développe en se détachant d’une simple raison […].

Claude Mouchard : Oui, donc, il faut nuancer, tu vois ce que je veux dire. Il y a une histoire, là, vraiment…

Catherine Coquio : Oui, je voulais parler aussi à propos de la barbarie et de Coetzee. Les classiques n’ont pas été sauvés parce que c’étaient des chefs-d’œuvre mais ils sont devenus des classiques, en tout cas au sens où il l’entend, parce qu’on avait besoin que ces œuvres survivent, parce que des gens à un moment ou à un autre ont besoin de les voir, de les lire ou de les entendre. À propos de Bach, dans cette conférence, Coetzee revient assez longuement sur le chemin très obscur et extrêmement aléatoire par lequel Bach a pu être transmis avant l’exhumation officielle à l’époque romantique ; c’est-à-dire que ce sont des relais tout à fait improbables en Autriche qui ont fait que Mozart a pu l’entendre, Haydn a pu l’entendre – il y a une transmission souterraine qui aurait pu ne pas se faire, alors ce n’est pas le hasard qui me semble important. Cela signifie peut-être autre chose, je ne sais pas. En tout cas, lui, bien sûr, ce qu’il entend par barbarie, c’est quelque chose qu’il connaît là où il est, c’est-à-dire l’expérience de l’Apartheid, une destruction intentionnelle qui est aussi une partition de l’espèce. Par exemple, le mot « barbarie » est aussi employé par Kertész lorsqu’il entend parler à la télévision. On pourrait aussi s’interroger sur la télévision comme moyen de transmission. Il y a une barbarie des lieux où se transmet quelque chose.

Jean-Nicolas Illouz : Je voudrais quand même revenir sur la notion d’ironie, qui est une forme de profanation d’une certaine façon. Tout à l’heure [à Claude Mouchard], tu avais une résistance par rapport à cette notion mais je pense que tu serais d’accord pour penser qu’il y a une ironie qui n’est pas sarcasme ou destruction de l’œuvre mais qui est quasiment l’air dans lequel l’œuvre peut exister, justement parce que cet air qui serait l’ironie non destructrice la décolle du monde des choses, lui permet aussi de passer d’un acteur à un autre. C’était ma première question et j’ai une autre question sur l’œuvre de témoignage. Ce que j’apprends, c’est que ces œuvres nous invitent à reprendre la littérature à son commencement, à son « moment zéro » en quelque sorte. Écrire, faire œuvre, revient, non pas à s’adresser à quelqu’un mais à inventer quelqu’un, non pas à l’inventer mais à appeler ce quelqu’un à qui l’œuvre s’adresserait ; et donc on se rend compte par ce détour-là que c’est peut-être pour ça que les œuvres, en effet, vivent, qu’elles ont ensuite ce destin classique parce que ce qui se transmet c’est cette espèce d’urgence vitale qui est au début de l’œuvre et c’est ça qui fait qu’elle rebondit dans le temps. Finalement, le sujet qui tente cela est en train de disparaître ; il s’adresse à quelqu’un qu’il appelle ; cela permet de penser une sorte de classicisme de l’œuvre qui ne soit pas imitation au sens où on imiterait des chefs-d’œuvre, des choses déjà reconnues, mais imitation au sens où l’on a quelque chose à vivre en faisant une œuvre et cette vie se transmet.

Hélène Merlin-Kajman : Je vous remercie de votre intervention. Tout à l’heure, en écoutant la remarque d’Uri sur la différence entre la situation de l’Université américaine et la situation de l’Université française, j’ai pensé à quelque chose ; bon, je ne peux pas discuter de la question de savoir si nos étudiants ont choisi de venir faire de la littérature ou pas, lesquels, comment. Le fait est que ça s’est beaucoup bouleversé ces derniers temps ; mais, autant que je sache, il reste une différence importante entre la France et les États-Unis, peut-être entre l’Europe et les États-Unis, mais en tout cas, ça me permet simplement d’insister sur un point auquel je tiens beaucoup, c’est que dans la question « transmettre quoi ? », pour moi, l’enseignement primaire et secondaire sont là, présents, et la littérature, avec des tas de guillemets, reste au cœur de l’enseignement de la langue dès le primaire, en France. Alors il me semble que quand je dis que c’est très présent pour moi, ça veut dire que ça devrait être, à mes yeux, une question. Quand j’étais élève, quand on apprenait une langue étrangère, on était aussi en contact avec la littérature. Aujourd’hui dans les cours de langue étrangère dans le secondaire, il n’y a plus aucun contact avec la littérature. Donc, après tout, l’horizon de l’enseignement de la langue française pourrait aussi être un horizon sans littérature. Et donc, une autre de mes perplexités, c’est que, dans mon enfance, il y avait, bien sûr, de la littérature de jeunesse au sens où elle précédait l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, mais très peu. Or cette littérature a connu un développement exponentiel et il me semble qu'aujourd'hui, si l’on va dans une halte-garderie, dans une crèche ou chez une assistante maternelle, il y a des livres… Jamais, les enfants, en France, n’ont été mis en contact de façon aussi précoce avec l’objet-livre. Il n’y a peut-être pas de rapport direct de cause à effet : mais nous avons bien cru qu’en mettant les enfants en contact le plus précocement possible avec les livres, ils allaient lire. Ce n’est évidemment pas ce qui se passe ; et pourquoi ça ne se passe pas ? Je pense au fait que si on a appelé le site Transitions de cette façon, c’est d’abord parce qu’on a fait référence à Winnicott et à la théorie transitionnelle. Le livre est devenu un doudou ; il y a des livres-doudous, des livres de bain… Qu’est-ce qui se passe ? Pour moi, il y a un problème là ; et il me semble que, comme universitaires et comme enseignants-chercheurs, nous devrions toujours au moins nous souvenir de cette question, aussi puérile qu'elle puisse paraître. Je ne sais pas très bien quoi en faire ni comment la mettre dans notre réflexion, mais il faut nous en souvenir. Bon, ça a à voir certainement avec cette question de l’enfance et de l’animal…

Uri Eisenzweig : À propos de ce que Claude a proposé si brillamment sur l’œuvre de témoignage… [à Claude Mouchard] Tu as insisté sur le fait que l’œuvre est très fragile. Parce que ce sont des œuvres certainement mais en tant que témoignages, ce sont des événements. Et des événements ont des contextes et quand on les répète, les événements changent de nature et j’ai un problème avec ça, je crois que tu as mentionné le rite qu’il faut éviter. Je ne vois pas comment on peut continuer à enseigner une œuvre de témoignage, disons sur le génocide des années 1940-45, sans entrer dans le rite, dans le rituel. C’est assez intéressant parce qu’on parlait de profanation dans la discussion, il y a deux jours surtout, et là, je vois une sorte de sacralisation. Il y a une sorte de silence respectueux, allégorique, qui s’installe dès qu’on aborde une œuvre de témoignage qui témoigne de ce qui s’est passé il y a cinquante ans… Je n’aime pas le mot « holocauste » à cause de sa connotation religieuse, mais le génocide a provoqué des œuvres de témoignage depuis 1947, et j’ai l’impression que ce ne sont pas des œuvres littéraires en tant que témoignages parce qu’elles ont un temps, parce qu’elles ne peuvent plus survivre en tant que véritables témoignages, puisque les témoins on les a déjà entendus. Excuse-moi d’être aussi brutal mais j’ai un problème : celui de la sacralisation et, d’ailleurs, du retour du religieux à travers ce rituel. Moi, j’ai connu ça en Israël où, quand j’étais à l’école, on a, le jour de la Shoah, cette sirène vers 8 h du matin et tout le monde s’immobilise pendant 2 minutes. Plus personne ne bouge, toutes les voitures s’arrêtent, les profs prennent tout à coup un air très sombre. Et c’est une banalisation de l’expérience à travers sa répétition ; mais ce rituel a amorcé un retour à la religion dans un pays qui était anciennement antireligieux, qui a été créé par des athées socialistes. Et je vois la même chose en France dans ce rapport au génocide, qui me gêne beaucoup, y compris d’ailleurs la notion de blasphème, puisqu’il y a maintenant une loi, qui existe depuis un certain temps en France, qui interdit de nier l’existence des camps de concentration, ce que je trouve absurde. Évidemment que je suis d’un certain côté ! Mais l’idée de transformer ça dans ce qui est l’équivalent d’un blasphème rejoint mon sentiment de malaise à l’idée de ce rite de l’œuvre de témoignage, revécue, relue, enseignée. Et je crois qu’en fait, ce n’est pas sain, ni pour le témoin, ni pour le témoignage d’un événement extrêmement important, ni pour la littérature.

Claude Mouchard : Justement, justement. Tu ne peux pas dire qu’il y ait sacralisation chez Antelme ou chez Chalamov ; là, je ne parle pas seulement du génocide des Juifs, mais de cette littérature en général. Justement, le travail de la littérature est, non pas de désacraliser, ce serait absurde, mais en tension avec le sacré, depuis toujours. Et je pense que dans les œuvres dont on parle, celles que j’appelle des œuvres, il y a des textes que je considère en effet comme des textes de bigoterie et ça je n’ose pas en parler parce que si j’en parlais, je me ferais assassiner. Je pense que les œuvres dont nous essayons de parler sont vraiment des œuvres au sens propre en tant qu’elles ont affaire au sacré, à la sacralisation, mais sans se laisser capter. Je ne crois pas que ces œuvres, nous les commentons dans les termes de la sacralisation. C’est d’autre chose dont il s’agit. Donc c’est très important ce que tu dis mais c’est un pôle du problème à quoi, justement, il y a résistance. [À l’étudiante de Master 1] Je voudrais réagir au passage à ce que vous avez dit à propos de la collaboration, on pourrait dire, entre les domaines, les arts en particuliers. Moi je trouve ça très important et c’est vrai que, souvent, quand nous parlons de littérature, nous nous restreignons aux textes écrits, mais je trouve aussi vital que, dans une certaine mesure, il y ait intersection entre les divers domaines. Je vais évoquer mon expérience. J’ai vu à Orléans, il n’y a pas longtemps, un spectacle de danse d’un chorégraphe et deux danseurs de République démocratique du Congo. J’y suis allé un peu par curiosité ; il y avait d’ailleurs très peu de monde. Au premier rang, il y a avait surtout des jeunes de banlieue. Or, ce chorégraphe est un type que j’ai rencontré, incroyablement cultivé, et les textes font partie de son entreprise de chorégraphie : il y a des textes, quelquefois même des textes affichés, qui sont dits éventuellement. Or, cette participation à la transmission de quelque chose comme des œuvres m’a paru fascinante. Deux choses : j’ai rencontré le chorégraphe, j’ai vu un autre spectacle de lui à Bruxelles, j’ai discuté avec lui et il était absolument fasciné que je puisse, moi, lui parler des spectacles de Tadeusz Kantor par exemple. J’ai vu tous les spectacles de Kantor : et il le recueillait absolument ; pour lui, c’était du savoir vivant, je lui ai transmis ça. Et puis il a été invité par la Comédie française grâce à Peter Sellars qui a vu ses spectacles et qui en a parlé à des gens de la Comédie française où il a mis en scène Britannicus. Je l’ai vu dans une salle de banlieue et cette mise en scène m’a fasciné, j’étais avec un ami chinois qui a été aussi captivé. D’autres certainement détesteraient ça, mais il s’appropriait le texte de manière très étrange, pas du tout en déformant, en dénaturant le texte, mais en utilisant les acteurs de façon très singulière. Titus était noir avec un côté potentat noir et Bérénice était joué par un homme, un Iranien.

Catherine Coquio : [À Uri Eisenzweig] Bon, je ne suis pas du tout d’accord, non plus, avec ce que tu dis. Mais, ce qu’il y a de bien, c’est qu’il n’y a qu’un Israélien qui peut dire ces choses-là. Il y a des auteurs de témoignages qui ont une intention littéraire et à partir de là, il n’y a aucune raison de les exclure de la littérarité. Je suis d’accord sur le fait que la mémoire est devenue une religion civile et qu’elle prend une forme d’injonction politique insupportable. Mais l’usage qu’on essaie de faire de ces textes est justement un antidote contre cette ritualisation et on peut prendre appui dessus, justement, comme instrument de critique d’un certain usage de l’Holocauste. On a hérité de ces histoires-là et il s’agit de venir à parler d’autre chose en ayant incorporé, assimilé, ces histoires et ces textes. Or, ça n’a pas lieu, il y a un manque d’imagination effrayant…

Étudiante de Master 1 : Moi, je voulais mettre en garde contre les frontières qui apparaissent de plus en plus nettement entre les matières. Je suis en M1. L’année dernière, je suis arrivée à Paris, je venais de province, de Prépa, où les choses sont encore plus radicales, où les frontières apparaissent vraiment nettement. Mais quand je suis arrivée à Paris, j’ai essayé de faire une double L3, de Philo et de Lettres, ce qui n’a pas été possible parce que c’est trop lourd et j’ai eu cette réflexion-là. On nous demande de choisir et de nous en tenir à une matière. Ce mot « matière », c’est matériel, en fait. On nous demande de ne surtout pas rajouter autre chose dessus. On a parlé de l’esthétique mercredi, qui pourrait devenir un mot voisin du mot « littérature », et pour moi, c’est la même chose. J’ai l’impression qu’on a quand même toujours tendance à confondre « esthétique » et « beau », ce qui n’est pas la même chose à mon avis. Il faudrait une esthétique qui permettrait à la littérature d’être riche parce qu’elle accepterait les autres domaines et les autres arts, par exemple, et plus que ça, parce qu’elle serait capable de rester ouverte et même d’attirer les autres domaines.

François Cornilliat : Avant de nous séparer, je voulais rappeler que Carole et Florence ont conclu dans des termes similaires. Florence conclut en nous invitant à garder en mémoire ce double bind de quelque chose qui est insu et qui doit quand même être transmis ; et, de même, Carole, en concluant sur l’impossibilité d’assigner a priori une fonction à la littérature alors que tu parlais aussi de compétence éthique et de ta propre attention d’un usage éthique et pathétique de la littérature qui donne voix à des créatures que la littérature est en effet seule à voir. Il y a une contradiction vécue et affichée… Vous avez conclu là-dessus et, en quelque sorte, vous n’avez pas développé et, en effet, on n’a pas envie de développer ce double bind, on n’a pas envie de lever cette contradiction bien qu’on soit tenté de le faire. Notre milieu naturel, est-ce que c’est bien ça ?

Carole Allamand : On ne peut pas lever la contradiction sans simplifier à outrance le problème.

Hélène Merlin-Kajman : Eh bien, sur ces mots, il ne me reste plus qu’à lever la séance, et, une dernière fois, de dire merci à tous les participants, non seulement ceux de cette session, mais ceux de l’ensemble du colloque. Et merci aussi, tout particulièrement, à Sarah Nancy, ici présente, pour son organisation.

(Applaudissements)

 

Fin du colloque

 



[1] Environ trois cents articles, ouvrages ou communications sur le sujet dans les quinze dernières  années - voir le site www.épopée.eu (ou www.epopee.eu).

[2] Geras, « part d’honneur » et timè, « honneur », sont les mots qui reviennent constamment pour définir l’enjeu de la colère d’Achille.

[3] Le « travail épique » me semble une potentialité de la littérature (la littérature comme « pensée sans concepts ») que l’on trouve dans bien d’autres genres, même si c’est dans l’épopée, me semble-t-il, qu’il trouve sa forme la plus haute et la plus achevée (pour aller très vite : par rapport à la comédie et au roman, par ses enjeux pour la société tout entière; par rapport à la tragédie : par sa construction d’une nouveauté qui dépasse la crise). Mais le fait d’être appelé « épopée » par la tradition n’est pas la garantie de l’existence de ce travail épique.

[4] Problèmes de la poétique de Dostoïevski, surtout chapitre 5.

[5] C’est le rôle de l’« auralité » : l’épopée est reçue par l’oreille, récitée devant un public physiquement présent dont les réactions façonnent le texte. Sur les deux points, je me permets de renvoyer à mon livre, Penser sans concepts, fonction de l’épopée guerrière, Paris, Champion, 2006.

[6] Voir Judith Schlanger, L’Invention intellectuelle, Paris,Fayard, 1983.

[7] W. Benjamin, Œuvres, II, trad. M. de Gandillac-P. Rusch, Paris, Folio, 2005, p 283. Texte allemand paru dans Die literarische Welt le 17 avril 1931.

[8] Ibid., p. 280.

[9] Ibid., p. 281.

[10] Il cite alors L’Histoire de la littérature de Scherer, « avec son infrastructure de faits exacts et ses grandes périodisations rythmées par tranches de deux à trois siècles », et rappelle les « projets de politique culturelle et d’organisation sociale qui ont inspiré ce livre », reposant sur la « vision à la Makart d’un immense cortège triomphal des figures allemandes idéales » (Ibid., p. 276).

[11] Ibid., p. 282.

[12] Œuvres II, Ibid., p. 282. Suit alors le passage conclusif que j’ai cité au début.

[13] Voir Jean Bollack, « Comment j’ai appris à lire : un itinéraire philologique », premier chapitre de Sens contre sens. Comment lit-on ? Entretiens avec Patrick Llored, Paris, La Passe du vent, 2000.

[14] Stanley Cavell, Les Voix de la raison, cité par Bollack en épigraphe de Sens contre sens, op. cit., p. 9.

[15] J. Bollack, p. 18.

[16] Ibid., p. 19.

[17] Ibid., p. 27.

[18] Marc de Launay l’a récemment reprise comme titre pour une série de proses littéraires de Benjamin rédigées à cette époque : Walter Benjamin, N’oublie pas le meilleur, traduit et annoté et préfacé par Marc de Launay, Paris, L’Herne, 2012. Ce fragment de la « Suite ibizienne », intitulé « N’oublie pas le meilleur », se trouve pp. 46-47. Le conte auquel il est fait allusion est d’après M. de Launay « La fleur merveilleuse » de Johann Gustav Büsching, Volks-Sagen, Märchen und Legenden, Leipzig, 1812.

[19] Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres III, p. 429. Je choisis de dire « délivrée » et non « rédimée » comme le fait P. Rusch.

[20] Ibid., p. 429.

[21] « Fragment théologico-politique », Œuvres, 1, Paris, Folio, pp. 263-265. Benjamin ajoute pour finir que la « méthode » politique de ce bonheur est le « nihilisme ». Il y a pour lui un usage politique du nihilisme qui ne relève pas du fascisme, mais bien de la critique. Il se confirme dans l’existence de « caractères destructeurs » pour lesquels la « transmission » passe par le geste de la « liquidation » (cf. « Le caractère destructeur »), et dans l’efficience de la méthode de « décomposition » qu’est l’apocatastase (cf. Paris capitale du XIXe siècle). J’ai évoqué ce point à la fin de mon livre Baudelaire, le « joujou » moderne et la décadence, Vallongues,Méthode, 2006.

[22] Repris en français dans le recueil de textes Où est la littérature mondiale ? Dirigé par Christophe Pradeau et Tiphaine Samoyault, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2005.

[23] Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 2005 (contient la postface de 1994). Cette évolution simplificatrice était très sensible déjà dans Culture et impérialisme, trad. P. Chemla, Paris, Fayard, 2000.

[24] Je renvoie sur ce point à Marc Nichanian, « Retours d’humanisme. Humanisme, orientalisme et philologie chez Edward Said », dans C. Coquio éd., Retours du colonial ?, Paris, L’Atalante, 2008, pp. 259-276.

[25] Préface de 2003 à L’Orientalisme, op. cit.,p. VII.

[26] Ibid., p. IX.

[27] Ibid.

[28] Pour une mise en relation de ces deux œuvres, voir Lucie Campos, Fictions de l’après : J.M. Coetzee, I. Kertész, W.G. Sebald, Paris, Garnier, collection « Littérature, Histoire, Politique », 2011.

[29] J’évoque cette question, ainsi que cette conférence, dans « Comme un chien. Coetzee et Kafka », in Jean-Paul Engélibert (dir.), J.M. Coetzee et la littérature européenne, Rouen, PUR, 2007, pp. 89-106. J.P. Engélibert commente plus longuement ce propos sur les « classiques » dans son introduction.

[30] « What is a classic », Stranger Shores : Essays 1986-1999, London, Secker and Warburg, 2001, p. 9; Doubler le cap. Essais et entretiens, trad. J.L. Cornille, Paris, Seuil, 2007, p. 76.

[31] Ibid., p. 19.

[32] C. Coquio, « La vérité du témoin comme schisme littéraire », in La littérature des camps, une littérature du XXe siècle, Paris,La Licorne, 1999. Numéro repris et complété en 2006 par ses concepteurs, D. Doebbels et D. Moncondhuy.

[33] I. Kertész, L’Holocauste comme culture, trad. N et Ch. Zaremba, Arles, Actes Sud, 2009. J’ai évoqué ce point dans « La catharsis sous condition. De l’interdit de représentation à ‘l’Holocauste comme culture’ », in Jean-Charles Darmon (éd.), Littérature et thérapeutique des passions. La catharsis en question, Paris, Hermann, 2011, pp. 195-237. Un colloque international a été consacré à l’œuvre d’Imre Kertész et à ces questions les 21-22 juin 2013.

[34] Je reprends cette formule dans La littérature en suspens (I et II), L’Arachnéen, 2013.

[35] I. Kertész, Sauvegarde. Journal 2001-2003, trad. N. et Ch Zaremba, 2012, p. 194.

[36] Traduit en français sous le titre De la destruction comme élément de l’histoire naturelle (Actes Sud, 2004).

[37] Sauvegarde, op. cit., p. 196.

[38] Sauvegarde, op. cit., p. 171. Mais pourquoi pas, demande-t-il ensuite : il n’y a qu’à considérer l’écriture comme un « sport » parmi d’autres, qui mérite elle aussi des « exploits » – mais cette réponse se sait et se dit « triste » et ne sauve pas l’écrivain de son ridicule.

[39] « Erfahrung und Armut », Die Welt im Wort, 7 décembre1933. Œuvres, II, pp. 364-372.

[40] Ibid., p. 372.

[41] Article paru partiellement dans la Jüdische Rundschau les 21 et 28 décembre 1934. Œuvres II, pp. 411-453.

[42] Citation par Benjamin du Château, in « F. Kafka… », art. cit., p 448.

[43] La phrase s’achève par une citation de Kafka tirée du Journal de Kafka, février 1918, Ibid. : « voilà une considération qui nous est familière à cause d’une foule d’anciens récits, bien qu’elle ne se trouve peut-être dans aucun ». Benjamin détourne ici Kafka au profit de la formule des contes allemands évoqués plus haut, qu’il a faite sienne.

[44] « F. Kafka… », Ibid., p. 448.

[45] Ibid..

[46] Ibid., p. 450.

[47] « [C]hacun présentant son point de vue de façon synthétique… »

[48] Examine critically philosophical and other theoretical issues concerning the nature of reality, human experience, knowledge, value, and/or cultural production. [AHo]

Analyze arts and/or literatures in themselves and in relation to specific histories, values, languages, cultures, and technologies. [AHp]

Understand the nature of human languages and their speakers. [AHq]

Engage critically in the process of creative expression. [AHr]