Saynète n° 48

 

 

« Nous avons récité des vers de Sayyab et d’Eliot devant le vieux fort portugais jusqu’à ce que deux chèvres viennent nous tirer de notre contemplation, des chèvres au poil d’un brun-rouge, accompagnées d’une petite fille au regard brillant de curiosité ; les chèvres étaient douces, sentaient très fort, elles ont commencé à nous bousculer du museau, doucement mais fermement : cette attaque homérique mit fin à notre intimité, l’enfant et ses animaux ayant visiblement décidé de passer l’après-midi avec nous. Elles poussèrent l’obséquiosité jusqu’à nous raccompagner (sans rien dire, sans répondre à aucune de nos questions) à l’embarcadère d’où repartaient les canots pour Bandar Abbas ; Sarah trouvait comique cette fillette qui ne se laissait pas approcher et, contrairement aux caprinés, fuyait dès qu’on tendait la main vers elle, mais revenait à un ou deux mètres de nous quelques secondes plus tard, moi plutôt effrayante, surtout pour son mutisme incompréhensible. »

Mathias Énard, Boussole, éd. Actes Sud, 2015, p. 220.
 
 


Gilbert Cabasso

17/09/2016

Rencontre incongrue d’un couple, d’une fillette et de ses chèvres. Et se dessine ainsi, aux marges de la civilité une zone imprécise, difficilement définissable, dont la figure du fâcheux pourrait donner une bonne illustration, au point que l’on pourrait y voir, dans le renforcement maladroit du lien civil, son retournement en son contraire. C’est la curieuse situation que décrit Mathias Énard, ici : l’intimité poétique qui lie le narrateur à Sarah, le charme des voix croisées dans lesquelles résonne toute la poésie du monde sont brutalement perturbés par l’irruption fâcheuse de jolies chèvres et d’une petite fille. Présence « obséquieuse », insistante, à la fois douce et menaçante, à laquelle le narrateur joue à trouver une connotation mythologique.

Mais le plus troublant naît du silence obstiné de la fillette : voici, du coup, que pointe dans le couple un sourd différend. Sarah s’en amuse, le narrateur s’en effraie. Rien de la « civilité » des bêtes n’inspire à la sauvagerie de la petite le moindre geste d’accueil ou de reconnaissance. L’enfant fait énigme : son silence est en deçà de toute interprétation possible. Sens barré, qui pourrait faire signe aussi bien vers la timidité que vers la folie. Curieuse et rétive, proche et distante, présente et fuyante. Certaines situations s’offrent ainsi au malentendu parce que les codes se dérobent, sans que rien nous aide à en lever l’équivoque. Le mot lui-même n’est-il pas de trop ? Que faudrait-il alors pour que surgissent entre étrangers, en deçà de toute langue commune, les linéaments les plus infimes d’une civilité en partage ?

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